"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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«Mais c'est que Charlotte n'a plus rien à m'apprendre!»

Cette pensée déconcertante me vint à l'esprit le matin de mon arrivée à Saranza. Je sautai du wagon devant la petite gare, j'étais seul à descendre ici. À l'autre bout du quai, je vis ma grand-mère. Elle m'aperçut, agita légèrement la main et alla à ma rencontre. C'est à ce moment-là, en marchant vers elle, que j'eus cette intuition: elle n'avait plus rien de nouveau à m'apprendre sur la France, elle m'avait tout raconté et, grâce à mes lectures, j'avais accumulé des connaissances plus vastes peut-être que les siennes… En l'embrassant, je me sentis honteux de cette pensée qui m'avait pris au dépourvu moi-même. J'y voyais comme une trahison involontaire.

D'ailleurs, depuis des mois déjà, j'éprouvais cette angoisse bizarre: celle d'avoir trop appris… Je ressemblais à cet homme économe qui espère voir la masse de son épargne lui procurer bientôt une façon de vivre toute différente, lui ouvrir un horizon prodigieux, changer sa vision des choses – jusqu'à sa manière de marcher, de respirer, de parler aux femmes. La masse ne cesse pas de gonfler, mais la métamorphose radicale tarde à venir.

Il en était de même avec ma somme de connaissances françaises. Non que j'eusse désiré en tirer quelque profit. L'intérêt que mon camarade le cancre portait à mes récits me comblait déjà amplement. J'espérais plutôt un mystérieux déclic, pareil à celui du ressort dans une boîte à musique, un cliquetis qui annonce le début d'un menuet que vont danser les figurines sur leur estrade. J'aspirais à ce que ce fouillis de dates, de noms, d'événements, de personnages se refonde en une matière vitale jamais vue, se cristallise en un monde foncièrement nouveau. Je voulais que la France greffée dans mon cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de moi un autre.

Mais l'unique changement du début de cet été fut l'absence de ma sœur qui était partie continuer ses études à Moscou. J'avais peur de m'avouer que ce départ allait peut-être rendre impossibles nos veillées sur le balcon.

Le premier soir, comme pour avoir la confirmation de mes craintes, je me mis à interroger ma grand-mère sur la France de sa jeunesse. Elle répondait volontiers, estimant ma curiosité sincère. Tout en parlant, Charlotte continuait à repriser le col dentelé d'un chemisier. Elle maniait l'aiguille avec ce brin d'élégance artistique qu'on remarque toujours chez une femme qui travaille et entretient en même temps la conversation avec un invité qu'elle croit intéressé par son récit.

Accoudé à la rampe du petit balcon, je l'écoutais. Mes questions machinales amenaient, en écho, des scènes du passé mille fois contemplées dans mon enfance, des images familières, des êtres connus: ce tondeur de chiens sur le quai de la Seine, le cortège impérial parcourant les Champs-Elysées, la belle Otéro, le Président enlaçant sa maîtresse dans un baiser fatal… À présent, je me rendais compte que toutes ces histoires, Charlotte nous les avait répétées chaque été, cédant à notre désir de réécouter le conte favori. Oui, exactement, ce n'était rien d'autre que des contes qui enchantaient nos jeunes années et qui, comme tout conte véritable, ne nous lassaient jamais.

J'avais quatorze ans cet été. Le temps des contes, je le comprenais bien, ne recommencerait pas. J'avais trop appris pour me laisser griser par leur sarabande colorée. Étrangement, au lieu de me réjouir de ce signe évident de mon mûrissement, ce soir-là, je regrettais beaucoup ma confiance naïve d'autrefois. Car mes nouvelles connaissances, contrairement à mon attente, semblaient obscurcir mon imagerie française. À peine voulais-je revenir dans l'Adantide de notre enfance qu'une voix docte intervenait: je voyais les pages des livres, les dates en caractères gras. Et la voix se mettait à commenter, à comparer, à citer. Je me sentais atteint d'une étrange cécité…

À un moment, notre conversation s'interrompit. J'avais écouté si distraitement que les dernières paroles de Charlotte – ce devait être une question – m'échappèrent. Confus, je scrutais son visage levé vers moi. J'entendais dans mes oreilles la mélodie de la phrase qu'elle venait de prononcer. C'est son intonation qui m'aida à en restituer le sens. Oui, c'était l'intonation qu'adopte le conteur en disant: «Non, mais celle-ci, vous l'avez déjà sans doute entendue. Je ne vais pas vous ennuyer avec mes vieilleries…» et il espère, secrètement, que ses auditeurs se mettent à l'encourager en affirmant ignorer son histoire ou l'avoir oubliée… Je secouai légèrement la tête, l'air dubitatif.

– Non, non, je ne vois pas. Mais tu es sûre de me l'avoir déjà racontée?

