"Le Frère-De-La-Côte" - читать интересную книгу автора (Conrad Joseph)

VII

On n’avait mis dans la salle qu’un seul couvert [56] au bout d’une longue table pour le lieutenant. C’est là qu’il prenait ses repas, tandis que les autres prenaient le leur dans la cuisine: rassemblement habituel, étrangement assorti, que servait Catherine, inquiète et silencieuse. Peyrol, soucieux et affamé, faisait face au citoyen Scevola en habit de travail et très absorbé. Scevola avait l’air plus fiévreux que d’ordinaire, et au-dessus de sa barbe drue, les taches rouges de ses pommettes étaient très marquées. De temps à autre, la maîtresse de la ferme se levait de sa place, près du vieux Peyrol, et allait dans la salle servir le lieutenant. Les trois autres convives semblaient ne point prêter attention à ses absences. Vers la fin du repas, Peyrol, appuyé au dossier de sa chaise de bois, laissa son regard se poser sur l’ex-terroriste qui n’avait pas encore achevé son repas et qui s’activait encore au-dessus de son assiette, de l’air d’un homme qui a beaucoup travaillé toute la matinée. La porte de communication entre la salle et la cuisine était grande ouverte, mais aucun bruit de voix ne parvenait jamais de l’autre pièce.


Jusqu’à ces temps derniers, Peyrol ne s’était guère inquiété de l’état d’esprit de ceux avec qui il vivait. Maintenant, au contraire, il se demandait quelles pouvaient bien être les pensées de ce patriote ex-terroriste, de cet être sanguinaire et extrêmement pauvre qui jouait le rôle de patron de la ferme d’Escampobar. Mais lorsque le citoyen Scevola leva enfin la tête pour prendre une longue gorgée de vin, rien d’imprévu n’apparut sur ce visage auquel ses vives couleurs donnaient une telle ressemblance avec un masque peint. Leurs regards se croisèrent.


«Sacrebleu!» s’écria Peyrol à la fin, «si vous ne dites jamais rien à personne, comme cela, vous finirez par ne plus savoir parler.»


Le patriote se mit à sourire dans les profondeurs de sa barbe, un sourire qui faisait toujours à Peyrol, pour une raison ou une autre, peut-être par simple prévention, l’effet de ressembler à la grimace défensive d’un petit animal sauvage qui aurait peur d’être cerné.


«De quoi voulez-vous qu’on parle? rétorqua-t-il. Vous vivez avec nous; vous n’avez pas bougé d’ici; je suppose que vous avez dû compter les grappes de raisin dans l’enclos et les figues sur le figuier contre le mur à l’ouest, plus d’une fois…»


Il s’arrêta pour prêter l’oreille au silence absolu qui régnait dans la salle, puis il reprit, en élevant légèrement la voix: «Vous et moi, nous savons tout ce qui se passe ici.»


Peyrol plissa le coin de ses yeux en lançant un regard aigu et pénétrant. Catherine, qui desservait, se conduisait comme si elle avait été complètement sourde. On eût dit que son visage, couleur de noix, aux joues et aux lèvres affaissées, était sculpté, tant ses fines rides demeuraient prodigieusement immobiles. Son maintien était droit, ses mains vives. «On n’a pas besoin de parler de la ferme, dit Peyrol. Vous n’avez appris aucune nouvelle, ces temps derniers?»


Le patriote secoua la tête avec violence. Il avait horreur des nouvelles publiques. Tout était perdu. Le pays était mené par des parjures et des renégats. Toutes les vertus patriotiques étaient mortes. Il frappa la table du poing, puis resta aux aguets comme si le coup avait pu éveiller un écho dans la maison silencieuse. Nulle part on n’entendait le moindre bruit. Le citoyen Scevola soupira; il pensait être le dernier des patriotes et, même dans sa retraite, sa vie n’était pas en sûreté.


«Je sais, dit Peyrol. J’ai vu toute l’affaire de ma fenêtre. Vous savez courir comme un lièvre, citoyen.


– Fallait-il donc me laisser sacrifier par ces brutes superstitieuses?» répliqua le citoyen Scevola d’une voix aiguë et avec une indignation sincère que Peyrol observa avec froideur. C’est à peine s’il put l’entendre murmurer: «Peut-être aurait-il autant valu que je laisse ces chiens de réactionnaires me tuer cette fois-là!»


