"Le Frère-De-La-Côte" - читать интересную книгу автора (Conrad Joseph)

VIII

Juchés de travers sur la margelle du puits, dans le flamboiement du soleil de midi, l’écumeur de mers lointaines et le pêcheur de la lagune, qui partageaient à eux deux un fort surprenant secret, avaient l’air de deux hommes qui se concertent dans l’obscurité. Les premiers mots de Peyrol furent: «Alors?


– Tout va bien, dit l’autre.


– As-tu bien cadenassé la porte de la cabine?


– Vous savez comment est le cadenas.» Peyrol ne pouvait pas dire le contraire. C’était une réponse suffisante. Elle faisait reposer sur ses épaules toute la responsabilité de la chose et toute sa vie il avait été habitué à se fier à l’œuvre de ses propres mains, dans la paix comme à la guerre. Pourtant, il regarda Michel d’un air de doute avant de déclarer:


«Oui, mais je sais aussi comment est cet homme.»


Deux visages n’auraient pu présenter plus grand contraste: celui de Peyrol, net comme pierre sculptée, fort peu adouci par l’âge, et celui de l’ancien possesseur du chien, visage hirsute, parsemé de poils argentés et dont les traits avaient quelque chose d’incertain et l’expression vague d’un petit enfant. «Oui, je connais cet homme», répéta Peyrol. Michel en resta bouche bée: une petite ouverture ovale placée un peu de travers dans ce visage innocent.


«Il ne se réveillera jamais», suggéra-t-il timidement.


La commune possession d’un secret d’importance rapprochant naturellement les hommes, Peyrol condescendit à s’expliquer: «Tu ne connais pas l’épaisseur de son crâne, mais moi, je la connais.»


Il en parlait comme s’il l’avait fabriqué lui-même. Michel qui, confronté à cette déclaration catégorique, en avait oublié de fermer la bouche, ne trouva rien à dire.


«Il respire, n’est-ce pas? demanda Peyrol.


– Oui. Après être sorti et avoir verrouillé la porte, j’ai prêté l’oreille un instant et j’ai cru l’entendre ronfler.»


Peyrol semblait à la fois intéressé et légèrement anxieux.


«Il m’a fallu monter ici et me montrer ce matin comme si de rien n’était, dit-il. L’officier est ici depuis deux jours, et il aurait pu lui prendre fantaisie de descendre jusqu’à la tartane. J’ai été inquiet toute la matinée. Le bond d’une chèvre suffisait à me faire tressaillir. Tu le vois, grimpant ici, son crâne défoncé entouré de bandages, et toi à sa poursuite.»


Cela sembla par trop fort à Michel qui s’écria, avec un semblant d’indignation:


«L’homme a été à moitié tué.


– On ne tue pas facilement, ne fût-ce qu’à moitié, un Frère-de-la-Côte. Il y a homme et homme. Toi, par exemple, continua tranquillement Peyrol, tu aurais été bel et bien assommé, si c’était ta tête qui s’était trouvée là. Et il y a des animaux, des bêtes deux fois grosses comme toi, de vrais monstres qu’on tuerait rien que d’une pichenette sur le nez. C’est bien connu. J’avais vraiment peur qu’il ne prit le dessus sur toi, d’une façon ou d’une autre.


– Voyons, maître. On n’est pas un petit enfant», protesta Michel devant cette accumulation d’improbabilités. Il ne le fit toutefois qu’à voix basse et avec une sorte de timidité enfantine. Peyrol se croisa les bras sur la poitrine:


– Allons, finis ta soupe», commanda-t-il d’une voix sourde, «et puis descends à la tartane. Tu dis que tu as bien verrouillé la porte, n’est-ce pas?


– Mais oui», protesta Michel ahuri de voir Peyrol manifester une pareille anxiété. «Il crèverait plutôt le pont au-dessus de sa tête, vous le savez.


– Tout de même, prends-moi un bout d’espar et cale-moi cette porte en prenant appui contre l’emplanture [70] du mât, et puis ouvre l’œil à ce qui se passe dehors. N’entre le voir sous aucun prétexte. Reste sur le pont et guette mon arrivée. Il y a ici un embrouillamini pas facile à éclaircir, et il faut que je fasse très attention. Je vais tâcher de m’esquiver et de descendre, aussitôt que je me serai débarrassé de l’officier.»


