"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)III1À l'automne, quelques jours à peine séparèrent le temps où, honteux de l'avouer à moi-même, je me réjouissais de l'absence de ma mère, hospitalisée «pour un simple examen», nous disait-elle, et cet après-midi où, en sortant de l'école, j'apprenais sa mort. Le lendemain de son départ pour l'hôpital, un agréable laisser-aller s'installa dans notre appartement. Mon père restait devant la télévision jusqu'à une heure du matin. Moi, savourant ce prélude de liberté d'adulte, j'essayais de retarder chaque jour un peu plus mon retour à la maison: neuf heures, neuf heures et demie, dix heures… Je passais ces soirées à un carrefour qui, dans le crépuscule d'automne et avec un léger effort d'imagination, faisait naître une illusion surprenante: celle d'une soirée pluvieuse dans une métropole d'Occident. C'était un endroit unique au milieu des larges avenues monotones de notre ville. Les rues qui s'entrecroisaient ici s'enfuyaient comme les rayons d'un cercle – les façades des immeubles en restaient découpées en trapèze. Je savais déjà qu'à Paris Napoléon avait ordonné cette configuration aux croisements de rues, afin d'éviter les collisions des voitures… Plus l'obscurité était dense, plus mon illusion devenait complète. Savoir que l'une de ces maisons abritait le musée local de l'athéisme et que les murs des autres dissimulaient des appartements communautaires surpeuplés – cela ne me gênait guère. Je contemplais l'aquarelle jaune et bleue des fenêtres sous la pluie, les reflets des réverbères sur l'asphalte graisseux, les silhouettes des arbres nus. J'étais seul, libre. J'étais heureux. En chuchotant, je m'adressais à moi-même en français. Devant ces façades en trapèze, la sonorité de cette langue me semblait très naturelle. La magie que j'avais découverte cet été allait-elle se matérialiser en quelque rencontre? Chaque femme qui me croisait avait l'air de vouloir me parler. Chaque demi-heure gagnée sur la nuit étoffait mon mirage français. Je n'appartenais plus ni à mon temps ni à ce pays. Sur ce petit rond-point nocturne, je me sentais merveilleusement étranger à moi-même. À présent, le soleil m'ennuyait, le jour devenait une inutile attente avant ma vraie vie, le soir… Cependant, c'est en plein jour, en clignant des yeux aveuglés par le scintillement du premier givre, que j'appris cette nouvelle. À mon passage, une voix retentit dans le joyeux attroupement des élèves qui continuaient à manifester à mon égard la même hostilité dédaigneuse. – Vous avez entendu? Sa mère est morte… J'interceptai quelques coups d'œil curieux. Je reconnus celui qui avait parlé – le fils de nos voisins… C'est l'indifférence de la réplique qui me laissa le temps d'imaginer cette situation inconcevable: ma mère était morte. Tous les événements des derniers jours se rassemblèrent soudain en un tableau cohérent: les absences fréquentes de mon père, son silence, l'arrivée, il y a deux jours, de ma sœur (ce n'étaient pourtant pas des vacances universitaires, me disais-je maintenant…). C'est Charlotte qui m'ouvrit la porte. Elle était arrivée de Saranza le matin même. Donc ils savaient tous! Et moi, je restais «l'enfant à qui l'on ne dira rien pour le moment». Et cet enfant, ignorant tout, continuait à faire les cent pas à son carrefour «français», en s'imaginant adulte, libre, mystérieux. Ce dégrisement fut le premier sentiment provoqué par la mort de ma mère. Il céda la place à la honte: ma mère mourait et moi, dans un contentement égoïste, je me réjouissais de ma liberté, recréant l'automne parisien sous les fenêtres du musée de l'athéisme! Durant ces jours tristes et la journée des funérailles, Charlotte fut seule à ne pas pleurer. Le visage fermé, les yeux calmes, elle vaquait à toutes les tâches ménagères, accueillait les visiteurs, installait les parents qui venaient d'autres villes. Sa sécheresse déplaisait aux gens… «Tu peux venir chez moi quand tu veux», me dit-elle en partant. Je hochai la tête, en revoyant Saranza, le balcon, la valise bourrée de vieux journaux français. J'eus de nouveau honte: pendant que nous nous disions des contes, la vie conti nuait avec ses