"Le Frère-De-La-Côte" - читать интересную книгу автора (Conrad Joseph)

IX

Après qu’il eut vu disparaître le lieutenant perplexe, Peyrol s’aperçut que son propre cerveau était parfaitement vide. Il se mit en devoir de descendre vers sa tartane non sans avoir jeté un regard de côté sur la façade de cette demeure habitée par un problème très différent. Celui-là attendrait. Se sentant la tête étrangement vide, il éprouva la pressante nécessité d’y faire entrer sans perdre de temps une pensée quelconque. Il dégringola les pentes abruptes, se rattrapa à des buissons, sauta de pierre en pierre avec l’assurance et la précision mécanique que lui donnait une longue habitude, sans relâcher un seul instant son effort pour découvrir un plan défini à se mettre dans la tête. Il pouvait apercevoir à sa droite la crique, tout éclairée d’une lumière pâle, tandis qu’au-delà s’étendait la Méditerranée, nappe bleu foncé, sans une ride. Peyrol se dirigeait vers le petit bassin où, depuis des années, il tenait cachée sa tartane, comme un bijou dans un coffret, sans autre but que de réjouir en secret ses regards; elle n’avait pas plus d’utilité pratique que n’en a le trésor d’un avare, mais elle était tout aussi précieuse! En atteignant un creux du terrain où poussaient des buissons et même quelques brins d’herbe, Peyrol s’assit pour se reposer. Dans la position où il était, le monde visible se limitait pour lui à une pente pierreuse, quelques rochers, le buisson auquel il était adossé et un morceau d’horizon marin complètement désert. Il se rendit compte qu’il détestait ce lieutenant beaucoup plus quand il ne le voyait pas. Il y avait quelque chose dans ce garçon-là. En tout cas, il s’était débarrassé de lui pour, mettons, huit ou dix heures. Le vieux flibustier éprouva un malaise, le sentiment fort importun que la stabilité des choses était compromise. Il s’en étonna et la pensée qu’il devenait vieux vint de nouveau l’envahir. Il n’ignorait pourtant pas la vigueur de son corps. Il pouvait encore avancer furtivement comme un Indien et de son fidèle bâton frapper un homme derrière la tête avec assez de sûreté et de force pour l’assommer comme un bœuf. C’est précisément ce qu’il avait fait pas plus tard que la nuit précédente à deux heures du matin, il n’y avait pas douze heures de cela, le plus aisément du monde et sans éprouver une sensation d’effort excessif. Cette pensée le réconforta. Mais il ne pouvait toujours pas trouver une idée à se mettre dans la tête. Pas ce qu’on eût pu appeler une véritable idée. Cela refusait de venir. Inutile de rester là à l’attendre.


Il se leva et, en quelques enjambées, il parvint à une crête pierreuse d’où il découvrit le bout blanc et arrondi des deux mâts de sa tartane. La coque lui en était cachée par la configuration du rivage dont le détail le plus visible était un grand rocher plat. C’était à cet endroit que, moins de douze heures auparavant, Peyrol, incapable de dormir dans son lit, et qui était descendu pour essayer de trouver le sommeil à bord de sa tartane, avait vu, au clair de lune, un homme debout, penché au-dessus de son navire et qui l’examinait à loisir. Une silhouette de forme caractéristique, noire et fourchue, qui certainement n’avait rien à faire là. Peyrol, par une déduction soudaine et logique, s’était dit: «Débarqué d’un canot anglais.» Pourquoi, comment, dans quel but, il ne s’attarda pas à y réfléchir. Il s’empressa d’agir, en homme longtemps accoutumé à se trouver à l’improviste aux prises avec les situations critiques les plus inattendues. La silhouette noire, plongée dans une sorte de stupeur attentive, n’entendit rien, ne soupçonna rien. Le gros bout du gourdin s’abattit sur sa tête comme un coup de tonnerre tombant d’un ciel bleu. Les parois du petit bassin retentirent du choc. Mais l’homme n’avait pas eu le temps de l’entendre. La force du coup avait envoyé le corps inanimé rouler du bord du rocher plat jusque dans la cale ouverte de la tartane qui fit entendre un bruit de tambour voilé. Peyrol n’aurait pas pu faire mieux à vingt ans. Non. Ni même si bien. Ç’avait été rapide, bien conçu, et ce bruit de tambour voilé fut suivi d’un parfait silence, sans un soupir, sans un gémissement. Peyrol contourna au pas de course un petit promontoire à l’extrémité duquel le rivage s’abaissait au niveau de la lisse [72] de la tartane, et sauta à bord. Le silence demeurait complet sous ce froid clair de lune et parmi les ombres profondes des rochers. Il était complet, car Michel qui couchait toujours sous le demi-pont d’avant, éveillé en sursaut par le choc qui avait fait trembler toute la tartane, en avait perdu l’usage de la parole. La tête dépassant à peine du demi-pont, immobilisé à quatre pattes et tremblant violemment comme un chien qu’on vient de laver à l’eau chaude, il n’osait avancer plus loin, terrorisé par ce cadavre ensorcelé qui venait de tomber à bord en fendant les airs. Il ne l’aurait touché pour rien au monde.