Cette conférence en plein soleil une fois terminée, Peyrol franchit tranquillement la porte de la cour, et, avançant le nez au coin de la maison, il aperçut le lieutenant Réal assis sur le banc. Il s’y attendait bien, mais pas à l’y trouver seul. C’était toujours comme ça: en quelque endroit que pût se trouver Arlette, il y avait lieu de s’inquiéter d’elle. Mais peut-être était-elle en train d’aider sa tante dans la cuisine, les manches relevées sur les bras les plus blancs que Peyrol eût jamais vus chez aucune femme. La façon dont elle s’était mise à se coiffer, avec une tresse attachée par un large ruban de velours noir et un bonnet d’Arlésienne, lui seyait. Elle portait à présent les robes de sa mère, dont il y avait des malles pleines: on les avait mises à sa taille, cela va sans dire. L’ancienne maîtresse d’Escampobar était arlésienne. Et assez riche en outre. Oui, même pour un trousseau de femme, les habitants d’Escampobar n’avaient aucun besoin de recourir aux gens du dehors. Il était vraiment temps que ce damné lieutenant retournât à Toulon. Cela faisait le troisième jour. Sa petite permission devait être terminée. L’attitude de Peyrol à l’égard des officiers de marine avait toujours été circonspecte et soupçonneuse. Ses rapports avec eux avaient été de nature mêlée. Ils avaient été ses ennemis et ses supérieurs. Il avait été poursuivi par eux. Il avait joui de leur confiance. La Révolution avait eu beau nettement séparer en deux la suite de sa vie d’aventures, Frère-de-la-Côte, puis canonnier de la marine nationale – pourtant c’était toujours le même homme. Il en était de même pour eux, d’ailleurs. Officiers du Roi ou officiers de la République, ils ne faisaient que changer de peau. Les uns comme les autres ne pouvaient que regarder de travers un libre flibustier. Cet officier lui-même ne pouvait en lui parlant oublier ses épaulettes. Le mépris et la méfiance des épaulettes étaient profondément enracinés chez le vieux Peyrol. Pourtant il ne détestait pas absolument le lieutenant Réal. Seulement sa venue à la ferme avait été généralement néfaste, et sa présence à ce moment particulier était un terrible embarras et même, jusqu’à un certain point, un danger: «Je n’ai pas envie de me faire traîner à Toulon par la peau du cou», se disait Peyrol. Pas moyen de faire confiance à ces porteurs d’épaulettes. Tous capables de se jeter sur leur meilleur ami à cause d’on ne sait quelle idée caractéristique d’un officier.


Peyrol, tournant le coin de la maison, vint s’asseoir auprès du lieutenant Réal avec le sentiment d’être en quelque sorte aux prises avec un individu difficile à saisir. Le lieutenant assis là, sans se douter que Peyrol examinait sa personne, ne donnait aucunement l’impression d’être insaisissable: bien au contraire, il avait l’air assez immuablement installé. Tout à fait chez lui. Beaucoup trop. Même quand Peyrol se fut assis près de lui, il n’en conserva pas moins son air immuable, ou du moins difficile à éloigner. Dans la chaleur stagnante de midi, le faible crissement des cigales était le seul signe de vie que l’on entendît de longtemps. Une sorte de vie délicate, évanescente, joyeuse, insouciante et cependant non dépourvue de passion. Une mélancolie soudaine sembla accabler la joie des cigales lorsque la voix du lieutenant prononça ces mots, de l’air le plus indifférent du monde:


«Tiens! vous voilà!»


Dans la situation tendue où il se trouvait, Peyrol se demanda aussitôt: «Pourquoi me dit-il cela? Où pensait-il que j’allais être?» Le lieutenant aurait tout aussi bien pu ne rien dire. Il le connaissait maintenant depuis bientôt deux ans par intermittence, et bien souvent ils étaient restés assis sur ce banc, dans une sorte d’égalité distante, sans échanger un seul mot. Alors pourquoi n’avait-il pu se taire à l’instant? Cet officier de marine ne parlait jamais sans intention, mais comment pouvait-on interpréter des paroles comme celles-là? Peyrol fit semblant de bâiller et déclara avec douceur:


«Une petite sieste ne ferait pas de mal. Qu’en dites-vous, lieutenant?»


Et il pensa en lui-même: «Pas de danger qu’il aille à sa chambre.» Il allait rester là à l’empêcher, lui, Peyrol, de descendre à la crique. Il tourna les yeux vers l’officier de marine, et si un désir extrême et concentré et la simple force de la volonté avaient pu avoir quelque effet, le lieutenant Réal eût sûrement été soudain enlevé de ce banc. Mais il ne fit pas le moindre mouvement. Et Peyrol fut fort étonné de voir sourire cet homme et ce qui l’étonna plus encore fut de l’entendre dire:


«L’ennui, voyez-vous, c’est que vous avez toujours manqué de franchise avec moi, Peyrol.


– De franchise avec vous! répéta le flibustier. Vous voulez que je sois franc avec vous? Eh bien! je vous avouerai que j’ai souvent souhaité vous voir à tous les diables.


– Voilà qui va mieux, dit le lieutenant Réal. Mais pourquoi? Je n’ai jamais cherché à vous faire le moindre tort.


– Me faire du tort, s’écria Peyrol, à moi?»… Mais son indignation flancha comme s’il en prenait peur, et il acheva d’un ton très tranquille: «Vous êtes probablement allé fourrer votre nez dans un tas de sales papiers pour tâcher de trouver quelque chose contre un homme qui ne vous a fait à vous aucun tort et qui était un marin avant que vous ne soyez né.