Je vis un sourire éclairer le visage de ma grand-mère. Elle reprit son récit. Je l'écoutais, cette fois, avec attention. Et pour la énième fois surgit devant mon regard la rue étroite d'un Paris moyenâgeux, une nuit d'automne froide et, sur un mur – cet écusson sombre qui avait uni pour toujours trois destins et trois noms d'antan: Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Isabeau de Bavière…

Je ne sais pas pourquoi je lui coupai la parole à cet instant. Je voulais sans doute lui montrer mon érudition. Mais surtout, ce fut cette révélation qui m'aveugla subitement: une vieille dame, sur un balcon suspendu au-dessus de la steppe sans fin, répète encore une fois une histoire connue par cœur, elle la répète avec la précision mécanique d'un disque, fidèle à ce récit plus ou moins légendaire parlant d'un pays qui n'existe que dans sa mémoire… Notre tête-à-tête dans le silence du soir me parut tout à coup saugrenu, la voix de Charlotte me rappela celle d'un automate. Je saisis au vol le nom du personnage qu'elle venait d'évoquer, je me mis à parler. Jean sans Peur et ses honteuses collusions avec les Anglais. Paris où les bouchers, devenus «révolutionnaires», faisaient la loi et massacraient les ennemis de Bourgogne ou prétendus tels. Et le roi fou. Et les gibets sur les places parisiennes. Et les loups qui rôdaient dans les faubourgs de la ville dévastée par la guerre civile. Et la trahison inimaginable commise par Isabeau de Bavière qui rejoignit Jean sans Peur et renia le dauphin en prétendant qu'il n'était pas le fils du roi. Oui, la belle Isabeau de notre enfance…

L'air me manqua tout à coup, je m'étranglai avec mes propres paroles, j'avais trop à dire.

Après un moment de silence, ma grand-mère hocha doucement la tête et dit avec beaucoup de sincérité:

– Je suis ravie que tu connaisses si bien l'histoire!

Pourtant dans sa voix, pleine de conviction, je crus distinguer l'écho d'une pensée inavouée: «C'est bien de connaître l'histoire. Mais quand je parlais d'Isabeau et de cette allée des Arbalétriers, de cette nuit d'automne, je songeais à une tout autre chose…»

Elle se pencha sur son ouvrage, en donnant des petits coups d'aiguille, précis et réguliers. Je traversai l'appartement, descendis dans la rue. Un sifflet de locomotive retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque chose d'un soupir, d'une plainte.

Entre l'immeuble où habitait Charlotte et la steppe, il y avait une sorte de petit bois très dense, impénétrable même: des broussailles de mûriers sauvages, des branches griffues de coudriers, des tranchées affaissées pleines d'orties. D'ailleurs, même si, au cours de nos jeux, nous parvenions à percer ces encombrements naturels, d'autres, ceux fabriqués par l'homme, obstruaient le passage: les rangs entortillés de barbelés, les croisements rouillés des obstacles antichars… On appelait cet endroit la «Stalinka» d'après le nom de la ligne de défense qu'on avait construite ici pendant la guerre. On craignait que les Allemands ne viennent jusque-là. Mais la Volga et surtout Stalingrad les avaient arrêtés… La ligne avait été démontée, les restes du matériel de guerre s'étaient retrouvés abandonnés dans ce bois qui en avait hérité le nom. «La Stalinka», disaient les habitants de Saranza, et leur ville semblait entrer ainsi dans les grands gestes de l'Histoire.

On affirmait que l'intérieur du bois était miné. Cela dissuadait même les plus crânes parmi nous qui auraient voulu s'aventurer dans ce no man's land replié sur ses trésors rouillés.

C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie étroite; on eût dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive toute noire de suie, des wagonnets, petits eux aussi, et – comme dans une illusion d'optique – le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis: un faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait son cri mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel sonore d'un coucou. «La Koukouchka», disions-nous avec un clin d'œil en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de camomilles…

C'est sa voix qui me guida ce soir-là. Je contournai les broussailles à l'orée de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur des chemins de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir, j'entendis planer un mélancolique «cou-cou-ou». Je posai mon pied sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.

«Comme c'était bien avant, disait en moi une voix sans paroles. Cette Koukouchka que je croyais s'en aller dans une direction inconnue, vers des pays inexistants sur la carte, vers des montagnes aux sommets neigeux, vers une mer nocturne où se confondent les lampions des barques et les étoiles. Maintenant je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout. Beau voyage! Oui, maintenant je le sais et je ne pourrai donc plus jamais croire que ces rails sont infinis et ce soir, unique, avec cette senteur forte de la steppe, ce ciel immense, et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis, avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet. Autrefois, tout me paraissait si naturel…»

La nuit, avant de me rendormir, je me rappelai avoir enfin appris le sens de la formule énigmatique dans le menu du banquet en l'honneur du Tsar: «bartavelles et ortolans truffés rôtis». Oui, je savais à présent qu'il s'agissait du gibier très apprécié des gourmets. Un plat délicat, savoureux, rare, mais rien de plus. J'avais beau répéter comme autrefois: «Bartavelles et ortolans», la magie qui remplissait mes poumons du vent salé de Cherbourg était caduque. Et avec un désespoir hésitant, je murmurai tout bas, pour moi-même, en écarquillant les yeux dans l'obscurité:

– J'ai donc déjà vécu une partie de ma vie!


Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s'installer entre nous l'écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d'une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant. Une nouvelle fois, je ressentais en moi la mystérieuse gestation de cette langue si différente des paroles émoussées par l'usage, une langue dans laquelle j'aurais pu dire tout bas en rencontrant le regard de Charlotte:

– Pourquoi j'ai le cœur serré quand j'entends l'appel lointain de la Koukouchka? Pourquoi une matinée d'automne à Cherbourg d'il y a cent ans, oui, cet instant que je n'ai jamais vécu, dans une ville que je n'ai jamais visitée, pourquoi sa lumière et son vent me paraissent plus vivants que les jours de ma vie réelle? Pourquoi ton balcon ne plane plus dans l'air mauve du soir, au-dessus de la steppe? La transparence de rêve qui l'enveloppait s'est brisée, tel un matras d'alchimiste. Et ces éclats de verre grincent et nous empêchent de parler comme autrefois… Et tes souvenirs que je connais maintenant par cœur ne sont-ils pas une cage qui te tient prisonnière? Et notre vie, n'est-elle pas justement cette transformation quotidienne du présent mobile et chaleureux en une collection de souvenirs figés comme les papillons écartelés sur leurs épingles sous une vitre poussiéreuse? Et pourquoi alors je sens que je donnerais sans hésiter toute cette collection pour l'unique sensation d'aigreur qu'avait laissée sur mes lèvres l'imaginaire coupelle d'argent dans ce café illusoire de Neuilly? Pour une seule gorgée du vent salé de Cherbourg? Pour un seul cri de la Koukouchka venu de mon enfance?

Cependant, nous continuions à remplir le silence, tel le tonneau des Danaïdes, de mots inutiles, de répliques creuses: «Il fait plus chaud qu'hier! Gavrilytch est de nouveau ivre… La Koukouchka n'est pas passée ce soir… C'est la steppe qui brûle là-bas, regarde! Non, c'est un nuage… Je vais refaire du thé… Aujourd'hui, au marché, on vendait des pastèques d'Ouzbékistan…»

L'indicible! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l'essentiel. L'essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui, dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel. L'indicible était essentiel.

Cette équation créa dans ma jeune tête une sorte de court-circuit intellectuel. Et c'est grâce à sa concision que, cet été, je tombai sur cette vérité terrible: «Les gens parlent car ils ont peur du silence. Ils parlent machinalement, à haute voix ou chacun à part soi, ils se grisent de cette bouillie vocale qui englue tout objet et tout être. Ils parlent de la pluie et du beau temps, ils parlent d'argent, d'amour, de rien. Et ils emploient, même quand ils parlent de leurs amours sublimes, des mots cent fois dits, des phrases usées jusqu'à la trame. Ils parlent pour parler. Ils veulent conjurer le silence…»

Le matras d'alchimiste s'était brisé. Conscients de l'absurdité de nos paroles, nous poursuivions notre dialogue journalier: «Il va peut-être pleuvoir. Regarde ce gros nuage. Non, c'est la steppe qui brûle… Tiens, la Koukouchka est passée plus tôt que d'habitude… Gavrilytch… Le thé… Au marché…»

Oui, une partie de ma vie était derrière moi. L'enfance.


Finalement, nos conversations sur la pluie et le beau temps n'étaient pas, cet été, tout à fait injustifiées. Il pleuvait souvent, et ma tristesse colora ces vacances dans ma mémoire de tons brumeux et tièdes.

Parfois, du fond de cette lente grisaille de jours, un reflet de nos veillées d'autrefois surgissait – quelque photo que je découvrais par hasard dans la valise sibérienne dont le contenu n'avait, depuis longtemps, plus de secret pour moi. Ou, de temps à autre, un fugitif détail du passé familial qui m'était encore inconnu et que Charlotte me livrait avec la joie timide d'une princesse ruinée qui trouve soudain sous la doublure élimée de sa bourse une fine piécette d'or.

C'est ainsi que par un jour de grande pluie, en retournant les piles des vieux journaux français entassés dans la valise, je tombai sur cette page provenant, sans doute, d'un illustré du début du siècle. C'était une reproduction, à peine revêtue d'un teint brun et gris, d'un tableau de ce réalisme très fouillé qui attire par la précision et l'abondance des détails. C'est en les examinant durant cette longue soirée pluvieuse que je dus retenir le sujet. Une colonne très disparate de guerriers, tous visiblement éprouvés par la fatigue et l'âge, traversait la rue d'un village pauvre, aux arbres nus. Oui, les soldats étaient tous très âgés – des vieillards, me sembla-t-il, avec de longs cheveux blancs s'échappant des chapeaux aux larges bords. C'étaient les tout derniers hommes valides dans une levée en masse populaire déjà engloutie par la guerre. Je n'avais pas retenu le titre du tableau, mais le mot «derniers» y était présent. Ils étaient les derniers à faire face à l'ennemi, les tout derniers à pouvoir manier les armes. Celles-ci d'ailleurs étaient très rudimentaires: quelques piques, des haches, de vieux sabres. Curieux, je détaillais leurs vêtements, leurs gros godillots avec de grandes boucles de cuivre, leurs chapeaux et parfois un casque terni, semblable à celui des conquistadors, leurs doigts noduleux crispés sur les manches des piques… La France, qui était toujours apparue devant mes yeux dans les fastes de ses palais, aux heures glorieuses de son histoire, se manifesta soudain sous les traits de ce village du nord où les maisons basses se recroquevillaient derrière des haies maigres, où les arbres rabougris frissonnaient sous le vent d'hiver. Étonnamment, je me sentis très proche et de cette rue boueuse, et de ces vieux guerriers condamnés à tomber dans un combat inégal. Non, il n'y avait rien de pathétique dans leur démarche. Ce n'étaient pas des héros exposant leur bravoure ou leur abnégation. Ils étaient simples, humains. Surtout celui-ci, portant le vieux casque à la conquistador, un vieil homme de grande taille qui marchait en s'appuyant sur une pique, à la fin de la colonne. Son visage me subjugua par une surprenante sérénité, amère et souriante à la fois.