La vieille femme qui faisait la vaisselle sur l’évier jeta un regard inquiet vers la porte de la salle.


«Non!» s’écria le solitaire sans-culotte. «Ce n’est pas possible! Il doit rester en France des tas de patriotes. Le feu sacré n’est pas éteint!»


Un instant on eût dit d’un homme, la tête couverte de cendre [57], le cœur plein de désolation. Ses yeux en amande semblaient ternes, éteints. Au bout d’un moment il jeta à Peyrol un regard de côté, comme pour juger de l’effet, et se mit à déclamer d’une voix sourde et en ayant l’air de répéter un discours pour lui seul: «Non! ce n’est pas possible! Un jour viendra où la tyrannie sera ébranlée et où le moment sera venu de l’abattre de nouveau. Nous descendrons dans la rue par milliers, et… ça ira!»


Ces mots, et même l’énergie passionnée de son intonation, laissèrent Peyrol insensible. La tête appuyée sur sa forte main brune, il pensait si visiblement à autre chose que le faible esprit de combativité terroriste s’effondra dans le cœur solitaire du citoyen Scevola. Le reflet du soleil dans la cuisine fut obscurci par la silhouette du pêcheur de la lagune qui, dans l’encadrement de la porte, balbutiait un timide salut à la compagnie. Sans changer de position, Peyrol tourna les yeux vers lui avec curiosité. Catherine, tout en s’essuyant les mains à son tablier, remarqua: «Vous arrivez tard pour dîner, Michel.» Il entra, prit des mains de la vieille femme une écuelle et un gros morceau de pain et les emporta aussitôt dans la cour. Peyrol et le sans-culotte se levèrent de table. Ce dernier, en homme qui ne sait plus où il est, passa brusquement dans le corridor, tandis que Peyrol, évitant le regard inquiet de Catherine, se dirigeait vers la cour de derrière. Par la porte ouverte de la salle, il aperçut Arlette qui, assise toute droite, les mains sur les genoux, regardait quelqu’un qu’il ne pouvait voir, mais qui ne pouvait être que le lieutenant Réal.


Dans la chaleur et la lumière écrasantes de la cour, les poulets, par petits groupes, faisaient la sieste sur des taches d’ombre. Peyrol, lui, ne prenait pas garde au soleil. Michel, qui mangeait son dîner sous le toit en pente de la remise, posa par terre son écuelle et rejoignit son maître près du puits qu’entourait un petit mur de pierre et que surmontait un arceau de fer forgé sur lequel un figuier sauvage avait poussé un maigre rejeton. Après la mort de son chien le pêcheur avait abandonné la lagune salée, laissant sa barque pourrir, exposée sur ce sinistre rivage et ses filets serrés dans sa cabane obscure. Il ne voulait pas avoir d’autre chien, et d’ailleurs, qui lui en aurait donné un? Il était le dernier des hommes. Il fallait bien que quelqu’un fût le dernier. Il n’y avait pas place pour lui dans la vie du village. Aussi, un beau matin, était-il monté à la ferme pour y voir Peyrol ou plus exactement pour se faire voir par Peyrol. C’était absolument le seul espoir de Michel. Il s’était assis sur une pierre devant la barrière d’entrée, avec un petit balluchon qui consistait principalement en une vieille couverture, et un bâton recourbé, qu’il avait posé sur le sol près de lui. Il avait ainsi l’air de la créature la plus abandonnée, la plus douce et la plus inoffensive de la terre. Peyrol avait écouté gravement le récit confus qu’il lui fit de la mort du chien. Personnellement, il ne se serait pas fait un ami d’un chien comme celui de Michel, mais il comprenait très bien que l’homme eût quitté brusquement sa misérable installation au bord de la lagune. Et quand Michel eut terminé par ces mots: «Je me suis dit que j’allais monter ici», Peyrol, sans attendre une requête plus explicite, lui avait dit: «Très bien. Je te prends comme équipage», et il lui avait montré le sentier qui descendait à la mer. Et comme Michel, ramassant son paquet et son bâton, s’en allait sans attendre d’autres instructions, il lui avait crié: «Tu trouveras un pain et une bouteille de vin dans le coffre arrière, pour casser la croûte.»