vraies joies et ses vraies douleurs, ma mère travaillait, déjà atteinte, souffrait sans l'avouer à personne, se savait condamnée sans le trahir d'une parole ou d'un geste. Et nous, des jours durant, nous parlions des élégantes de la Belle Époque… C'est avec un soulagement caché que je vis Charlotte partir. Je me sentais sournoisement impliqué dans la mort de ma mère. Oui, j'en portais cette responsabilité floue que ressent le spectateur dont le regard fait chanceler ou même tomber un funambule. C'était Charlotte qui m'avait appris à distinguer les silhouettes parisiennes au milieu d'une grande ville industrielle sur la Volga, c'est elle qui m'avait enfermé dans ce passé rêvé d'oùje jetais des coups d'œil distraits sur la vie réelle. Et cette vie réelle, c'était cette couche d'eau qu'en frissonnant j'avais aperçue stagner au fond de la tombe, le jour de l'enterrement. Sous une fine pluie d'automne, lentement, on déposait le cercueil dans ce mélange d'eau et de boue… La vie réelle se fit sentir aussi avec l'arrivée de ma tante, la sœur aînée de mon père. Elle habitait dans une bourgade ouvrière dont la population se levait à cinq heures du matin et se déversait aux portes des gigantesques usines de la ville. Cette femme apporta avec elle le souffle pesant et fort de la vie russe – un étrange alliage de cruauté, d'attendrissement, d'ivresse, d'anarchie, de joie de vivre invincible, de larmes, d'esclavage consenti, d'entêtement obtus, de finesse inattendue… Je découvrais, dans un étonnement grandissant, un univers autrefois éclipsé par la France de Charlotte. La tante craignait beaucoup que mon père ne se mît à boire, geste fatal des hommes qu'elle avait connus dans sa vie. Ainsi répétait-elle chaque fois qu'elle venait nous voir: «Surtout, Nikolaï, ne bois pas l'amère!» C'est-à-dire, la vodka. Lui acquiesçait machinalement, sans l'entendre, et affirmait en secouant énergiquement la tête: – Non, non, c'est moi qui aurais dû mourir le premier. C'est sûr. Avec ça… Et il appliquait sa paume sur son crâne chauve. Je savais qu'il avait au-dessus de l'oreille gauche un «trou» – cet endroit qui n'était recouvert que d'une peau fine et lisse, animée de pulsations rythmiques. Ma mère avait toujours eu peur que, mêlé à une bagarre, mon père ne fût tué par une simple chiquenaude… – Surtout ne touche pas à l'amère… – Non, c'est moi qui aurais dû mourir le premier… Il ne commença pas à boire. Cependant, les avertissements de sa sœur se révélèrent stupidement justifiés. En février, au temps des derniers froids de l'hiver, les plus durs, il tomba dans une ruelle enneigée, le soir, terrassé par un arrêt cardiaque. Les miliciens qui le trouveraient étendu dans la neige penseraient naturellement à un ivrogne et l'amèneraient au «dessoûloir». C'est seulement le lendemain matin qu'on remarquerait l'erreur… De nouveau la vie réelle, avec sa force arrogante, vint défier mes chimères. Ce seul bruit s'avéra suffisant: on avait transporté le corps dans un fourgon bâché où il faisait aussi froid que dehors; et ce corps, posé sur la table, fit entendre le cogne-ment d'un bloc de glace contre le bois… Je ne pouvais pas me mentir à moi-même. Dans ce fouillis très profond des pensées sans masque, des aveux sans détours – dans mon âme -, la disparition de mes parents n'avait pas laissé de meurtrissures inguérissables. Oui, j'avouais, durant ces tête-à-tête secrets avec moi-même, ne pas souffrir outre mesure. Et s'il m'arriva de pleurer, je ne pleurais pas de les avoir perdus. C'étaient des larmes d'impuissance devant une vérité stupéfiante: toute une génération de tués, de mutilés, de «sans jeunesse». Des dizaines de millions d'êtres rayés de la vie. Ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille avaient au moins le privilège d'une mort héroïque. Mais les rescapés qui disparaissaient dix ou vingt ans après la guerre semblaient mourir tout «normalement», «de vieillesse». Il fallait approcher de très près mon père pour voir au-dessus de son oreille cette trace légèrement concave où battait le sang. Il fallait connaître ma mère pour distinguer en elle cette enfant figée devant la fenêtre noire, sous un ciel rempli d'étranges étoiles vrombissantes, en ce premier matin de la guerre. Pour voir en elle aussi cette adolescente squelettique, blême, qui s'étranglait en dévorant des épluchures de pommes de terre… J'observais leur vie à travers le brouillard des larmes. Je voyais mon père, par une chaude soirée de juin, rentrer, après la démobilisation, dans son village natal. Il reconnaissait tout: la forêt, la rivière, la courbe de la route. Et puis – cet endroit inconnu, cette rue noire, composée de deux rangées d'isbas calcinées. Et pas un être vivant. Seuls les bienheureux appels d'un coucou rythmés sur les battements brûlants du sang au-dessus de son oreille. Je voyais ma mère, étudiante qui venait de réussir ses examens d'entrée à l'université, cette jeune fille pétrifiée dans un garde-à-vous de glace devant un mur de visages méprisants – une commission de Parti réunie pour juger son «crime». Elle savait que la nationalité de Charlotte, oui, sa «francité», était une terrible tare, à cette époque de la lutte contre le «cosmopolitisme». Dans le questionnaire rempli avant l'examen, elle avait marqué, d'une main tremblante: «Mère – de nationalité russe»… Et ils s'étaient rencontrés, ces deux êtres, si différents et si proches dans leur jeunesse mutilée. Et nous étions nés, ma sœur et moi, et la vie avait continué malgré les guerres, les villages brûlés, les camps. Oui, si je pleurais, c'était devant leur résignation silencieuse. Ils n'en voulaient à personne, ne demandaient pas de réparations. Ils vivaient et essayaient de nous rendre heureux. Mon père avait passé toute sa vie à sillonner les espaces infinis entre la Volga et l'Oural en montant avec sa brigade les lignes de haute tension. Ma mère, renvoyée de l'université après son crime, n'avait jamais eu le courage de renouveler la tentative. Elle était devenue traductrice dans l'une des grandes usines de notre ville. Comme si ce français technique et impersonnel la disculpait de sa francité criminelle. J'observais ces deux vies à la fois banales et extraordinaires, et je sentais monter en moi une colère confuse. Je ne savais pas bien contre qui. Si, je le savais: contre Charlotte! Contre la sérénité de son univers français. Contre le raffinement inutile de ce passé imaginaire: quelle folie de penser à trois créatures apparues sur une coupure de presse du début du siècle ou d'essayer de recréer les états d'âme d'un président amoureux! Et oublier ce soldat sauvé par l'hiver qui avait serré son crâne fracassé dans une carapace de glace, en arrêtant le sang. Oublier que si je vivais, c'était grâce à ce train qui se faufilait à tâtons entre les convois remplis de chair humaine broyée, un train qui emportait Charlotte et ses enfants pour les cacher dans les profondeurs protectrices de la Russie… Cette phrase de propagande qui me laissait autrefois indifférent: «Vingt millions de personnes sont mortes pour que vous puissiez vivre!», oui, ce refrain patriotique acquit soudain pour moi un sens neuf et douloureux. Et très personnel. La Russie, tel un ours après un long hiver, se réveillait en moi. Une Russie impitoyable, belle, absurde, unique. Une Russie opposée au reste du monde par son destin ténébreux. Oui, si, à la mort de mes parents, il m'arriva de pleurer c'est parce que je me sentis Russe. Et que la greffe française dans mon cœur se mit à me faire, par moments, très mal. La sœur de mon père, ma tante, avait inconsciemment contribué à ce retournement… Elle s'installa dans notre appartement avec ses deux fils, mes cousins cadets, heureuse de quitter l'appartement communautaire bondé dans sa bourgade ouvrière. Non qu'elle eût voulu imposer quelque autre mode de vie en effaçant les traces de notre existence d'autrefois. Non, tout simplement, elle vivait comme elle pouvait. Et l'originalité de notre famille – sa francité très discrète et aussi éloignée de la France que le français des traductions techniques de ma mère – s'estompa d'elle-même. Ma tante était un personnage issu de l'époque stalinienne. Staline était mort depuis vingt ans, mais elle n'avait pas changé. Il ne s'agissait pas d'un grand amour envers le généralissime. Son premier mari avait été tué dans la pagaille