Tout à ma mélancolie d'adolescent, je fus transporté subitement par une joie confuse. Je crus avoir compris le calme de ce vieux guerrier face à la défaite imminente, face à la souffrance et à la mort. Ni stoïque ni âme béate, il marchait, la tête haute, à travers ce pays plat, froid et terne, et qu'il aimait malgré tout en l'appelant «patrie». Il paraissait invulnérable. Pour une fraction de seconde mon cœur sembla battre au même rythme que le sien, triomphant de la peur, de la fatalité, de la solitude. Dans ce défi je sentis comme une nouvelle corde de l'harmonie vivante qu'était pour moi la France. Je tentai tout de suite de lui trouver un nom: orgueil patriotique? panache? Ou la fameuse furia francese que les Italiens reconnaissaient aux guerriers français?

En évoquant mentalement ces étiquettes, je vis que le visage du vieux soldat se refermait lentement, ses yeux s'éteignirent. Il redevenait un personnage d'une vieille reproduction aux couleurs grises et bistre. C'était comme s'il avait détourné son regard pour me cacher son mystère que je venais d'entrevoir.


Un autre éclat du passé fut cette femme. Celle, en veste ouatée et en grosse chapka, dont j'avais découvert la photo dans un album rempli de clichés datant de l'époque française de notre famille. Je me rappelai que cette photo avait disparu de l'album aussitôt après que je m'y étais intéressé et que j'en avais parlé à Charlotte. Je m'efforçai de me souvenir pourquoi, alors, je n'avais pas pu obtenir de réponse. La scène se présenta à mes yeux: je montre la photo à ma grand-mère et soudain je vois passer une ombre rapide qui me fait oublier ma question; sur le mur je recouvre de ma paume un étrange papillon, un sphinx à deux têtes, à deux corps, à quatre ailes.

Je me disais qu'à présent, quatre ans après, ce sphinx double n'avait plus rien de mystérieux pour moi: deux papillons accouplés, tout simplement. Je pensai aux gens accouplés, en essayant d'imaginer le mouvement de leurs corps… Et tout à coup je compris que depuis des mois déjà, des années peut-être, je ne pensais qu'à ces corps enlacés, confondus. J'y pensais sans m'en rendre compte, à chaque instant de la journée, en parlant d'autre chose. Comme si la caresse fiévreuse des sphinx brûlait tout le temps ma paume.

Interroger Charlotte pour savoir qui était cette femme en veste ouatée me paraissait maintenant définitivement impossible. Un obstacle absolu surgissait entre ma grand-mère et moi: le corps féminin rêvé, convoité, possédé mille fois en pensée.

Le soir, en me versant du thé, Charlotte dit d'une voix distraite:

– C'est drôle, la Koukouchka n'est pas encore passée…

Émergeant de ma rêverie, je levai les yeux sur elle. Nos regards se rencontrèrent… Nous ne nous dîmes plus rien jusqu'à la fin du repas.


Ces trois femmes changèrent ma vue, ma vie…

Je les avais découvertes par hasard, au verso d'une coupure de presse enfouie dans la valise sibérienne. Je relisais, une nouvelle fois, l'article sur le premier raid automobile «Pékin-Paris via Moscou», comme pour me prouver à moi-même qu'il n'y avait plus rien à apprendre, que la France de Charlotte avait été bel et bien épuisée. Distrait, j'avais laissé glisser la page sur le tapis, j'avais regardé par la porte ouverte du balcon. C'était une journée particulière, à la fin du mois d'août, fraîche et ensoleillée, quand le vent froid franchissant l'Oural apportait dans nos steppes le premier souffle de l'automne. Tout brillait dans cette lumière limpide. Les arbres de la Stalinka se dessinaient avec une netteté fragile sur le ciel d'un bleu ravivé. L'horizon traçait une ligne pure, tranchante. Avec un apaisement amer, je me disais que la fin des vacances approchait. La fin aussi d'une période de ma vie, une fin marquée par cette découverte extraordinaire: toutes mes connaissances ne me garantissaient ni le bonheur ni le contact privilégié avec l'essentiel… Une autre révélation aussi: à longueur de temps je pensais au corps féminin, aux corps des femmes. Toutes les autres pensées étaient complémentaires, accidentelles, dérivées. Oui, je me rendais à l'évidence qu'être un homme signifiait penser constamment aux femmes, que l'homme n'était autre que ce rêveur de femmes! Et que je le devenais…