– Erreur complète. Je n’ai pas fourré le nez dans des papiers. Je suis tombé dessus par hasard. Je ne vous cacherai pas que j’ai été intrigué de trouver quelqu’un comme vous installé ici. Mais, n’ayez crainte, personne ne se met martel en tête à votre sujet. Il y a longtemps qu’on vous a oublié. N’ayez pas peur.


– Vous alors! Vous venez me parler de peur…? Non mais, s’écria le flibustier, il y aurait de quoi vous transformer en sans-culotte, n’était la vue du spécimen qui traîne sournoisement par ici.»


Le lieutenant tourna brusquement la tête; et pendant un moment l’officier de marine et le libre écumeur des mers se regardèrent d’un air sombre. Quand Peyrol reprit la parole, son humeur avait changé.


«Qui pourrais-je craindre? Je ne dois rien à personne. Je leur ai remis selon les règles la prise et le reste, excepté ma part de chance et, là-dessus, je n’ai de comptes à rendre à personne, ajouta-t-il énigmatiquement.


– Je ne vois pas où vous voulez en venir», reprit le lieutenant après un moment de réflexion.


«Tout ce que je sais, c’est que vous avez abandonné votre part de l’argent produit par la prise. Rien n’indique que vous l’ayez jamais réclamée!»


Ce ton sarcastique déplut à Peyrol. «Vous avez une vilaine langue, dit-il, avec votre satanée façon de parler comme si vous étiez fait d’une autre argile.


– Ne vous fâchez pas!» dit le lieutenant d’un ton grave, mais un peu perplexe. «Personne n’ira ressortir cela contre vous. On a versé cette somme il y a des années à la caisse des Invalides. Tout cela est bel et bien enterré et oublié.»


Peyrol grommelait et jurait entre ses dents avec un air si absorbé que le lieutenant s’arrêta pour attendre qu’il eût fini.


«Et il n’est nullement fait mention de désertion ni de quoi que ce soit de ce genre, poursuivit-il alors. Vous figurez sur les rôles comme disparu. Je crois qu’après vous avoir un peu recherché on est arrivé à la conclusion que vous aviez dû trouver la mort d’une façon ou d’une autre.


– Vraiment! Eh bien! peut-être que le vieux Peyrol est mort. En tout cas il s’est enterré ici.» Il fallait que le flibustier fût dans la plus grande instabilité de sentiments, car il passa en un éclair de la mélancolie à la fureur: «Et il a vécu assez paisible, jusqu’à ce que vous soyez venu renifler du côté de ce trou. J’ai eu plus d’une fois dans ma vie l’occasion de me demander si les chacals n’allaient pas avoir bientôt l’occasion de déterrer ma carcasse; mais voir un officier de marine venir gratter par ici, c’était bien la dernière chose…» De nouveau, il subit un changement. «Que venez-vous donc chercher ici?» murmura-t-il, l’air tout à coup abattu.


Le lieutenant se mit au diapason de ce discours. «Je ne viens pas déranger les morts», dit-il en se tournant franchement vers le flibustier qui après ses derniers mots avait les yeux fixés par terre. «Je veux parler au canonnier Peyrol.»


Peyrol, sans lever les yeux du sol, grommela: «Il n’est pas ici. Il est disparu. Allez revoir les papiers. Il s’est évanoui. Il n’y a personne ici.


– Voilà», dit le lieutenant Réal, sur un ton de conversation familière, «voilà qui est un mensonge. Il m’a parlé ce matin sur la falaise, tandis que nous regardions le navire anglais. Il est très renseigné à son sujet. Il m’a dit qu’il avait passé des nuits à faire des plans pour sa capture. Ça m’a l’air d’un homme qui a le cœur où il faut. Un homme de cœur. Vous le connaissez.»


Peyrol leva lentement sa grosse tête et regarda le lieutenant.


«Baste!» grogna-t-il. Ce fut un grognement pesant, et réservé. Son vieux cœur était remué, mais l’imbroglio était tel qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes avec n’importe quel porteur d’épaulettes. Son profil conserva l’immobilité d’une tête frappée sur une médaille, tout en écoutant le lieutenant l’assurer que cette fois-ci il était venu à Escampobar exprès pour parler au canonnier Peyrol. S’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’est que l’affaire était très confidentielle. Là-dessus le lieutenant s’arrêta; Peyrol ne fit aucun mouvement. Il se demandait intérieurement où le lieutenant voulait en venir. Mais le lieutenant semblait avoir changé de point de départ; son ton aussi s’était un peu modifié. Il était devenu plus concret.


«Vous m’avez dit que vous aviez étudié les mouvements de ce navire anglais. Eh bien! supposons par exemple, que la brise se lève, comme elle le fera vraisemblablement dans la soirée, pourriez-vous me dire où la corvette sera ce soir? Je veux dire, ce que son capitaine fera vraisemblablement.


– Non, je ne le peux pas, dit Peyrol.


– Mais vous m’avez dit que vous l’aviez observé minutieusement depuis des semaines. Il n’y a pas tant d’alternatives; en tenant compte du temps qu’il peut faire et de tout le reste, vous devriez pouvoir juger presque avec certitude.