Telles furent les seules formalités de l’engagement de Michel comme «équipage», à bord du bateau de Peyrol. Celui-ci, sans perdre de temps, avait effectivement voulu réaliser son dessein de posséder en propre un bâtiment capable de prendre la mer. Il n’était pas facile de trouver quelque chose de convenable. La population misérable de Madrague, minuscule hameau de pêcheurs qui fait face à Toulon, n’avait rien à vendre. D’ailleurs, Peyrol n’avait que mépris pour ce qu’ils possédaient dans ce genre. Il eût tout aussi volontiers acheté un catamaran fait de trois billes de bois liées avec du rotin, qu’une de leurs barques; mais il y avait, solitaire et bien en évidence sur la grève, posée sur le côté dans une attitude de mélancolie fatiguée, une tartane à deux mâts dont les cordages, blanchis par le soleil, pendaient en festons et dont les mâts desséchés montraient de longues fissures. On ne voyait jamais personne faire la sieste à l’ombre de sa coque sur laquelle les mouettes de la Méditerranée se trouvaient fort à leur aise. Elle avait l’air d’une épave rejetée assez haut sur la grève par une mer dédaigneuse. Peyrol, qui l’avait d’abord examinée de loin, vit que le gouvernail était encore en place. Il en parcourut des yeux le corps et se dit qu’un bâtiment ayant des lignes pareilles devait tenir la mer. Cette tartane était beaucoup plus grande que tout ce qu’il avait envisagé, mais sa dimension même exerçait une fascination. Il eut l’impression que toutes les côtes de la Méditerranée seraient à sa portée, les Baléares [58] et la Corse, la côte barbaresque [59] et l’Espagne. Peyrol avait navigué des milliers de lieues sur des bâtiments qui n’étaient pas plus gros. Derrière son dos un groupe de femmes de pêcheurs, maigres et tête nue, avec un essaim d’enfants en guenilles pendus à leurs jupes, considéraient en silence le premier étranger qu’elles eussent vu depuis des années.


Peyrol emprunta dans le village une petite échelle (il n’était pas assez bête pour confier son poids à l’un des cordages qui pendaient sur le flanc du bateau) et la transporta jusqu’à la grève, suivi à distance respectueuse par les femmes et les enfants ébahis: il se voyait devenu phénomène et prodige pour les naturels du pays, comme cela lui était arrivé autrefois sur plus d’une île dans des mers lointaines. Il grimpa à bord de la tartane abandonnée et se dressa sur son avant ponté, point de mire de tous les yeux. Une mouette s’envola avec un cri furieux. Le fond de la cale ouverte ne contenait qu’un peu de sable, des débris de bois, un crochet rouillé et des brins de paille que le vent avait dû transporter pendant des lieues avant qu’ils ne trouvassent là leur repos. Le pont arrière avait une petite claire-voie [60] et une descente [61], et les yeux de Peyrol se posèrent, fascinés, sur un énorme cadenas qui assujettissait la porte à glissière. On eût dit que la tartane renfermait des secrets ou des trésors – alors que très probablement elle était vide. Peyrol détourna la tête, et de toute la force de ses poumons, hurla en direction des femmes de pêcheurs, auxquelles s’étaient joints deux vieillards et un infirme bossu qui se balançait entre deux béquilles:


«Est-ce que quelqu’un s’occupe de cette tartane, a-t-elle un gardien?»


Leur seule réponse fut d’abord un mouvement de recul. Seul, le bossu demeura sur place et répondit d’une voix dont la puissance était inattendue:


«Vous êtes le premier homme qui soit monté à bord depuis des années.»


Les femmes de pêcheurs admirèrent sa hardiesse; vraiment Peyrol leur paraissait un être très redoutable.


«J’aurais pu m’en douter, pensa Peyrol. Elle est dans un fichu état.» La mouette qu’il avait dérangée avait ramené des compagnes aussi indignées qu’elle et elles tournoyaient à différentes hauteurs, en poussant des cris sauvages au-dessus de la tête de Peyrol. Il cria de nouveau:


«À qui appartient-elle?»