Les mots: «Es-tu là, Michel?» prononcés à mi-voix, agirent sur lui comme un tonique moral. Ce n’était donc pas un acte du Malin; ce n’était pas de la sorcellerie! Et même si c’en était, maintenant que Peyrol était là, Michel n’avait plus peur. Il ne hasarda pas la moindre question tout en aidant Peyrol à retourner le corps flasque. Le visage était couvert de sang par une coupure au front qu’il s’était faite en tombant sur le tranchant de la carlingue [73]. Si la tête n’avait pas été complètement écrasée et les membres brisés, c’est que, en décrivant sa parabole dans l’air, la victime de cette curiosité indue avait touché et cassé comme une simple carotte un des haubans du mât d’avant. En levant les yeux par hasard, Peyrol remarqua cette corde rompue, et posa aussitôt la main sur la poitrine de l’homme.


«Le cœur bat encore, murmura-t-il. Va allumer la lampe de la cabine, Michel.


– Vous allez porter cet objet dans la cabine?


– Oui, dit Peyrol. La cabine est habituée à ce genre d’objets.» Et il se sentit soudain plein d’amertume. «Cette cabine a été un piège mortel pour des gens que ce gaillard-là, quel qu’il soit, ne vaut pas.»


Tandis que Michel était allé exécuter l’ordre qu’il avait reçu, Peyrol parcourait des yeux les rives du bassin, car il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il devait y avoir d’autres Anglais dissimulés dans les parages. Qu’une des embarcations de la corvette fût encore dans la crique, il n’avait pas le moindre doute à cet égard. Quant à la raison qui l’y avait fait venir, elle était incompréhensible. Seul, le corps inanimé qui gisait à ses pieds aurait peut-être pu le lui dire: mais Peyrol avait peu d’espoir qu’il pût jamais retrouver la parole. Si ses camarades étaient partis à sa recherche, il y avait tout juste une petite chance qu’ils ne découvrissent pas l’existence du bassin. Peyrol se baissa pour tâter le corps d’un bout à l’autre. Il ne trouva sur lui aucune arme. Rien qu’un couteau de poche attaché à un cordon passé autour du cou.


Michel, l’obéissance incarnée, une fois revenu de l’arrière, reçut l’ordre de verser deux seaux d’eau salée sur la tête ensanglantée dont le visage était levé vers la lune. Descendre le corps dans la cabine n’alla pas sans mal. Il était lourd. On l’étendit de tout son long sur un caisson et une fois que Michel lui eut avec une étrange minutie placé les bras le long du corps, il eut l’air incroyablement rigide. La tête ruisselante, aux cheveux trempés, avait l’air d’être celle d’un noyé avec une balafre rose et béante sur le front.


«Va sur le pont faire le guet, dit Peyrol. Il est encore possible que nous ayons à nous battre avant la fin de la nuit.»


Une fois Michel parti, Peyrol commença par enlever rapidement sa vareuse et tira sa chemise par-dessus sa tête. C’était une chemise très fine. Les Frères-de-la-Côte, à leurs moments de loisir, n’étaient pas du tout une bande de gens déguenillés, et le canonnier Peyrol avait conservé le goût du beau linge. Il déchira la chemise en longues bandes, s’assit sur le coffre et prit sur ses genoux la tête mouillée. Il la banda avec une certaine adresse, en opérant aussi calmement que s’il se fût agi de travaux pratiques sur un mannequin. Puis Peyrol, en homme d’expérience, prit la main inanimée et lui tâta le pouls. La vie ne s’était pas encore enfuie. Le flibustier, nu jusqu’à la ceinture, ses bras puissants croisés sur la fourrure grise de sa poitrine dénudée, garda son regard baissé sur ce visage inerte posé sur ses genoux et dont les yeux étaient paisiblement fermés sous la bande blanche qui lui couvrait le front. Il examina cette mâchoire épaisse, bizarrement associée à une certaine rondeur des joues, à un nez remarquablement large mais à bout pointu, avec un petit creux sur l’arête, marque naturelle ou qui provenait peut-être de quelque ancienne blessure. Un visage d’argile brune, taillé à coups de serpe, et dont les paupières fermées portaient d’épais cils noirs qui semblaient artificiellement jeunes sur cette physionomie vieille de quarante ans au moins; et Peyrol pensait à sa jeunesse. Non pas la sienne propre; celle-là il ne se souciait jamais de la retrouver, mais il pensait à la jeunesse de cet homme, à l’aspect que ce visage avait dû avoir vingt ans plus tôt. Tout à coup, il changea de position et approchant ses lèvres de l’oreille de cette tête inanimée, hurla de toute la force de ses poumons:


«Holà, holà! réveille-toi, camarade!»


Il y avait de quoi réveiller un mort, semblait-il. Un faible: «Voilà! voilà.» fut la seule réponse qui lui parvint de loin et, peu après, Michel passa la tête par la porte de la cabine avec une grimace anxieuse et une lueur dans ses yeux ronds.


«Vous avez appelé, maître?


– Oui, dit Peyrol. Viens m’aider à le déplacer.


– Par-dessus bord?» murmura Michel avec empressement.


«Non, dit Peyrol, sur cette couchette. Doucement! Ne lui cogne pas la tête,» cria-t-il avec une tendresse inattendue. «Étends une couverture sur lui. Reste dans la cabine et tiens son pansement humecté d’eau salée. Je crois que personne ne viendra te déranger cette nuit. Je vais jusqu’à la maison.


– Le lever du jour approche», remarqua Michel.


C’était une raison de plus qui faisait que Peyrol voulait retourner en hâte à la maison et grimper à sa chambre sans être vu. Il passa sa vareuse à même sa peau, ramassa son gourdin, recommanda à Michel de ne laisser cet étrange oiseau sortir de la cabine sous aucun prétexte. Convaincu que l’homme ne referait jamais un pas de sa vie, Michel accueillit ces instructions sans émotion particulière.


Le jour avait commencé à poindre depuis un moment lorsque Peyrol, montant à Escampobar, eut, en se retournant par hasard, la chance de voir de ses propres yeux le canot du navire de guerre anglais qui sortait de la crique à la rame. Cela confirma ses suppositions, mais ne lui en rendit pas la cause plus claire. Perplexe et inquiet, il atteignit la maison en passant par la cour. Toujours la première levée, Catherine se tenait près de la porte ouverte de la cuisine. Elle s’écarta et l’eût laissé passer sans rien dire si Peyrol lui-même ne lui avait demandé à voix basse: «Rien de nouveau?» Et du même ton, elle lui répondit: «Elle s’est mise à vagabonder la nuit.» Peyrol se glissa silencieusement jusqu’à sa chambre d’où il redescendit une heure plus tard, comme s’il y avait passé toute la nuit dans son lit.


C’est cette aventure nocturne qui avait affecté le caractère de la conversation du matin entre Peyrol et le lieutenant. Pour diverses raisons, il avait trouvé la chose particulièrement pénible. Une fois débarrassé de Réal pour plusieurs heures, le flibustier avait à s’occuper de cet autre intrus qui venait compromettre la paix de la ferme d’Escampobar, paix tendue et incertaine, d’origine sinistre. Assis sur le rocher, les yeux négligemment fixés sur les quelques gouttes de sang qui trahissaient sous le regard du Ciel son ouvrage de la nuit précédente, Peyrol, tout en s’efforçant de trouver quelque chose de précis à quoi penser, crut entendre comme le bruit sourd du tonnerre. Si faible qu’il fût, il n’en remplissait pas moins tout le bassin. Il en devina aussitôt la nature et toute perplexité disparut de son visage. Ramassant son gourdin, il se mit sur pied brusquement en murmurant: «Il n’est pas mort du tout», et il se précipita à bord de la tartane.


Sur le pont arrière, Michel était aux aguets. Il avait exécuté les ordres reçus au bord du puits. La porte de la cabine était non seulement assurée par le très visible cadenas, mais encore étayée par un espar qui la rendait aussi ferme qu’un roc. Le bruit de tonnerre semblait sortir comme par enchantement de son immuable matière. Un moment, le bruit cessa, puis l’on entendit une sorte de grognement continu, comme celui d’un dément. Ensuite, le bruit de tonnerre reprit, Michel déclara:


«Voilà la troisième fois qu’il se livre à ce jeu.


– Il n’y met pas beaucoup de force, remarqua Peyrol gravement.