meurtrière des premiers jours de la guerre. La tante savait qui était coupable de ce début catastrophique et elle le racontait à qui voulait l'entendre. Le père de ses deux enfants, avec lequel elle ne s'était jamais mariée, avait passé huit ans dans un camp. «À cause de sa langue trop longue», disait-elle. Non, son «stalinisme», c'était surtout sa manière de parler, de s'habiller, de regarder dans les yeux des autres comme si l'on avait été toujours en pleine guerre, comme si la radio pouvait encore entonner d'une voix funèbre et pathétique: «Après des combats héroïques et acharnés, nos armées ont rendu la ville de Kiev… ont rendu la ville de Smolensk… ont rendu la ville de…» et tous les visages se figeaient en suivant cette progression inexorable vers Moscou… Elle vivait comme dans les années où les voisins échangeaient un coup d'œil silencieux en indiquant d'un mouvement des sourcils une maison – la nuit, toute une famille avait été embarquée dans une voiture noire… Elle portait un grand châle brun, un vieux manteau de gros drap, en hiver – des bottes de feutre, en été – des chaussures fermées, sur une épaisse semelle. Je n'aurais pas du tout été étonné si je l'avais vue endosser une tunique militaire et mettre des bottes de soldat. Et quand elle posait les tasses sur la table, ses grosses mains avaient l'air de manier les douilles d'obus sur la chaîne d'une usine d'armement, comme pendant la guerre… Le père de ses enfants, que j'appelais par son patronyme, Dmitritch, venait parfois chez nous et notre cuisine résonnait alors de sa voix rauque qui semblait se réchauffer peu à peu après un hiver long de plusieurs années. Ni ma tante ni lui n'avaient plus rien à perdre et ne craignaient rien. Ils parlaient de tout avec une verdeur agressive et désespérée. L'homme buvait beaucoup, mais ses yeux restaient limpides, et seules ses mâchoires se serraient de plus en plus fortement comme pour mieux proférer, de temps en temps, quelque dur juron des camps. C'est lui qui me fit boire mon premier verre de vodka. Et c'est grâce à lui que je pus imaginer cette Russie invisible – ce continent encerclé de barbelés et de miradors. Dans ce pays interdit, les mots les plus simples prenaient une signification redoutable, brûlaient la gorge comme cette «amère» que je buvais dans un épais verre à facettes. Un jour, il parla d'un petit lac, en pleine taïga, gelé onze mois sur douze. Par la volonté de leur chef de camp, son fond s'était transformé en cimetière: c'était plus simple que de creuser le permafrost. Les prisonniers mouraient par dizaines… – En automne, on y est allé, un jour, on en avait dix ou quinze à foutre dans la flotte. Il y avait là, une percée. Et alors je les ai vus, tous les autres, ceux d'avant. Nus, on récupérait bien sûr leurs fripes. Ouais, à poil, sous la glace, pas pourris du tout. Tiens, c'était comme un morceau de Le Ce qui me fit le plus souffrir au cours de leurs aveux nocturnes, c'était l'indestructible amour envers la Russie que ces confidences engendraient en moi. Ma raison luttant contre la morsure de la vodka se révoltait: «Ce pays est monstrueux! Le mal, la torture, la souffrance, F automutilation sont les passe-temps favoris de ses habitants. Et pourtant je l'aime? Je l'aime pour son absurde. Pour ses monstruosités. J'y vois un sens supérieur qu'aucun raisonnement logique ne peut percer…» Cet amour était un déchirement permanent. Plus la Russie que je découvrais se révélait noire, plus cet attachement devenait violent. Comme si pour l'aimer, il fallait s'arracher les yeux, se boucher les oreilles, s'interdire de penser. Un soir, j'entendis ma tante et son concubin parler de Béria… Autrefois, dans les conversations de nos invités, j'avais appris ce que dissimulait ce nom terrible. Ils le prononçaient avec mépris, mais non sans une note de frayeur respectueuse. Trop jeune, je ne parvenais pas à comprendre l'inquiétante zone d'ombre dans la vie de ce tyran. Je devinais juste qu'il s'agissait de quelque faiblesse humaine. Ils l'évoquaient à mi-voix et, d'habitude, c'est à ce moment-là qu'en remarquant ma présence ils me chassaient de la cuisine… Désormais, nous étions trois dans