Par un caprice comique, la page du journal, en glissant sur le tapis, s'était retournée. Je la ramassai et c'est alors qu'au dos, je les aperçus, ces trois femmes du début du siècle. Je ne les avais encore jamais vues, considérant le revers de cette coupure de presse comme inexistante. Cette rencontre imprévue m'intrigua. J'approchai la photo vers la lumière qui venait du balcon…

Et tout de suite, je tombai amoureux d'elles. De leurs corps et de leurs yeux tendres et attentifs qui laissaient trop bien deviner la présence d'un photographe courbé sous une bâche noire, derrière un trépied.

Leur féminité était celle qui devait infailliblement toucher le cœur de l'adolescent solitaire et farouche que j'étais. Une féminité en quelque sorte normative. Toutes les trois portaient une longue robe noire qui mettait en valeur l'ample arrondi de leur poitrine, moulait les hanches, mais surtout, avant d'embrasser les jambes et de se déverser en de gracieux plis autour des pieds, le tissu esquissait le galbe discret de leur ventre. La sensualité pudique de ce triangle légèrement rebondi me fascina!

Oui, leur beauté était justement celle qu'un jeune rêveur encore charnellement innocent pouvait imaginer sans cesse dans ses mises en scène érotiques. C'était la représentation d'une femme «classique». Idée de féminité incarnée. Vision de la maîtresse idéale. C'est ainsi en tout cas que je contemplais ces trois élégantes avec leurs grands yeux ombrés de noir, leurs volumineux chapeaux aux rubans en velours sombre, leur air d'autrefois qui, dans les portraits des générations précédentes, nous apparaît toujours comme le signe d'une certaine naïveté, d'une candeur spontanée qui manque à nos contemporains et qui nous touche en nous inspirant confiance.

En fait, j'étais surtout émerveillé par la précision de cette coïncidence: mon inexpérience amoureuse faisait appel justement à cette Femme en général, une femme encore dépourvue de toutes les particularités charnelles que le désir mûr saurait détecter dans son corps.

Je les contemplais avec un malaise croissant. Leurs corps m'étaient inaccessibles. Oh, il ne s'agissait pas d'une impossibilité réelle de les rejoindre. Depuis longtemps mon imagination érotique avait appris à déjouer cet obstacle. Je fermais les yeux et je voyais mes belles promeneuses – nues. Tel un chimiste, par une savante synthèse, je pouvais recomposer leur chair à partir des éléments les plus banals: la pesanteur de la cuisse de cette femme qui un jour m'avait frôlé dans un autobus bondé, les courbes des corps bronzés sur les plages, tous les nus des tableaux. Et même mon propre corps! Oui, malgré le tabou qui, dans ma patrie, frappait la nudité et, à plus forte raison la nudité féminine, j'aurais su reconstituer l'élasticité d'un sein sous mes doigts et la souplesse d'une hanche.

Non, les trois élégantes m'étaient tout autrement inaccessibles… Quand je voulus recréer le temps qui les entourait, ma mémoire s'exécuta tout de suite. Je me souvenais de Blériot qui, vers cette époque, traversait la Manche sur son monoplan, de Picasso qui peignait Les Demoiselles d'Avignon… La cacophonie des faits historiques résonna dans ma tête. Mais les trois femmes restaient immobiles, inanimées – trois pièces de musée sous une étiquette: les élégantes de la Belle Époque dans les jardins des Champs-Élysées. Je tentai alors de les rendre miennes, d'en faire mes maîtresses imaginaires. Par ma synthèse érotique, je modelais leurs corps, elles bougèrent, mais avec la raideur des léthargiques qu'on aurait voulu transporter, debout, habillées, en imitant leur réveil. Et comme pour accentuer cette impression de torpeur, la synthèse dilettante puisa dans ma mémoire une image qui me fit grimacer: ce sein nu, flasque, le sein mort d'une vieille ivrogne que j'avais vue, un jour, à la gare. Je secouai la tête pour me défaire de cette vision écœurante.

Il fallait donc se résigner à ce musée peuplé de momies, de figures de cire avec leurs étiquettes «Trois élégantes», «Président Faure et sa maîtresse», «Vieux guerrier dans un village du Nord»… Je refermai la valise.

M'accoudant à la rampe du balcon, je laissai s'égarer mon regard dans la dorure transparente du soir, au-dessus de la steppe.