– Non, répéta Peyrol. Le fait est que je ne peux pas.


– Vraiment? Eh bien! alors vous ne valez même pas un de ces vieux amiraux dont vous avez si mauvaise opinion. Pourquoi ne pouvez-vous pas?


– Je vais vous dire pourquoi», reprit Peyrol après un silence, le visage plus sculptural que jamais, «c’est que jusqu’alors mon gaillard n’est jamais venu si près d’ici. Je ne sais donc pas ce qu’il a en tête, et je ne peux, par conséquent, deviner ce qu’il va faire ensuite. Je pourrai peut-être vous le dire un autre jour, mais pas aujourd’hui. La prochaine fois que vous viendrez… pour voir le vieux canonnier.


– Non, il faut que ce soit cette fois-ci.


– Voulez-vous dire que vous allez passer la nuit ici?


– Pensiez-vous que j’étais ici en permission? Sachez que je suis ici en service commandé. Vous ne me croyez pas?»


Peyrol poussa un long soupir. «Si, je vous crois. Ainsi, ils ont idée de capturer cette corvette au lieu de la détruire. Et on vous envoie en service commandé. Eh bien! cela ne me facilite pas les choses, de vous voir ici.


– Vous êtes un drôle d’homme, Peyrol, fit le lieutenant. Je crois bien que vous voudriez me voir mort.


– Non. Simplement ailleurs. Mais vous avez raison. Peyrol n’a d’amitié ni pour votre visage, ni pour votre voix. Ces gens ont déjà fait assez de mal comme cela.»


Ils n’en étaient jamais venus jusqu’alors à une telle intimité. Ils n’eurent pas besoin de se regarder l’un l’autre. «Ah! Il ne peut pas contenir sa jalousie», pensa le lieutenant. Il n’y avait dans cette pensée ni mépris, ni méchanceté. C’était plutôt une sorte de désespoir. Il reprit doucement:


«Vous montrez les dents comme un vieux chien, Peyrol.


– J’ai eu plus d’une fois envie de vous sauter à la gorge», répondit l’autre dans une sorte de calme chuchotement. «Cela vous amuse encore plus.


– Cela m’amuse? Ai-je l’air gai?»


Peyrol, de nouveau, tourna lentement la tête pour poser sur lui un regard fixe et prolongé. Et de nouveau l’officier de marine et l’écumeur de mer se dévisagèrent avec une pénétrante et sombre franchise. Cette intimité de fraîche date ne pouvait aller plus loin.


«Écoutez-moi, Peyrol…


– Non, dit l’autre. Si vous voulez parler, parlez au canonnier.»


Quoiqu’il parût avoir adopté l’idée d’une double personnalité, le flibustier ne semblait pas beaucoup plus à son aise dans un rôle que dans l’autre. Des sillons de perplexité se creusèrent sur son front, et comme le lieutenant ne reprenait pas aussitôt la parole, Peyrol le canonnier lui demanda avec impatience:


«Ainsi, on songe à prendre vivant le navire?»


Il lui fut désagréable d’entendre le lieutenant lui répondre que ce n’était pas exactement ce que ses chefs à Toulon avaient dans l’esprit. Peyrol exprima immédiatement l’opinion que de tous les chefs ayant jamais existé dans la marine le citoyen Renaud était le seul qui valût quelque chose. Sans prendre garde à ce ton provocant, le lieutenant Réal ne laissa pas dévier la conversation.


«Ce que l’on veut savoir, c’est si cette corvette anglaise entrave beaucoup le trafic côtier.


– Non, dit Peyrol. Elle ne s’occupe aucunement des pauvres gens, à moins, je suppose, qu’un bateau n’adopte un comportement suspect. Je l’ai vue donner la chasse à un ou deux, mais, même ceux-là, elle ne les a pas retenus. Michel – vous connaissez Michel – a entendu dire par des gens de la côte qu’elle en avait capturé plusieurs à diverses reprises. Naturellement, à dire vrai, personne n’est en sûreté.


– Non, bien sûr. Mais je me demande maintenant ce que cet Anglais pourrait considérer comme un «comportement suspect».


– Ah! Voilà une vraie question. Vous ne savez pas comment sont les Anglais? Un jour accommodants et bons enfants, et le lendemain prêts à vous tomber dessus comme des tigres. Durs le matin, insouciants l’après-midi, sûrs seulement dans un combat, qu’ils soient avec vous ou contre vous; mais, pour le reste, absolument fantasques. Vous les croiriez un peu toqués, et pourtant il ne ferait pas bon se fier à cette idée-là non plus.»


Le lieutenant lui prêtant une oreille attentive, Peyrol arbora un front plus lisse et parla avec verve des Anglais comme s’il se fût agi d’une tribu étrange et très peu connue. «D’une certaine manière, déclara-t-il, la plus fine mouche parmi eux peut se laisser prendre avec du vinaigre, mais pas tous les jours.» Il hocha la tête, en se souriant légèrement à lui-même comme s’il lui revenait le souvenir d’une ou deux histoires cocasses.