notre cuisine. Trois adultes. En tout cas, ma tante et Dmitritch n'avaient rien à me cacher. Ils parlaient, et à travers le brouillard bleu du tabac, à travers l'ivresse, j'imaginais une grosse voiture noire aux fenêtres fumées. Malgré sa taille imposante, elle avait l'allure d'un taxi en maraude. Elle s'avançait avec une lenteur sournoise, s'arrêtant presque, puis repartait rapidement, comme pour rattraper quelqu'un. Curieux, j'observais ses allées et venues de par les rues de Moscou. Soudain, j'en devinai le but: la voiture noire poursuivait les femmes. Belles, jeunes. Elle les examinait de ses vitres opaques, progressait au rythme de leur pas. Puis elle les relâchait. Ou, parfois, en se décidant enfin, s'engouffrait à leur suite dans une rue transversale… Dmitritch n'avait pas de raison de me ménager. Il racontait tout sans faux-fuyants. Sur la banquette arrière de la voiture était affalé un personnage rond, chauve, un pince-nez noyé dans un visage gras. Béria. Il choisissait le corps féminin qui lui faisait envie. Après quoi, ses hommes de main arrêtaient la passante. C'était l'époque où l'on n'avait même pas besoin de prétexte. Emmenée dans sa résidence, la femme était violée Dmitritch ne disait pas – il ne le savait pas lui-même – ce que ces femmes devenaient après. Personne, en tout cas, ne les revoyait jamais. Je passai plusieurs nuits sans dormir. Debout devant la fenêtre, l'œil aveugle, le front moite. Je pensais à Béria et à ces femmes condamnées à ne vivre qu'une nuit. Mon cerveau se couvrait de brûlures. Je sentais dans ma bouche un goût acide, métallique. Je me voyais le père ou le fiancé, ou le mari de cette jeune femme suivie par la voiture noire. Oui, pour quelques secondes, tant que je pouvais le supporter, je me retrouvais dans la peau de cet homme, dans son angoisse, dans ses larmes, dans sa colère inutile, impuissante, dans sa résignation. Car tout le monde savait comment ces femmes disparaissaient! Mon ventre se crispait dans un horrible spasme de douleur. J'ouvrais le vasistas, je ramassais une couche de neige collée à son rebord, je m'en frottais le visage. Cela ne calmait mes brûlures que pour une minute. Je voyais maintenant cet homme tapi derrière la vitre fumée de la voiture. Dans les verres de son pince-nez se reflétaient les silhouettes féminines. Il les triait, les palpait, évaluait leurs attraits. Ensuite, il choisissait… Et moi, je me haïssais! Car je ne pouvais pas m'empêcher d'admirer ce guetteur de femmes. Oui, il y avait en moi quelqu'un qui – avec effroi, avec répulsion, avec honte – s'extasiait devant la puissance de l'homme à pince-nez. Toutes les femmes étaient à lui! Il se promenait à travers l'infini Moscou comme au milieu d'un harem. Et ce qui me fascinait le plus, c'était son indifférence. Il n'avait pas besoin d'être aimé, il ne se souciait pas de ce que ses élues pouvaient ressentir envers lui. Il choisissait une femme, la désirait, la possédait le jour même. Puis l'oubliait. Et tous les cris, lamentations, larmes, râles, supplications, injures qu'il lui arrivait d'entendre n'étaient pour lui que des épices qui augmentaient la saveur du viol. Je perdis connaissance au début de ma quatrième nuit sans sommeil. Juste avant cette syncope, je crus percevoir la pensée fébrile de l'une de ces femmes violées, de celle qui devinait soudain que dans aucun cas on ne la laisserait partir. Cette pensée qui transperça son ivresse forcée, sa douleur, son dégoût – résonna dans ma tête et me jeta par terre. En revenant à moi, je me sentis autre. Plus calme, plus résistant aussi. Comme un malade qui après une opération se réhabitue à marcher, je m'avançais lentement d'un mot à l'autre. J'avais besoin de tout remettre en ordre. Je murmurais dans le noir de courtes phrases qui constataient mon nouvel état: – Ainsi, il y a en moi celui qui peut contempler ces viols. Il m'est possible de lui ordonner de se taire, mais il reste toujours là. Donc, en principe, tout est permis. C'est Béria qui m'a appris cela. Et si la Russie me subjugue c'est parce qu'elle ne connaît pas de limites, ni dans le bien ni dans le mal. Surtout dans le mal. Elle me permet d'envier ce chasseur de