– Qu’il puisse simplement le faire, c’est un miracle», dit Michel, manifestant une certaine surexcitation. «Il est debout sur l’échelle et tape dans la porte avec son poing. Il va mieux. Il a commencé environ une demi-heure après que je suis revenu à bord. Il a tambouriné pendant un moment et alors il est dégringolé de l’échelle. Je l’ai entendu. J’avais l’oreille collée à l’écoutillon [74]. Il est resté étendu par terre à se parler à lui-même un bon moment et puis il a recommencé.»


Peyrol s’approcha de la descente pendant que Michel déclarait: «Il va continuer indéfiniment. On ne peut pas l’arrêter.»


«Easy there», dit Peyrol d’une voix grave et autoritaire. «Time you finish that noise [75]


Ces mots amenèrent instantanément un silence de mort. Michel cessa de grimacer. Il était ébahi du pouvoir de ces quelques mots dans une langue étrangère.


Peyrol, de son côté, se mit à sourire légèrement. Il n’avait pas prononcé une phrase en anglais depuis des siècles. Il attendit complaisamment que Michel eût ôté la barre, puis décadenassé la porte de la cabine. Une fois la porte ouverte, il lança cet avertissement: «Dégage!», et il descendit à reculons avec beaucoup de calme, après avoir donné l’ordre à Michel d’aller à l’avant et d’ouvrir l’œil.


En bas, l’homme à la tête bandée était penché sur la table et ne cessait de jurer d’une voix faible. Peyrol, après l’avoir écouté un moment, comme quelqu’un qui reconnaîtrait un air entendu bien des années auparavant, y mit un terme en disant d’une voix grave:


«Ça suffit!» Puis, après un moment de silence, il ajouta: «Tu as l’air bien malade, hein! Sick [76], comme tu dirais», et, d’un ton qui, s’il n’était pas tendre, n’était en tout cas certainement pas hostile: «On va arranger ça.


– Qui êtes-vous?» demanda le prisonnier, l’air effrayé et en levant rapidement le bras pour se protéger la tête du coup qui allait venir. Mais la main levée de Peyrol lui retomba seulement sur l’épaule avec une tape cordiale qui le fit s’asseoir soudain sur un caisson, à moitié affaissé et sans pouvoir parler. Si hébété qu’il fût, il put voir toutefois que Peyrol ouvrait un placard et en sortait une petite dame-jeanne et deux gobelets de fer-blanc. Il reprit courage pour dire d’un ton plaintif: «J’ai la gorge comme de l’amadou.» Puis d’un ton soupçonneux: «Est-ce vous qui m’avez cassé la tête?


– C’est moi», admit Peyrol, en s’asseyant de l’autre côté de la table et en se renversant en arrière pour considérer à loisir son prisonnier.


«Pourquoi diable avez-vous fait cela?» demanda l’autre avec une sorte de faible fureur qui laissa Peyrol impassible.


«Parce que tu es venu fourrer ton nez où tu n’avais que faire. Tu comprends? Je te vois là, à la lueur de la lune, penché, dévorant des yeux ma tartane. Tu ne m’as pas entendu, hein?


– Je crois que vous marchiez dans l’air. Est-ce que vous aviez l’intention de me tuer?


– Oui, plutôt que de te laisser retourner raconter toute une histoire à bord de ta sacrée corvette.


– Eh bien! vous avez maintenant une chance de m’achever. Je suis aussi faible qu’un petit chat.


– Comment dis-tu ça? Un petit chat? Ha, ha, ha!» Peyrol se mit à rire. «Tu en fais un joli petit chat!» Il saisit la petite dame-jeanne par le goulot et se mit à remplir les gobelets. «Là», continua-t-il en en poussant un vers le prisonnier, «ça se laisse boire, ça.»


Symons était dans un tel état que le coup semblait lui avoir enlevé tout pouvoir de résistance, toute faculté de surprise, et même, tous les moyens qu’a un homme de s’affirmer, à l’exception d’un amer ressentiment. Sa tête lui faisait mal, il lui semblait qu’elle était énorme, trop lourde pour son cou et comme remplie d’une fumée chaude. Tandis qu’il buvait, Peyrol l’observait fixement; d’un mouvement incertain il reposa le gobelet sur la table. Un moment on l’eût cru assoupi, mais bientôt un soupçon de couleur vint rendre plus foncé son teint de bronze. Il se redressa sur son caisson et dit d’une voix forte:


«Vous m’avez joué un sacrément sale tour, dit-il. Vous trouvez cela viril de marcher dans l’air derrière le dos d’un type et de l’assommer comme un bœuf?»


Peyrol fit avec calme un signe d’assentiment et se mit à boire à petites gorgées.