«Ce n’est pas quand vous étiez canonnier que vous avez acquis cette profonde connaissance des Anglais, remarqua sèchement le lieutenant.


– Vous y revoici, dit Peyrol. Et qu’est-ce que cela peut bien vous faire où j’ai appris tout cela? Supposons que je l’aie appris d’un homme mort à présent. Mettons que ce soit le cas.


– Je vois. Tout cela veut dire que ce n’est pas facile de savoir ce qu’ils ont derrière la tête.


– Non», dit Peyrol, puis il ajouta d’un ton bourru: «Et il y a des Français qui ne valent guère mieux. Je voudrais bien savoir ce que vous avez derrière la tête.


– Ce qu’il y a là, c’est une question de service, canonnier; voilà ce qu’il y a; et c’est une question qui n’a pas l’air de grand-chose à première vue mais qui, lorsque vous l’examinez, est à peu près aussi difficile à traiter convenablement que tout ce que vous avez jamais pu entreprendre de votre vie. Il faut croire que cela embarrasse les gros bonnets, puisqu’on a fait appel à moi. C’est vrai que je travaille à terre, à l’Amirauté, et que j’étais en évidence: on m’a montré l’ordre reçu de Paris. J’ai vu tout de suite la difficulté de la chose. Je l’ai fait remarquer et l’on m’a dit…


– De venir ici, interrompit Peyrol.


– Non. De prendre les dispositions nécessaires pour l’exécuter.


– Et vous avez commencé par venir ici. Vous venez toujours ici.


– J’ai commencé par chercher un homme», dit l’officier de marine, avec insistance.


Peyrol l’examina avec attention. «Vous voudriez me faire croire que dans toute la flotte vous n’auriez pas trouvé un homme?


– Je n’ai jamais pensé à en chercher un là. Mon chef est convenu avec moi que ce n’était pas une mission pour les hommes de la marine.


– Eh bien! ce doit être quelque chose d’assez vilain pour qu’un marin admette cela. Qu’est-ce que c’est que cet ordre? Je ne suppose pas que vous soyez venu ici sans être prêt à me le montrer.»


Le lieutenant plongea la main dans la poche intérieure de sa vareuse et la retira vide.


«Comprenez, Peyrol, dit-il gravement, qu’il ne s’agit pas d’une mission de combat. Nous ne manquons pas d’hommes capables pour cela. Il s’agit de jouer un tour à l’ennemi.


– Un tour?» dit Peyrol avec la gravité d’un juge. «C’est parfait. J’ai vu, dans l’océan Indien, Monsieur Surcouf [71] jouer des tours aux Anglais… Vu de mes yeux, ruses, stratagèmes et tous les trucs… C’est de bonne guerre.


– Certainement. L’ordre dans ce cas vient du Premier Consul lui-même, car il ne s’agit pas d’une petite affaire. Il s’agit de tromper l’amiral anglais!


– Quoi, le fameux Nelson? Ah! mais celui-là c’est un malin.»


Après avoir exprimé cette opinion, le vieux flibustier tira un mouchoir de soie de sa poche et, s’en étant essuyé la figure, répéta lentement: «Celui-là est un malin.»


Cette fois le lieutenant prit vraiment un papier dans sa poche et tout en disant: «J’ai copié cet ordre pour vous le montrer», le remit au flibustier qui le lui prit des mains avec un air incrédule.


Le lieutenant Réal regarda le vieux Peyrol qui tenait le papier à bout de bras, puis, pliant le bras, essayait d’ajuster la distance à sa vue, et il se demanda s’il l’avait copié en caractères assez gros pour que le canonnier Peyrol pût le déchiffrer aisément. L’ordre disait ceci: «Vous fabriquerez un paquet de dépêches et de prétendues lettres personnelles d’officiers contenant une claire affirmation, outre des allusions faites pour convaincre l’ennemi que la destination de la flotte que l’on arme actuellement à Toulon est l’Égypte, et, de façon générale, l’Orient. Vous expédierez ce paquet par mer sur un petit bâtiment quelconque faisant voile vers Naples, et vous ferez en sorte que ce bâtiment tombe aux mains de l’ennemi.» Le préfet maritime avait fait appeler Réal, lui avait montré le paragraphe de la lettre reçue de Paris, avait tourné la page et posé le doigt sur la signature «Bonaparte». Après lui avoir jeté un regard d’intelligence, l’amiral avait remis le papier sous clé dans un tiroir et la clé dans sa poche. Le lieutenant Réal avait noté le passage, de mémoire, aussitôt que l’idée de consulter Peyrol lui était venue.


Le flibustier, non sans plisser les yeux et pincer les lèvres, était venu à bout du papier que le lieutenant reprit en allongeant négligemment le bras. «Eh bien! qu’est-ce que vous en pensez? demanda-t-il. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas de sacrifier un navire de guerre à cette astuce. Qu’en pensez-vous?


– Plus facile à dire qu’à faire, déclara sèchement Peyrol.