«À quoi, en fin de compte, leur beauté a-t-elle servi? pensai-je avec une clarté subite, tranchante comme cette lumière du couchant. Oui, à quoi ont servi leurs beaux seins, leurs hanches, leurs robes qui moulaient si joliment leurs jeunes corps? Être si belles et se retrouver enfouies dans une vieille valise, dans une ville ensommeillée et poussiéreuse, perdue au milieu d'une plaine infinie! Dans cette Saranza dont, de leur vivant, elles n avaient pas la moindre idée… Tout ce qui reste d'elles, c'est donc ce cliché, rescapé d'une suite inimaginable de grands et de petits hasards, conservé uniquement comme le revers de la page évoquant le raid automobile Pékin-Paris. Et même Charlotte ne garde plus aucun souvenir de ces trois silhouettes féminines. Moi, moi seul sur cette terre, je préserve le dernier fil qui les unit au monde des vivants! Ma mémoire est leur ultime refuge, leur dernier séjour avant l'oubli définitif, total. Je suis en quelque sorte le dieu de leur univers vacillant, de ce bout de Champs-Elysées où leur beauté brille encore…»

Mais tout dieu que j'étais, je ne pouvais leur offrir qu'une existence de marionnettes. Je remontais le ressort de mes souvenirs, et les trois élégantes se mettaient à trottiner, le président de la République enlaçait Marguerite Steinheil, le duc d'Orléans tombait, transpercé de poignards perfides, le vieux guerrier empoignait sa longue pique et bombait la poitrine…

«Comment se fait-il, me demandai-je avec angoisse, que toutes ces passions, douleurs, amours, paroles laissent si peu de traces? Quelle absurdité les lois de ce monde où la vie des femmes si belles, si désirables dépend de la voltige d'une page: en effet, si cette feuille ne s'était pas retournée, je ne les aurais pas sauvées de leur oubli qui serait devenu éternel. Quelle bêtise cosmique la disparition d'une belle femme! Disparition sans retour. Effacement complet. Sans ombre. Sans reflet. Sans appel…»

Le soleil s'éteignit au fond de la steppe. Mais l'air garda longtemps la luminosité cristalline des soirées d'été fraîches. Derrière le bois résonna le cri de la Koukouchka, plus sonore dans cet air froid. Le feuillage des arbres était émaillé de quelques feuilles jaunes. Les toutes premières. Le cri de la petite locomotive retentit de nouveau. Déjà au loin, affaibli.

C'est alors qu'en revenant au souvenir des trois élégantes, j'eus cette pensée simple, ce dernier écho des réflexions tristes dans lesquelles je m'étais embrouillé tout à l'heure: «Mais c'est qu'il y avait dans leur vie cette matinée d'automne, fraîche et limpide, cette allée au sol jonché de feuilles mortes, où elles s'étaient arrêtées, un instant, s'immobilisant devant l'objectif. Immobilisant cet instant… Oui, il y avait dans leur vie une matinée d'automne claire…»

Cette brève parole provoqua le miracle. Car soudain, par tous mes sens, je me transportai dans l'instant que le sourire de trois élégantes avait suspendu. Je me retrouvai dans le climat de ses odeurs automnales, mes narines palpitèrent tant l'arôme amer des feuilles était pénétrant. Je clignais des yeux sous le soleil qui perçait à travers les branches. J'entendis le bruit lointain d'un phaéton roulant sur les pavés. Et le ruissellement encore confus de quelques répliques amusées que les trois femmes échangeaient avant de se figer devant le photographe… Oui, intensément, pleinement, je vivais leur temps!

L'effet de ma présence dans cette matinée d'automne, à côté d'elles, fut si grand que je m'arrachai à sa lumière, presque effrayé. J'eus soudain très peur d'y rester pour toujours. Aveuglé, assourdi, je revins dans la pièce, je retirai la page du journal…

La surface du cliché sembla frémir, comme celle, aux couleurs humides et vives, d'une décalcomanie. Sa perspective plate se mit soudain à s'approfondir, à s'enfuir devant mon regard. C'est ainsi, enfant, que je contemplais deux images identiques qui naviguaient lentement l'une vers l'autre avant de se confondre en une seule, sté-réoscopique. La photo des trois élégantes s'ouvrait devant moi, m'entourait peu à peu, me laissait entrer sous son ciel. Les branches aux larges feuilles jaunes me surplombaient…

Mes réflexions d'il y a une heure (l'oubli total, la mort…) ne voulaient plus rien dire. Tout était trop lumineux, sans paroles. Je n'avais même plus besoin de regarder la photo. Je fermais les yeux, l'instant était en moi. Et je devinais jusqu'à cette joie qu'éprouvaient les trois femmes, celle de retrouver, après la chaleur oisive de l'été, la fraîcheur d'automne, les vêtements de saison, les plaisirs de la vie citadine et même, bientôt, la pluie et le froid qui allaient en augmenter le charme.

Leurs corps, inaccessibles il y a un moment, vivaient en moi, baignant dans la senteur piquante des feuilles sèches, dans la légère brume pailletée de soleil… Oui, je devinais chez elles cet imperceptible frémissement avec lequel le corps féminin accueille le nouvel automne, ce mélange de jouissance et d'angoisse, cette mélancolie sereine. Il n'y avait plus aucun obstacle entre ces trois femmes et moi. Notre fusion, je le sentais, était plus amoureuse et plus charnelle que n'importe quelle possession physique.