«Si je t’avais trouvé n’importe où ailleurs qu’en train d’examiner ma tartane, je ne t’aurais rien fait. Je t’aurais laissé rejoindre ton canot. Où était-il, ton sacré canot?


– Comment pourrais-je le dire? Je ne sais pas où je suis. Je ne suis jamais venu ici avant. Il y a combien de temps que je suis ici?


– Oh! à peu près quatorze heures, répondit Peyrol.


– Il me semble que ma tête va tomber si je remue, grogna l’autre… Vous êtes un sacré bousilleur, voilà ce que vous êtes.


– Pourquoi un bousilleur?


– Pour ne pas m’avoir achevé tout de suite.»


Il s’empara de la timbale et la vida d’un trait. Peyrol se mit à boire aussi, sans le perdre des yeux. Il posa sa timbale avec une extrême douceur et dit d’une voix lente:


«Comment pouvais-je savoir que c’était toi? J’ai tapé assez fort pour fêler le crâne de tout autre homme.


– Qu’est-ce que vous racontez? Qu’est-ce que vous savez de mon crâne? Où voulez-vous en venir? Je ne vous connais pas, canaille à cheveux blancs, qui vous promenez la nuit pour aller frapper par-derrière sur la tête des gens. Avez-vous aussi réglé le compte de notre officier?


– Ah, oui! Ton officier. Qu’est-ce qu’il est venu faire? Quels ennuis veniez-vous causer ici d’ailleurs, vous autres?


– Est-ce que vous pensez qu’on le dit à l’équipage d’un canot? Allez le demander à notre officier. Il venait de monter là-haut par le ravin quand voilà notre patron qui a la frousse: «Tu as le pied léger, Sam, qu’il me dit, eh bien, va en douce faire le tour de la crique pour voir si, de l’autre côté, on peut apercevoir notre canot.» Eh bien, je ne distinguais rien du tout. Ça allait. Mais j’ai eu l’idée de grimper un peu plus haut dans les rochers…»


Il s’arrêta d’un air assoupi. «C’était stupide de ta part», remarqua Peyrol sur un ton d’encouragement.


«Je me serais attendu à voir un éléphant dans l’intérieur des terres, plutôt qu’un bâtiment dans un bassin qui n’avait pas l’air plus grand que ma main. Je ne pouvais pas comprendre comment il s’était introduit là. J’ai pas pu me retenir de descendre pour me rendre compte – et tout ce que je sais, c’est qu’ensuite je me suis retrouvé étendu sur le dos, la tête bandée, sur une couchette, dans cette niche qui tient lieu de cabine ici. Vous ne pouviez pas me héler et engager le combat dans les règles, vergue à vergue? Vous m’auriez eu tout de même, car, en fait d’arme, je n’avais rien d’autre que le couteau que vous m’avez volé.


– Il est là sur la planchette», dit Peyrol en se détournant. «Non, mon vieux, je ne voulais pas risquer de te voir ouvrir les ailes pour t’envoler.


– Vous n’aviez rien à craindre pour votre tartane. Notre canot ne cherchait pas de tartane. On n’aurait pas accepté votre tartane en cadeau. On en voit des douzaines chaque jour, de ces tartanes.»


Peyrol remplit de nouveau les deux gobelets. «Ah, oui, vous voyez peut-être beaucoup de tartanes mais celle-ci n’est pas comme les autres. Comment, toi qui es marin, tu n’as pas vu qu’elle avait quelque chose d’extraordinaire.


– Tonnerre de Dieu! cria l’autre. Comment voulez-vous que j’aie pu voir quoi que ce soit? Je venais juste de remarquer que ses voiles étaient enverguées [77] quand votre massue est venue me taper sur la tête.» Il porta les mains à sa tête et se prit à gémir. «Seigneur! on dirait que je n’ai pas dessoûlé depuis un mois.»