corps féminins. Et de me détester. Et de rejoindre cette femme meurtrie, écrasée par une masse de chair en sueur. Et de deviner sa dernière pensée claire: la pensée de la mort qui suivrait cet accouplement hideux. Et d'aspirer à mourir en même temps qu'elle. Car on ne peut pas continuer à vivre en portant en soi ce double qui admire Béria… Oui, j'étais Russe. Je comprenais maintenant, de façon encore confuse, ce que cela voulait dire. Porter dans son âme tous ces êtres défigurés par la douleur, ces villages carbonisés, ces lacs glacés remplis de cadavres nus. Connaître la résignation d'un troupeau humain violé par un satrape. Et l'horreur de se sentir participer à ce crime. Et le désir enragé de rejouer toutes ces histoires passées – pour en extirper la souffrance, l'injustice, la mort. Oui, rattraper la voiture noire dans les rues de Moscou et l'anéantir sous sa paume de géant. Puis, en retenant son souffle, accompagner du regard la jeune femme qui pousse la porte de sa maison, monte l'escalier… Refaire l'Histoire. Purifier le monde. Traquer le mal. Donner refuge à tous ces gens dans son cœur pour pouvoir les relâcher un jour dans un monde libéré du mal. Mais en attendant, partager la douleur qui les atteint. Se détester pour chaque défaillance. Pousser cet engagement jusqu'au délire, jusqu'à l'évanouissement. Vivre très quotidiennement au bord du gouffre. Oui, c'est ça, la Russie. C'est ainsi que dans mon désarroi juvénile, je m'accrochais à ma nouvelle identité. Elle devenait pour moi la vie même, celle qui allait, pensais-je, effacer pour toujours mon illusion française. Cette vie manifesta rapidement sa qualité principale (que la routine des jours nous empêche de voir) – sa totale invraisemblance. Avant, je vivais dans les livres. Je progressais d'un personnage à l'autre, suivant la logique d'une intrigue amoureuse ou d'une guerre. Mais ce soir de mars, tellement tiède que ma tante avait ouvert la fenêtre de notre cuisine, je compris que dans cette vie il n'y avait aucune logique, aucune cohérence. Et que peut-être la mort seule était prévisible. Ce soir-là, j'appris ce que mes parents m'avaient toujours caché. Cet épisode trouble en Asie centrale: Charlotte, les hommes armés, leur bousculade, leurs cris. Je ne gardais que cette réminiscence floue et enfantine des récits d'autrefois. Les paroles des adultes étaient si obscures! Cette fois leur clarté m'aveugla. D'une voix très banale, en déversant les pommes de terre fumantes dans un plat, ma tante dit à l'intention de notre invité assis à côté de Dmitritch: – Bien sûr que là-bas ils ne vivent pas comme nous. Ils prient leur dieu cinq fois par jour, tu te rends compte! Et même, ils mangent sans table. Oui, tous par terre. Enfin, sur un tapis. Et sans cuillères, avec les doigts! L'invité, plutôt pour raviver la conversation, objecta d'un ton raisonneur: – Ouais, pas comme nous, c'est beaucoup dire. J'ai été, moi, à Tachkent, l'été dernier. Tu sais, c'est pas si différent de chez nous… – Et dans leur désert, tu y as été? (Elle parla plus haut, heureuse qu'on ait trouvé une bonne amorce et que le dîner promette d'être animé et convivial.) Oui, dans le désert? Sa grand-mère, par exemple (la tante fit un mouvement de menton dans ma direction), cette Cherl… Chourl… bref cette Française, elle, c'était pas du tout drôle ce qui lui était arrivé là-bas. Ces basmatchs, ces bandits qui ne voulaient pas du pouvoir soviétique, ils l'ont attrapée, elle était toute jeune encore, sur une route, et ils l'ont violée, mais comme des bêtes sauvages! Tous, l'un après l'autre. Ils étaient six ou sept peut-être. Et tu dis «ils sont comme nous»… Ils lui ont tiré une balle dans la tête, après ça. Heureusement que cet assassin a mal visé. Et le paysan qui l'amenait dans sa carriole, ils l'ont égorgé comme un mouton. Alors, «comme chez nous», tu sais… – Non, écoute, mais là tu nous parles de l'ancien temps! intervint Dmitritch. Et ils continuèrent à discuter en buvant de la vodka, en mangeant. Derrière la fenêtre ouverte, on entendait les bruits paisibles de notre cour. L'air du soir était bleu, doux. Ils parlaient sans remarquer que, figé sur ma chaise, je ne respirais