L’être aux béquilles leva le doigt vers les oiseaux qui tournoyaient et répondit d’une voix grave:


«Ce sont les seuls propriétaires que je lui connaisse.» Puis, comme Peyrol baissait son regard vers lui par-dessus le bastingage, il continua: «Ce bateau appartenait autrefois à Escampobar. Vous connaissez Escampobar? C’est une maison dans le creux là-bas, entre les collines.


– Oui, je connais Escampobar», hurla Peyrol qui se retourna et s’appuya contre le mât dans une attitude qu’il conserva assez longtemps. Son immobilité finit par lasser la foule. Les gens se retirèrent lentement tous ensemble vers leurs cabanes, le bossu formant l’arrière-garde, avec ses longs balancements entre les béquilles, et Peyrol resta seul avec les mouettes irritées. Il demeura longtemps à bord du bâtiment tragique qui avait conduit-les parents d’Arlette à la mort lors du massacre vengeur de Toulon, et qui avait ramené la jeune Arlette et le citoyen Scevola à Escampobar où la vieille Catherine, restée seule à l’époque, avait pendant des jours attendu que quelqu’un revînt. Jours d’angoisse et de prières tandis qu’elle prêtait l’oreille au grondement des canons autour de Toulon et, avec une terreur différente et presque plus vive, au silence de mort qui avait succédé.


Peyrol, goûtant le plaisir de se sentir à tout le moins un bâtiment sous les pieds, ne s’abandonna à aucune des images d’horreur auxquelles cette tartane désolée se trouvait associée. Il rentra à la ferme si tard dans la soirée qu’il dut souper tout seul. Les femmes s’étaient retirées, seul le sans-culotte qui fumait une petite pipe dehors le suivit dans la cuisine et lui demanda où il avait été, et s’il s’était égaré. Cette question fournit une ouverture à Peyrol. Il était allé à Madrague et avait vu une fort jolie tartane qu’on laissait pourrir sur la grève.


«On m’a dit là-bas qu’elle vous appartient, citoyen.»


À ces mots le terroriste se contenta de cligner des yeux.


«Qu’y a-t-il? N’est-ce pas le bateau sur lequel vous êtes venu ici? Vous ne voulez pas me le vendre?» Peyrol attendit un moment. «Quelle objection pouvez-vous bien avoir?»


Le patriote, visiblement, n’avait aucune objection positive. Il marmotta vaguement que la tartane était très sale. Cette déclaration suscita de la part de Peyrol un regard d’intense stupeur.


«Je suis prêt à vous en débarrasser dans l’état où elle est.


– Je serai franc avec vous, citoyen. Voyez-vous, pendant qu’elle était à quai à Toulon, un ramassis de traîtres en fuite, hommes, femmes, et aussi des enfants, grimpèrent à bord et coupèrent les amarres avec l’espoir de s’échapper; mais les vengeurs les talonnèrent et n’y allèrent pas par quatre chemins avec eux. Quand nous avons découvert la tartane derrière l’Arsenal [62], moi et un autre homme, il nous a fallu jeter par-dessus bord un monceau de cadavres que nous avons dû tirer de la cale et de la cabine. Vous trouverez tout très sale à bord. On n’a pas eu le temps de nettoyer.» Peyrol eut envie de rire. Il avait vu des ponts ruisselants de sang et avait lui-même aidé à jeter des cadavres par-dessus bord après le combat; mais il considéra le citoyen d’un œil inamical: «Il a trempé dans ce massacre, sans aucun doute», se dit-il à lui-même, mais il n’articula aucune remarque. Il pensait seulement à l’énorme cadenas qui fermait ce charnier vide, à l’arrière. Le terroriste insista: «Nous n’avons vraiment pas eu un moment pour nettoyer. Les circonstances étaient telles que j’ai été obligé de partir au plus tôt de crainte de voir quelques-uns des prétendus patriotes me faire le coup de la carmagnole ou n’importe quoi. On s’était querellé avec acharnement dans ma section. Et je n’ai pas été le seul à m’en aller, vous savez.»


Peyrol, d’un geste, coupa court à l’explication. Mais avant que le terroriste et lui ne se fussent séparés pour la nuit, Peyrol put se considérer comme le possesseur de la tartane tragique.