Le prisonnier de Peyrol avait en effet un peu l’air de s’être fait ouvrir le crâne dans une rixe d’ivrognes. Mais Peyrol ne lui trouvait pas un aspect répugnant. Le flibustier gardait un tendre souvenir de la vie de pirate qu’il avait menée, avec son esprit anarchique et son vaste théâtre d’opérations, jusqu’au moment où le bouleversement des choses dans l’océan Indien et d’étonnantes rumeurs venues de l’autre bout du monde l’eurent fait réfléchir sur la nature précaire de cette existence. C’était vrai qu’il avait déserté le pavillon français quand il était tout jeune, mais alors, ce drapeau était blanc, maintenant c’était un drapeau tricolore. Il avait connu la pratique de la liberté, de l’égalité et de la fraternité telles qu’on les entendait dans les repaires avoués ou secrets de la confrérie des Frères-de-la-Côte. Si bien que pour lui le changement, à en croire ce qu’en disaient les gens, ne devait pas être bien grand. Le flibustier avait aussi ses idées personnelles et positives sur la valeur de ces trois mots. La Liberté: tenir sa place dans le monde si on le peut; l’Égalité, oui! Mais jamais un groupe d’hommes n’a mené à bien quoi que ce soit sans un chef. Tout cela valait ce que cela valait. Quant à la Fraternité, il la considérait un peu différemment. Des frères pouvaient bien naturellement se quereller entre eux. C’était dans une compagnie de Frères-de-la-Côte, au cours d’une violente querelle soudain devenue enflammée qu’il avait reçu la plus dangereuse blessure de sa vie. Mais Peyrol n’en avait conservé de rancune contre personne. À son avis, tout membre de la confrérie avait droit à l’aide de tous les autres contre le reste du monde. Et il se retrouvait là assis en face d’un Frère dont il avait cogné la tête pour des raisons acceptables. Il était là, de l’autre côté de la table, l’air échevelé, ahuri, perplexe, furieux: et sa tête avait été aussi solide que lorsque, bien des années auparavant, un Frère, d’origine italienne, lui avait donné le surnom de «Testa Dura [78]», en une circonstance quelconque, une partie de lutte à coups de tête, sans doute; de même que lui, Peyrol, pendant un certain temps, avait été connu, des deux côtés du détroit de Mozambique sous le nom de Poigne-de-Fer après avoir joué à bout de bras un jour, en présence des Frères-de-la-Côte, avec la trachée artère d’un turbulent sorcier nègre qui avait un tour de poitrine prodigieux. Les gens du village s’étaient empressés d’apporter les victuailles qu’on réclamait d’eux, et le sorcier n’avait plus jamais été le même. Ç’avait été une belle démonstration.


Oui, c’était Testa Dura, à n’en pas douter; ce jeune néophyte de leur ordre (Peyrol n’avait jamais su ni où ni comment on l’avait recruté), étranger au campement, naïf et très impressionné par la compagnie de bravaches cosmopolites dans laquelle il se trouvait. Il s’était attaché à Peyrol de préférence à quelques-uns de ses compatriotes – il y en avait plusieurs dans cette bande – et il lui courait après comme un petit chien: assurément il avait agi en bon camarade lors de cette blessure qui n’avait ni tué ni dompté Peyrol, mais qui lui avait seulement donné le loisir de réfléchir sur la conduite de sa propre vie.


Peyrol avait eu le premier soupçon de cette stupéfiante réalité, pendant qu’il bandait la tête de l’homme à la lueur de la lampe fumeuse. Du moment que l’homme vivait encore, Peyrol n’avait pas le pouvoir de l’achever ni de le laisser sans secours comme un chien. Et puis c’était un marin. Qu’il fût anglais n’empêchait pas Peyrol d’éprouver à son égard des sentiments mélangés, parmi lesquels la haine n’avait certainement aucune place. Parmi les Frères-de-la-Côte, c’était les Anglais qu’il préférait. Il avait aussi rencontré chez eux cette appréciation particulière et loyale qu’un Français doué de caractère et de capacités obtiendra plutôt des Anglais que de toute autre nation. Peyrol avait été parfois chef, sans avoir jamais guère cherché à l’être, car il n’était pas ambitieux. La place de chef lui revenait, la plupart du temps, dans des moments plus ou moins critiques et, quand elle lui était échue, c’était sur les Anglais qu’il s’était généralement surtout reposé.


Ce jeune garçon était donc devenu ce marin de la marine de guerre anglaise! Il n’y avait rien d’impossible dans le fait même. On trouvait des Frères-de-la-Côte sur toutes sortes de navires et dans toutes sortes d’endroits. Peyrol en avait bien rencontré un une fois sous l’aspect d’un très vieil et misérable infirme qui exerçait la profession de mendiant sur les marches de la cathédrale de Manille [79]; et il l’avait laissé plus riche de deux grosses pièces d’or à ajouter à son magot insoupçonné. On parlait d’un Frère-de-la-Côte qui était devenu mandarin en Chine et Peyrol croyait cela. On ne savait jamais où et dans quelle situation on allait retrouver un Frère-de-la-Côte. L’étonnant, c’était que celui-ci fût venu le chercher, pour se mettre sous son gourdin. La plus grande préoccupation de Peyrol avait été, durant cette matinée de dimanche, de cacher toute cette aventure au lieutenant Réal. Car contre un porteur d’épaulettes, la protection mutuelle était le premier des devoirs entre Frères-de-la-Côte. Le caractère inattendu de cette obligation, qui se présentait à lui vingt ans après, lui donnait une force extraordinaire. Ce qu’il allait faire de cet homme, il n’en savait rien, mais, depuis le matin, la situation avait changé. Peyrol avait reçu la confidence du lieutenant et avait conclu une entente avec lui de manière particulière. Il se plongea dans une profonde méditation.