plus, ne voyais rien, ne comprenais pas le sens de leurs répliques. Enfin, d'un pas somnambulique, je quittai la cuisine et sortant dans la rue je marchai dans la neige fondue, plus étranger à cette limpide soirée de printemps qu'un Martien. Non, je n'étais pas terrifié par l'épisode dans le désert. Raconté de cette façon banale, il ne pourrait jamais, je le pressentais, se libérer de cette gangue de mots et de gestes quotidiens. Son acuité resterait émoussée par les gros doigts qui attrapaient un cornichon, par le va-et-vient de la pomme d'Adam sur le cou de notre invité avalant sa vodka, par les piaillements joyeux des enfants dans la cour. C'était comme ce bras humain que j'avais vu un jour, sur une autoroute à côté de deux voitures encastrées l'une dans l'autre. Un bras arraché et que quelqu'un, en attendant l'arrivée des ambulances, avait enveloppé dans un bout de journal. Les caractères d'imprimerie, les photos collées à la chair sanguinolente la rendaient presque neutre… Non, ce qui m'avait vraiment bouleversé, c'était l'invraisemblance de la vie. Une semaine avant, j'apprenais le mystère de Béria, son harem de femmes violées, tuées. À présent, le viol de cette jeune Française dans laquelle je ne pourrais jamais, me semblait-il, reconnaître Charlotte. C'était trop à la fois. Cet excès me confondait. La coïncidence gratuite, absurdement évidente embrouillait mes pensées. Je me disais que dans un roman, après cette histoire atroce des femmes enlevées en plein Moscou, on aurait laissé le lecteur reprendre ses esprits pendant de longues pages. Il aurait pu se préparer à l'apparition d'un héros qui terrasserait le tyran. Mais la vie ne se souciait pas de la cohérence du sujet. Elle déversait son contenu en désordre, pêle-mêle. Par sa maladresse, elle gâchait la pureté de notre compassion et compromettait notre juste colère. La vie était en fait un interminable brouillon où les événements, mal disposés, empiétaient les uns sur les autres, où les personnages, trop nombreux, s'empêchaient de parler, de souffrir, d'être aimés ou haïs individuellement. Je me débattais entre ces deux récits tragiques: Béria et ces jeunes femmes dont la vie prenait fin avec le dernier râle de plaisir de leur violeur; Charlotte, jeune, méconnaissable, jetée sur le sable, battue, torturée. Je me sentais gagné par une étrange insensibilité. J'étais déçu, je m'en voulais à moi-même de cette indifférence obtuse. C'est la nuit même que toutes mes réflexions sur l'incohérence apaisante de la vie me parurent fausses. Je revis, dans une rêverie mi-éveillée, le bras enveloppé dans un journal… Non, il était cent fois plus effrayant dans cet emballage banal! La réalité avec toute son invraisemblance dépassait de loin la fiction. Je secouai la tête pour chasser la vision des petites cloques du journal collées à la peau ensanglantée. Soudain, sans aucun brouillage, nette, ciselée, dans l'air translucide du désert, une autre vision s'incrusta dans mes yeux. Celle d'un jeune corps féminin prostré sur le sable. Un corps déjà inerte, malgré les convulsions effrénées des hommes qui sauvagement se jetaient sur lui. Le plafond que je fixais devint vert. La douleur était telle que je sentis se dessiner dans ma poitrine les contours brûlants de mon cœur. L'oreiller sous ma nuque était dur et rêche comme le sable… Mon geste me prit au dépourvu moi-même. Je me mis à me gifler avec acharnement, en retenant les coups d'abord, ensuite, sans pitié. Je sentais en moi celui qui, dans les renfoncements marécageux de mes pensées, contemplait ce corps féminin avec jouissance… Je me frappai jusqu'à ce que mon visage enflé, mouillé de larmes, me dégoûtât par sa surface poisseuse. Jusqu'à ce que cet autre, tapi en moi, se tût totalement… Puis, en trébuchant sur le coussin que j'avais fait tomber dans mon agitation, je m'approchai de la fenêtre. Un croissant de lune très fin incisait le ciel. Les étoiles fragiles, frileuses, sonnaient comme la glace crissante sous les pas d'un noctambule qui traversait la cour. L'air froid calmait mon visage tuméfié. – Je suis Russe, dis-je tout à coup à mi-voix. |
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