Le lendemain il descendit au hameau et s’y établit pour quelque temps. La terreur qu’il avait inspirée se dissipa, encore que personne ne se souciât de s’approcher beaucoup de la tartane. Peyrol n’avait besoin d’aucune aide. Il fit sauter lui-même l’énorme cadenas avec une barre de fer et laissa entrer la lumière du jour dans la petite cabine, où des traces de sang sur les boiseries témoignaient effectivement du massacre, mais il n’y trouva rien d’autre qu’une touffe de longs cheveux et une boucle d’oreille, babiole sans valeur qu’il ramassa et qu’il examina longuement. Les idées associées à de semblables trouvailles ne lui étaient pas étrangères. Il pouvait sans trop d’émotions fortes se représenter la cabine encombrée de cadavres. Il s’assit et regarda autour de lui les taches et les éclaboussures que la lumière du jour n’avait pas touchées depuis des années. La petite boucle d’oreille sans valeur était devant lui, sur la table grossière, entre les coffres, et il hocha pesamment la tête à son adresse. Lui, du moins, n’avait jamais été un boucher.


À lui seul il fit tout le nettoyage. Puis il s’occupa avec amour d’équiper la tartane. Il n’avait pas perdu ses habitudes d’activité. Il fut heureux d’avoir quelque chose à faire. Cette tâche lui convenait et avait tout l’air de préparatifs de voyage; c’était un agréable rêve et qui chaque soir lui donnait la satisfaction d’avoir accompli quelque chose en vue de ce but illusoire. Il monta des apparaux neufs, gratta lui-même les mâts, balaya, lava, peignit sans l’aide de personne, travaillant assidûment, avec espoir, comme s’il se fût préparé à s’enfuir d’une île déserte; dès que la cabine, ce petit trou noir, eut été nettoyée et remise en état, il prit l’habitude de venir coucher à bord. Il ne monta à la ferme qu’une seule fois, pour deux jours, comme pour se donner un congé. Il l’employa surtout à observer Arlette. Elle était peut-être le premier être humain problématique qu’il eût jamais rencontré. Il n’avait pas de mépris pour les femmes. Il les avait vues aimer, souffrir, subir, se révolter, et même combattre pour la patrie, tout à fait comme des hommes. En règle générale, avec les hommes comme avec les femmes, il fallait se tenir sur ses gardes, mais à certains égards on pouvait avoir davantage confiance dans les femmes. À vrai dire, les femmes de son pays lui étaient moins familières que toute autre espèce. Il avait toutefois tiré de son expérience de nombreuses races différentes l’idée vague que les femmes étaient partout assez semblables les unes aux autres. Celle-ci était une créature qu’on pouvait aimer. Elle lui faisait l’effet d’un enfant et éveillait en lui une sorte d’émotion intime dont il n’avait pas pensé jusqu’alors qu’elle pût exister toute seule chez un homme, et dont le caractère désintéressé le surprenait. «Serait-ce que je me fais vieux?» se demanda-t-il tout à coup, un soir qu’assis sur le banc contre le mur il regardait droit devant lui, après qu’Arlette eut traversé son champ de vision.


Il se sentait lui-même observé par Catherine qu’il avait surprise à le regarder à la dérobée dans les encoignures ou par l’entrebâillement des portes. De son côté, il la regardait ouvertement, sans ignorer l’impression qu’il lui produisait: un mélange de curiosité et de crainte. Il avait l’idée qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil sa présence à la ferme où, il s’en rendait compte, elle était loin d’avoir la vie facile. Et cela non pas parce qu’elle avait toute la charge du ménage. C’était une femme à peu près du même âge que lui, droite comme un i, mais dont le visage était tout ridé. Un soir qu’ils étaient assis seuls, dans la cuisine, Peyrol lui dit: «Vous avez dû être jolie fille dans votre temps, Catherine. C’est singulier que vous ne vous soyez jamais mariée.»


Elle se tourna vers lui sous le grand manteau de la cheminée, et parut frappée de stupeur, incrédule, interdite, si bien que Peyrol, un peu vexé, s’écria: «Eh bien! qu’y a-t-il? Si le vieux bourricot dans la cour s’était mis à parler, vous n’auriez pas l’air plus surpris. Vous ne pouvez pas nier que vous avez été jolie fille.»