«Sacrée tête dure», murmura-t-il sans changer de position. Peyrol était un peu fâché que l’autre ne l’eût pas reconnu. Il ne pouvait imaginer combien il eût été difficile pour Symons d’identifier ce corpulent personnage aux mouvements lents et aux cheveux blancs avec l’objet de sa juvénile admiration: le Frère français aux boucles brunes et dans la force de l’âge que tout le monde admirait tellement. Peyrol sortit de sa méditation en entendant l’autre déclarer tout à coup:


«Je suis anglais, moi, et je ne suis pas disposé à mettre les pouces devant qui que ce soit. Qu’allez-vous faire de moi?


– Je ferai ce qui me plaira», répondit Peyrol qui venait de se poser exactement la même question.


«Alors, faites vite, quoi que vous décidiez. Je me moque pas mal de ce que vous ferez, mais dépêchez-vous de le faire.»


Il essaya d’appuyer sur les mots, mais à la vérité les derniers lui échappèrent d’une voix balbutiante et le vieux Peyrol en fut touché. Il pensa que s’il le laissait boire encore le gobelet plein qui était devant lui, il serait sûrement ivre mort. Mais il prit ce risque. Aussi se contenta-t-il de répondre:


«Allons, bois.» L’autre ne se le fit pas dire deux fois, mais il ne pouvait qu’avec peine maîtriser les mouvements de son bras tendu vers le gobelet. Peyrol leva le sien très haut.


«Trinquons, hein?» proposa-t-il. Mais malgré son état précaire, l’Anglais demeura rancunier.


«Du diable si j’y consens!» s’écria-t-il avec indignation, quoique d’une voix si faible que Peyrol dut tendre l’oreille pour saisir les mots. «Il faut d’abord m’expliquer ce que signifiait cette façon de me cogner sur la tête.»


Il se mit à boire, sans cesser de regarder Peyrol d’une manière qui voulait être insultante, mais qui parut à Peyrol si enfantine qu’il en éclata de rire.


«Sacré imbécile, va! Ne t’ai-je pas dit que c’était à cause de la tartane? S’il n’y avait eu la tartane, je ne me serais pas montré. Je serais resté tapi derrière un buisson comme un – comment appelez-vous ça? – un lièvre!»


L’autre, qui subissait les effets de l’alcool, le regardait d’un air franchement incrédule.


«Toi, tu n’as pas d’importance, reprit Peyrol. Ah! si tu avais été un officier, je serais allé te chercher n’importe où. Tu m’as dit que ton officier avait remonté le ravin?»


Symons poussa un soupir profond et satisfait. «C’est le chemin qu’il a pris. Nous avons entendu dire à bord qu’il y avait une maison par ici.


– Ah! il est allé à cette maison! dit Peyrol. Ma foi, s’il y est allé, il doit bien s’en repentir. Il y a une demi compagnie d’infanterie cantonnée dans cette ferme.»


Le marin anglais n’eut pas de peine à gober ce mensonge inspiré. Tous les marins de l’escadre du blocus savaient parfaitement qu’il y avait des soldats en garnison sur de nombreux points de la côte. Aux diverses expressions qui avaient passé sur le visage de cet homme en train de se remettre d’un long état d’inconscience, vint s’ajouter une nuance d’effroi.


«Pourquoi diable ont-ils été fourrer des soldats sur ce bout de rocher? demanda-t-il.


– Oh! des postes de signalisation ou quelque chose de ce genre. Je ne vais pas tout te raconter. Voyons! Tu pourrais bien t’enfuir.»


Cette phrase atteignit Symons à l’endroit le plus sobre de toute sa personne. Il se passait donc des choses. M. Bolt était prisonnier. Mais la principale idée qui s’éveilla dans son esprit confus, c’était qu’avant peu on allait le livrer à ces soldats. La perspective de la captivité le faisait défaillir et il résolut de faire autant de difficultés qu’il le pourrait.


«Vous serez obligé de me faire porter par certains de ces soldats. Je refuserai de marcher. Rien à faire, après qu’on m’a presque défoncé le crâne en me frappant par-derrière. Je vous le dis carrément! Je refuse de marcher. Pas un seul pas. Il faudra me porter à terre.»