J'émergeai de cette matinée d'automne, me retrouvant sous un ciel déjà presque noir. Fatigué comme si je venais de traverser un grand fleuve à la nage, je regardais autour de moi en reconnaissant à peine les objets familiers. J'eus quand même envie de rebrousser chemin pour revoir les trois promeneuses de la Belle Époque.

Mais la magie dont je venais de faire l'expérience sembla m'échapper encore. Ma mémoire, à mon insu, recréa un tout autre reflet du passé. Je vis un bel homme habillé de noir, au milieu d'un luxueux bureau. La porte s'ouvrait silencieusement, une femme, le visage masqué par un voile, pénétrait dans la pièce. Et, bien théâtralement, le Président enlaçait sa maîtresse. Oui, c'était la scène, mille fois surprise, du rendez-vous secret des amoureux de l'Elysée. Convoqués par mon souvenir, ils s'exécutèrent en la rejouant une nouvelle fois à la manière d'un vaudeville hâtif. Mais cela ne me suffisait plus…

La transfiguration des trois élégantes me laissait espérer que la magie pourrait se reproduire. Je me rappelais très bien cette phrase si simple qui avait tout déclenché: «Et pourtant, il y avait dans la vie de ces trois femmes cette matinée fraîche et ensoleillée…» Tel un apprenti sorcier, j'imaginai de nouveau l'homme à la belle moustache dans son bureau, devant la fenêtre noire, et je chuchotai la formule magique:

– Et pourtant, il y a eu dans sa vie un soir d'automne quand il se tenait devant la fenêtre noire derrière laquelle s'agitaient les branches nues du jardin de l'Elysée…

Je ne me rendis pas compte à quel moment la frontière du temps s'était dissipée… Le Président fixait les reflets mouvants des arbres, sans voir. Ses lèvres étaient si proches de la vitre qu'un rond de buée la voila pour une seconde. Il le remarqua et hocha légèrement la tête en réponse à ses pensées muettes. Je devinais qu'il sentait la raideur bizarre du vêtement sur son corps. Il se voyait étranger à lui-même. Oui, une existence inconnue, tendue, qu'il était obligé de maîtriser par son immobilité apparente. Il pensait, non, ne pensait pas, mais percevait quelque part dans cette obscurité humide derrière la vitre la présence de plus en plus intime de celle qui bientôt entrerait dans la pièce. «Le président de la République, dit-il tout bas en détachant lentement les syllabes. L'Elysée…» Et soudain, ces mots si cou-tumiers lui parurent sans aucun rapport avec ce qu'il était. Intensément, il se sentit l'homme qui, dans un moment, serait de nouveau ému par la douceur chaude des lèvres féminines sous le voile scintillant de gouttelettes glacées…

Je gardai quelques secondes sur mon visage cette sensation contrastée.

La magie de ce passé transfiguré m'avait à la fois exalté et brisé. Assis sur le balcon, je respirais par saccades, le regard aveugle perdu dans la nuit des steppes. Je devenais sans doute maniaque de cette alchimie du temps. À peine revenu à moi, je redis mon «sésame»: «Et pourtant, il y a eu dans la vie de ce vieux soldat ce jour d'hiver…» Et je voyais le vieil homme portant un casque à la conquistador. Il marchait s'appuyant sur sa longue pique. Son visage rougi par le vent était refermé sur des pensées amères: sa vieillesse et cette guerre qui se poursuivrait encore quand il ne serait plus là. Soudain, dans l'air terne de cette journée glaciale, il sentit l'odeur d'un feu de bois. Ce goût agréable et un peu acide se mêlait à la fraîcheur du givre dans les champs nus. Le vieillard aspira profondément une âpre gorgée d'air hivernal. Un reflet de sourire colora son visage austère. Il plissa légèrement les paupières. C'était lui, cet homme qui aspirait avec avidité le vent glacé sentant le feu de bois. Lui. Ici. Maintenant. Sous ce ciel… La bataille à laquelle il allait prendre part, et cette guerre et même sa mort lui parurent alors des événements sans importance. Oui, des épisodes d'une destinée infiniment plus grande dont il serait, dont il était déjà un participant pour le moment inconscient. Il respirait fortement, il souriait, les yeux mi-clos. Il devinait que l'instant qu'il vivait était le début de cette destinée pressentie…


Charlotte revint à la nuit tombante. Je savais que de temps en temps elle passait la fin de l'après-midi au cimetière. Elle sarclait la petite plate-bande de fleurs devant la tombe de Fiodor, arrosait, nettoyait la stèle surmontée d'une étoile rouge. Quand le jour commençait à décliner, elle s'en allait. Elle marchait lentement, en traversant toute la Saranza, en s'asseyant parfois sur un banc. Ces soirs-là, nous ne sortions pas sur le balcon…

Elle entra. J'entendis avec émoi ses pas dans le couloir, puis dans la cuisine. Sans me laisser le temps de réfléchir à mon geste, j'allai lui demander de me raconter la France de sa jeunesse. Comme autrefois.