– C’est ce que j’ai dit à mon amiral.


– C’est donc un marin d’eau douce, que vous ayez dû lui expliquer ça?


– Non, canonnier, pas du tout. Il m’a écouté en hochant la tête.


– Et qu’est-ce qu’il vous a dit, en fin de compte?


– Il m’a dit: «Parfaitement. Avez-vous des idées sur la question?» et je lui ai dit, écoutez-moi, canonnier, je lui ai dit: «Oui, amiral, je crois que j’ai un homme», et l’amiral m’a aussitôt interrompu: «Très bien, vous n’avez pas besoin de me parler de lui. Je vous confie cette affaire et je vous donne une semaine pour la régler. Quand ce sera fini, faites-moi votre rapport. En attendant, vous pouvez toujours prendre ce paquet.» Toutes les fausses lettres et les fausses dépêches étaient déjà préparées, Peyrol. J’ai emporté ce paquet du bureau de l’amiral. Un paquet enveloppé de toile à voile, proprement ficelé et cacheté. Voilà trois jours que je l’ai en ma possession. Il est en haut dans ma valise.


– Ça ne vous avance pas à grand-chose, grommela le vieux Peyrol.


– Non, avoua le lieutenant. Je peux aussi disposer de quelques milliers de francs.


– Des francs! répéta Peyrol, eh bien! mieux vaut vous en retourner à Toulon et essayer de soudoyer un homme qui voudra bien aller fourrer sa tête dans la gueule du lion anglais.»


Réal réfléchit un moment, puis reprit lentement: «Je ne voudrais pas parler de ça à n’importe quel homme. Bien sûr, c’est une mission dangereuse, la chose serait entendue.


– Elle le serait. Et si vous trouviez un garçon avec tant soit peu d’intelligence dans sa caboche, il essayerait naturellement de filer à la barbe de l’escadre anglaise et peut-être y réussirait-il, et alors que deviendrait votre tour?


– On pourrait lui donner une route à suivre.


– Oui, et il se pourrait que votre route le fasse justement passer à distance de toute l’escadre de Nelson, car on ne peut jamais dire ce que font les Anglais. Ils pourraient très bien être justement occupés à faire de l’eau en Sardaigne.


– Il est plus que probable que des croiseurs se trouveraient là et s’empareraient de lui.


– Ça se pourrait. Mais ce n’est pas là exécuter la tâche, c’est simplement tenter sa chance. À qui croyez-vous donc parler, à un enfant en bas âge sans doute… ou quoi?


– Non, mon cher canonnier. Il faudra avoir des fortes dents d’homme pour défaire ce nœud-là.» Il y eut un moment de silence, puis Peyrol déclara d’un ton dogmatique:


«Je vais vous dire ce qu’il en est, lieutenant. À mon avis, c’est exactement le genre d’ordre qu’un marin d’eau douce peut donner à de bons marins. Vous n’allez pas me dire le contraire.


– Certainement pas! reconnut le lieutenant. Et voyez toute la difficulté. Car, même en supposant que la tartane aille se flanquer au beau milieu de la flotte anglaise, comme si ç’avait été effectivement arrangé, ils visiteraient simplement sa cale, fourreraient peut-être le nez ici et là, mais ils n’auraient jamais l’idée d’aller y chercher des dépêches, n’est-ce pas? Notre homme, naturellement, les tiendrait bien cachées, n’est-ce pas? Il faut qu’il ne soit pas au courant. S’il était assez stupide pour les laisser traîner sur le pont, la mèche serait tout de suite éventée. Mais ce que je crois qu’il ferait, ce serait de jeter les dépêches par-dessus bord.


– Oui, à moins qu’on ne lui dise la nature de l’entreprise, dit Peyrol.


– Évidemment, mais quelle somme réussirait à convaincre un homme de s’en aller goûter des pontons anglais?


– L’homme prendra bel et bien la somme, et ensuite il fera de son mieux pour éviter de se faire attraper. Et s’il ne peut l’éviter, il veillera très soigneusement à ce que les Anglais ne trouvent rien à bord de sa tartane. Non, lieutenant, n’importe quel fichu propre-à-rien possesseur d’une tartane recevra de votre main deux ou trois mille francs le plus sagement du monde; mais quant à abuser l’amiral anglais, diable! c’est toute une affaire. Est-ce que vous n’avez pas pensé à tout cela avant de parler aux grandes épaulettes qui vous ont chargé de ce travail?


– J’ai vu la difficulté et je lui ai tout expliqué», répéta le lieutenant en baissant encore davantage la voix, quoique leur conversation n’eût cessé de se tenir en sourdine, malgré le silence qui régnait dans la maison derrière eux et la solitude des abords de la ferme d’Escampobar. C’était l’heure de la sieste, pour ceux qui pouvaient dormir. Le lieutenant, se rapprochant du vieil homme, lui susurra presque ces mots à l’oreille:


«Ce que je désirais, c’était vous entendre dire tout cela. Comprenez-vous maintenant le sens de mes paroles ce matin à notre poste de guet? Vous rappelez-vous ce que j’ai dit?»