Peyrol se contenta de secouer la tête d’un geste apaisant.


«Allez chercher tout de suite quatre hommes et un caporal!» reprit Symons avec obstination, «je veux être fait prisonnier dans les règles. Qui diable êtes-vous? Vous n’avez aucun droit de vous mêler de tout cela. Je crois bien que vous devez être un civil. Un marinero [80] ordinaire, même si vous vous faites appeler autrement. Et vous m’avez l’air d’un assez louche marinero par-dessus le marché. Où avez-vous appris l’anglais? En prison, hein? Vous n’allez pas me garder dans cette sacrée niche à bord de votre tartane de quatre sous. Allez chercher ce caporal, je vous dis.»


Il sembla exténué tout à coup et murmura seulement: «Je suis un Anglais, parfaitement.»


La patience de Peyrol était positivement angélique.


«Ne parle pas de la tartane», dit-il avec force en articulant le plus clairement possible. «Je t’ai dit qu’elle n’est pas comme les autres. Pour la bonne raison qu’elle sert de courrier. Chaque fois qu’elle prend la mer, elle fait un pied de nez [81] à tous vos croiseurs anglais. Je puis bien te dire ça, parce que tu es mon prisonnier. Tu ne vas pas tarder à apprendre le français maintenant.


– Qui êtes-vous? Le gardien de cette baille, ou quoi?» demanda Symons, toujours impavide.


Mais le mystérieux silence de Peyrol finit apparemment par l’intimider. Il se trouva tout d’un coup très abattu et se mit à maudire d’un ton languissant toutes les expéditions en canot, le patron de la chaloupe et sa propre malchance.


Peyrol resta alerte et attentif, en homme qui surveille une expérience, tandis qu’au bout d’un moment on eût dit à voir la figure de Symons qu’il venait d’être frappé d’un nouveau coup de massue, moins violent que le premier. Une taie s’étendit sur ses yeux ronds et les mots de «louche marinero» franchirent ses lèvres d’une voix aussi faible que celle d’un mourant. Pourtant telle était la force de résistance de sa tête qu’il put encore se ressaisir suffisamment pour dire à Peyrol d’un ton insinuant:


«Allons, grand-père!» Il essaya de pousser à travers la table le gobelet qui se renversa. «Allons! finissons ce qu’il y a dans votre minuscule bouteille.


– Non», dit Peyrol en ramenant la bouteille de son côté et en y mettant le bouchon.


«Non?» répéta Symons d’un ton incrédule en regardant fixement la dame-jeanne. «Vous devez être un bousilleur.» Il essaya d’en dire plus sous le regard vigilant de Peyrol, échoua une ou deux fois et, tout à coup, prononça le mot «cochon» si correctement que le vieux Peyrol en sursauta; après quoi, il devint inutile de le regarder davantage. Peyrol s’empressa de mettre sous clé la dame-jeanne et les gobelets. Quand il se retourna, il vit le prisonnier presque allongé de tout son long sur la table, et parfaitement silencieux; pas même un ronflement.


Quand Peyrol se retrouva dehors, en tirant la porte de la cabine derrière lui, Michel accourut à l’avant pour recevoir les ordres du patron: mais celui-ci resta si longtemps sur le pont arrière à méditer profondément, la main devant la bouche, que Michel se sentit devenir nerveux et hasarda cette remarque enjouée: «On dirait qu’il ne va pas mourir?


– Il est mort», dit Peyrol avec un accent de sombre gaieté. «Ivre mort. Et vraisemblablement tu ne me reverras pas avant demain, à un moment ou à un autre.


– Mais qu’est-ce que je dois faire? demanda Michel timidement.


– Rien, dit Peyrol. Il va sans dire que tu ne le laisseras pas mettre le feu à la tartane.


– Mais en supposant, insista Michel, qu’il fasse mine de vouloir s’enfuir.


– Si tu vois qu’il essaye de s’enfuir», dit Peyrol avec une solennité affectée, «alors, Michel, tu n’auras qu’à t’écarter de son chemin aussi rapidement que tu le pourras. Un homme qui essayerait de s’enfuir avec une tête dans l’état où est la sienne ne ferait de toi qu’une bouchée.»


Il ramassa son gourdin, descendit à terre et s’éloigna sans même jeter un regard à son fidèle séide. Michel l’écouta grimper parmi les pierres et l’expression absolument et complètement décontenancée que prit alors son visage d’habitude aimable et vide, lui donna une sorte de dignité.