Les instants dans lesquels je venais de séjourner m'apparaissaient à présent comme l'expérimentation d'une étrange folie, belle et effrayante en même temps. Il était impossible de les nier, car tout mon corps en gardait l'écho lumineux. Je les avais réellement vécus! Mais par un sournois esprit de contradiction, mélange de peur et de bon sens révolté, il me fallait désavouer ma découverte, détruire l'univers dont j'avais entrevu quelques fragments. J'espérais de Charlotte un apaisant conte d'enfant sur la France de ses jeunes années. Un souvenir familier et lisse comme un cliché photographique et qui m'aiderait à oublier ma folie passagère.

Elle ne répondit pas tout de suite à ma question. Sans doute avait-elle compris que si j'osais troubler ainsi nos habitudes c'est qu'une raison grave m'y avait forcé. Elle dut penser à toutes nos conversations pour rien depuis plusieurs semaines, à notre tradition des récits au coucher du soleil, un rituel, cet été, trahi.

Après une minute de silence, elle soupira avec un petit sourire au coin des lèvres:

– Mais qu'est-ce que je peux te raconter? Tu connais maintenant tout… Attends, je vais te lire plutôt un poème…

Et j'allais vivre un début de nuit, le plus extraordinaire de ma vie. Car Charlotte ne put longtemps mettre la main sur le livre qu'elle cherchait. Et avec cette merveilleuse liberté avec laquelle nous la voyions parfois bouleverser l'ordre des choses, elle, femme par ailleurs ordonnée et pointilleuse, transforma la nuit en une longue veillée. Des piles de livres s'entassaient sur le plancher. Nous grimpions sur la table pour explorer les rayons supérieurs des étagères. Le livre était introuvable.

C'est vers deux heures du matin que, se dressant au milieu d'un pittoresque désordre de volumes et de meubles, Charlotte s'exclama:

– Que je suis bête! Mais ce poème, j'ai commencé à vous le lire, à toi et à ta sœur, l'été dernier, tu te souviens? Et puis… Je ne me rappelle plus. Enfin, nous nous sommes arrêtés à la première strophe. Donc il doit être là.

Et Charlotte s'inclina vers une petite armoire près de la porte du balcon, l'ouvrit, et à côté d'un chapeau de paille, nous vîmes ce livre.

Assis sur le tapis, je l'écoutais lire. Une lampe de table posée à terre éclairait son visage. Sur le mur, nos silhouettes se dessinaient avec une précision hallucinante. De temps en temps, une bouffée d'air froid venant de la steppe nocturne s'engouffrait par la porte du balcon. La voix de Charlotte avait la tonalité des paroles dont on écoute l'écho, des années après leur naissance:

Or, chaque fois que je viens à l'entendre, De deux cents ans mon âme rajeunit… C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre Un coteau vert, que le couchant jaunit. Puis un château de brique à coins de pierre, Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs, Ceint de grands parcs, avec une rivière Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs; Puis une dame, à sa haute fenêtre, Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens, Que, dans une autre existence peut-être, J'ai déjà vue… et dont je me souviens!

Nous ne nous dîmes plus rien durant cette nuit insolite. Avant de m'endormir, je pensai à cet homme qui, dans le pays de ma grand-mère, il y a un siècle et demi, avait eu le courage de raconter sa «folie» – cet instant rêvé, plus vrai que n'importe quelle réalité de bon sens.

Le lendemain matin, je me réveillai tard. Dans la chambre voisine, l'ordre était déjà revenu… Le vent avait changé de direction et apportait le souffle chaud de la Caspienne. La journée froide d'hier paraissait très lointaine.

Vers midi, sans nous concerter, nous sortîmes dans la steppe. Nous marchions en silence, côte à côte, en contournant les broussailles de la Stalinka. Ensuite nous traversâmes les rails étroits envahis d'herbes folles. De loin, la Koukouchka fit entendre son appel sifflant. Nous vîmes apparaître le petit convoi qui semblait courir entre des touffes de fleurs. Il s'approcha, croisa notre sentier et se fondit dans le voile de chaleur. Charlotte l'accompagna du regard, puis murmura doucement en reprenant la marche:

– Il m'est arrivé, dans mon enfance, de prendre un train qui était un peu cousin de cette Koukouchka. Lui, il transportait des passagers, et avec ses petits wagons il sinuait longtemps à travers la Provence. Nous allions passer quelques jours chez une tante qui habitait à… Je ne me rappelle plus le nom de cette ville. Je me souviens seulement du soleil qui inondait les collines, du chant sonore et sec des cigales quand on s'arrêtait dans de petites gares ensommeillées. Et sur ces collines, à perte de vue, s'étendaient des champs de lavande… Oui, le soleil, les cigales et ce bleu intense et cette odeur qui entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes…

Je marchais à côté d'elle, muet. Je sentais que la «Koukouchka» serait désormais le premier mot de notre nouvelle langue. De cette langue qui dirait l'indicible.

Deux jours après je quittais Saranza. Pour la première fois de ma vie, le silence des dernières minutes avant le départ du train ne devenait pas gênant. De la fenêtre, je regardais Charlotte, sur le quai, au milieu des gens qui gesticulaient comme des sourds-muets, de peur que ceux qui partaient ne les entendent pas. Charlotte se taisait et, rencontrant mon regard, souriait légèrement. Nous n'avions pas besoin de mots.