Peyrol, tout en regardant dans le vide, murmura d’un ton uniforme:


«Je me rappelle qu’un officier de marine a essayé de faire perdre pied au vieux Peyrol sans y parvenir. Il se peut bien que je sois disparu, mais je suis encore trop solide pour n’importe quel blanc-bec qui se fâche, le diable sait pourquoi. C’est une bonne chose que vous n’y soyez pas parvenu, sans quoi je vous aurais entraîné avec moi et nous aurions fait notre dernière cabriole ensemble, au grand divertissement d’un équipage anglais. Jolie fin que c’eût été là!


– Vous ne vous rappelez pas que, quand vous m’avez dit que les Anglais enverraient une embarcation pour fouiller nos poches, je vous ai répondu que ce serait la méthode idéale.» Immobile comme une pierre, tandis que l’autre se penchait vers son oreille, Peyrol semblait n’offrir à ses chuchotements qu’un réceptacle insensible et le lieutenant poursuivit avec force: «Eh bien! c’était une allusion à cette affaire; car voyez-vous, canonnier, qu’eût-il pu y avoir de plus convaincant que de trouver sur moi ce paquet de dépêches? Quels eussent été leur surprise et leur émerveillement! Aucun doute n’aurait pu leur venir à l’esprit. Qu’en pensez-vous, canonnier? Bien sûr que non! Je vois d’ici le capitaine de cette corvette mettant toutes voiles dehors pour aller remettre le paquet entre les mains de l’amiral. Le secret de la destination de la flotte de Toulon trouvé sur le cadavre d’un officier! N’aurait-il pas exulté de cette chance prodigieuse? Mais ils ne l’auraient pas appelée accidentelle! Non, ils l’auraient appelée providentielle. Je connais un peu les Anglais, moi aussi. Ils aiment avoir Dieu de leur côté, c’est le seul allié auquel ils n’aient jamais besoin de donner des subsides. Vous ne trouvez pas, canonnier, que ç’aurait été la méthode idéale?»


Le lieutenant Réal se rejeta en arrière et Peyrol, toujours semblable à l’image sculptée d’une humeur sombre et songeuse, grommela doucement:


«Il est encore temps. Le navire anglais est toujours dans la Passe.» Il attendit un peu, sans altérer son inquiétante attitude de statue vivante, avant d’ajouter méchamment: «Vous n’avez pas l’air bien pressé d’aller faire ce plongeon.


– Ma foi, je suis presque assez dégoûté de la vie pour le faire», déclara le lieutenant sur le ton de la conversation.


«Eh bien! alors n’oubliez pas de monter chercher votre paquet avant de partir», fit Peyrol sur le même ton. «Mais ne m’attendez pas: je ne suis pas dégoûté de la vie, moi. Je suis disparu, et cela me suffit. Je n’ai pas besoin de mourir.»


À la fin il remua sur son siège, tourna la tête de droite et de gauche, comme pour s’assurer que son cou n’était pas pétrifié, laissa échapper un petit rire et grommela: «Disparu, hein! Baste, quelle fichue histoire!» comme si le mot «disparu» eût été une grossière insulte quand on l’inscrit sur un registre devant le nom d’un homme. Cela paraissait l’ulcérer, ainsi que l’observa le lieutenant avec surprise: ou bien était-ce quelque chose d’inarticulé qui l’ulcérait et se manifestait de cette manière amusante? Le lieutenant, lui aussi, eut un mouvement de colère qui prit feu puis retomba aussitôt et s’acheva par cette réflexion philosophique d’une froideur mortelle: «Nous sommes victimes de la destinée qui nous a réunis.» Puis son ressentiment le reprit. Pourquoi diable fallait-il qu’il tombât sur cette jeune fille ou cette femme (il ne savait comment il devait la considérer) et qu’il en souffrit si affreusement? Lui qui depuis l’enfance, ou presque, s’était employé à détruire en lui toute tendresse. Ces mouvements changeants de dégoût, d’étonnement en face de lui-même et des détours inattendus de la vie, lui donnaient un air profondément absorbé dont un éclat de Peyrol, non pas tant bruyant que farouche, vint le tirer:


«Non, s’écria Peyrol, je suis trop vieux pour aller me rompre les os pour le bon plaisir d’un balourd de soldat qui, à Paris, s’imagine avoir trouvé quelque chose de malin.


– Je ne vous le demande pas», dit le lieutenant d’un ton extrêmement sévère, que Peyrol aurait appelé un ton de porteur d’épaulettes. «Vieux bandit de mer! Et ce ne serait pas pour le bon plaisir d’un soldat en tout cas. Vous et moi nous sommes français, après tout.


– Vous avez donc découvert cela?


– Oui, dit Réal. Ce matin, en vous écoutant parler sur la falaise, avec cette corvette anglaise pour ainsi dire à un jet de pierre.


– Oui, grogna Peyrol, un navire construit en France!» (Il se donna un coup retentissant sur la poitrine.) «Ça fait mal là de le voir. J’avais l’impression que j’aurais pu sauter sur son pont, à moi tout seul!


– Oui, là-dessus, vous et moi, nous nous comprenons, dit le lieutenant. Mais écoutez-moi, l’affaire est beaucoup plus importante que de reprendre une corvette capturée. En réalité il s’agit de bien plus que de jouer un tour à un amiral. Cela fait partie d’un vaste plan, Peyrol! C’est encore un coup qui doit nous aider à remporter une grande victoire en mer.


– Nous! dit Peyrol. Je suis un flibustier, moi, et vous un officier de marine. Que voulez-vous dire par nous?


– Je veux dire tous les Français, répondit le lieutenant, ou disons simplement la France, que vous avez servie, vous aussi.»


Peyrol, dont l’attitude d’effigie de pierre s’était humanisée presque malgré lui, fit un signe de tête approbateur et dit: «Vous avez quelque chose dans la tête. Eh bien! qu’est-ce que c’est? Si vous croyez pouvoir vous fier à un flibustier.


– Non, je me fie à un canonnier de la République. L ’idée m’est venue que pour cette grande affaire, nous pourrions nous servir de cette corvette que vous observez depuis si longtemps. Car espérer que l’escadre ira capturer une vieille tartane d’une façon qui n’éveille pas de soupçons, il n’y faut pas songer.


– Une idée de terrien», déclara Peyrol avec plus de chaleur qu’il n’en avait jamais montré envers le lieutenant Réal.


«Oui, mais il y a cette corvette. Ne pourrait-on s’arranger pour leur faire avaler toute l’histoire, d’une façon ou d’une autre? Vous riez… Pourquoi?


– Je ris parce que ce serait une bonne plaisanterie», fit Peyrol dont l’hilarité fut de très courte durée. «Cet Anglais-là à bord de sa corvette, il se croit très malin. Je ne l’ai jamais vu, mais j’avais fini par avoir l’impression que je le connaissais comme si c’était mon propre frère; mais maintenant…»


Il s’arrêta court; le lieutenant Réal, après avoir observé ce brusque changement de contenance, déclara sur un ton imposant:


«Je crois que vous venez d’avoir une idée.


– Pas la moindre», répondit Peyrol, reprenant comme par enchantement son attitude pétrifiée. Le lieutenant ne se découragea pas et ne fut pas surpris d’entendre l’effigie de Peyrol déclarer: «Tout de même, on pourrait voir.» Puis brusquement: «Vous aviez l’intention de passer la nuit ici?


– Oui, je vais simplement descendre à Madrague et faire prévenir la chaloupe qui devait venir aujourd’hui de Toulon, qu’il lui faudra s’en retourner sans moi.


– Non, lieutenant. Il faut que vous retourniez à Toulon aujourd’hui. Quand vous y serez, il faut tirer de leur trou un ou deux de ces fichus gratte-papier du bureau de la Marine, même s’il est minuit, pour qu’ils vous délivrent des papiers pour une tartane… oh, appelez-la comme vous voudrez. N’importe quels papiers. Et alors vous reviendrez aussitôt que possible. Pourquoi ne pas descendre à Madrague maintenant et voir si la chaloupe n’est pas déjà là. Si elle y est, en partant tout de suite, vous pourriez être revenu ici vers minuit.»


Il se leva avec impétuosité: le lieutenant se leva lui aussi. Toute son attitude indiquait l’hésitation. L’aspect de Peyrol ne montrait pas d’animation particulière, mais son visage de Romain et son aspect grave lui donnaient un fort air d’autorité.


«Vous ne voulez pas m’en dire davantage? demanda le lieutenant.


– Non, dit le flibustier. Pas avant que nous ne nous revoyions. Si vous revenez pendant la nuit, n’essayez pas d’entrer dans la maison, attendez dehors. Ne réveillez personne. Je serai dans les parages et s’il y a quelque chose à vous dire, je vous le dirai alors. Qu’est-ce que vous cherchez? inutile de monter chercher votre valise. Vos pistolets sont aussi dans votre chambre? À quoi bon des pistolets pour aller simplement à Toulon et en revenir, avec un équipage de la marine?» Il mit carrément la main sur l’épaule du lieutenant et le poussa doucement vers le sentier qui menait à Madrague. Réal, à ce contact, tourna la tête, et leurs regards tendus se croisèrent avec la force concentrée d’une étreinte entre deux lutteurs. Ce fut le lieutenant qui céda devant le regard inflexiblement résolu du vieux Frère-de-la-Côte. Il céda sous le couvert d’un sourire sarcastique et de cette remarque, faite sur un ton dégagé: «Je vois que vous voulez vous débarrasser de moi pour une raison quelconque», ce qui ne fit pas le moindre effet sur Peyrol dont le bras lui montrait la direction de Madrague. Quand le lieutenant lui eut tourné le dos, Peyrol laissa retomber son bras; mais il attendit que le lieutenant eût disparu avant de se retourner lui aussi, et de prendre la direction opposée.