Elle se remit de son émotion pour lui dire: «Je suis née ici, j’ai grandi ici, et je me suis résolue tôt dans ma vie à mourir ici.


– Drôle d’idée à se mettre dans la tête pour une jeune fille, fit Peyrol.


– Ce n’est pas un sujet de conversation convenable», reprit la vieille femme en se baissant pour prendre un pot de terre sur les braises. «Je ne pensais pas alors», continua-t-elle, le dos tourné à Peyrol, «que je vivrais bien longtemps. Quand j’avais dix-huit ans, je suis tombée amoureuse d’un prêtre.


– Ah! bah!» s’écria Peyrol à mi-voix. «C’était alors que j’ai imploré la mort», poursuivit-elle d’un ton tranquille. «J’ai passé des nuits à genoux, là-haut, dans la chambre où vous habitez maintenant. Je fuyais tout le monde. On commençait à dire que j’étais folle. Nous avons toujours été détestés par la racaille des environs. Ces gens ont des langues empoisonnées. On m’avait surnommée: «la fiancée du prêtre». Oui, j’étais jolie, mais qui donc aurait fait attention à moi, même si je l’avais souhaité? Ma seule chance fut d’avoir pour frère un homme admirable. Il comprenait. Il ne disait pas un mot, mais quelquefois, quand nous étions seuls, sans même que sa femme fût présente, il posait doucement sa main sur mon épaule. Depuis lors, je ne suis jamais retournée à l’église, et je n’y retournerai jamais. Mais je n’ai plus rien contre Dieu maintenant.»


Son attitude ne donnait plus aucun signe de méfiance ou d’inquiétude. Elle se tenait droite comme une flèche devant Peyrol et le regardait avec une expression confiante. Le vieux forban n’était pas encore en état de parler. Il se contenta de hocher la tête à deux reprises et Catherine se détourna pour aller mettre le pot à rafraîchir sur l’évier. «Oui, j’ai eu envie de mourir. Mais je ne suis pas morte et, maintenant, j’ai quelque chose à faire», dit-elle en s’asseyant près de l’âtre et en se prenant le menton dans la main. «Et je pense que vous savez ce que c’est», ajouta-t-elle.


Peyrol se leva lentement. «Enfin! Bonsoir, lui dit-il, je descends à Madrague. Je veux me remettre au travail sur la tartane dès le petit jour.


– Ne me parlez pas de cette tartane! Elle a emporté mon frère pour toujours. Je suis restée sur le rivage à regarder ses voiles diminuer de plus en plus. Ensuite je suis remontée toute seule à la ferme.»


Remuant avec calme ses lèvres fanées qu’aucun amoureux, qu’aucun enfant n’avait jamais embrassées, la vieille Catherine raconta à Peyrol les jours, les nuits d’attente, avec le canon lointain qui grondait à ses oreilles. Elle avait passé des heures, assise sur le banc dehors à attendre des nouvelles, à regarder des lueurs sur le ciel, à écouter l’éclatement sourd des coups de canon qui arrivait par-dessus l’eau. Et puis, un soir, ç’avait été comme la fin du monde. Le ciel était tout illuminé, la terre tremblait sur ses fondements et il lui sembla que la maison chancelait, si bien qu’elle se leva en sursaut de son banc et se mit à crier de terreur. Cette nuit-là, elle ne s’était pas couchée du tout. Le lendemain elle vit la mer couverte de voiles et un nuage de fumée noire et jaune au-dessus de Toulon. Un homme qui montait de Madrague lui dit qu’il croyait que toute la ville avait sauté. Elle alla lui chercher une bouteille de vin et il l’aida ce soir-là à donner la pâture aux bêtes. Avant de redescendre chez lui, il déclara qu’il ne pouvait plus rester âme qui vive à Toulon, parce que les quelques survivants seraient sûrement partis à bord des navires anglais. Près d’une semaine plus tard, elle somnolait près du feu, lorsqu’elle fut réveillée par un bruit de voix au-dehors et elle aperçut, debout au milieu de la salle, pâle comme une morte au sortir de la tombe, une couverture tachée de sang sur les épaules et un bonnet rouge sur la tête, une petite fille terrible à voir, dans laquelle elle reconnut soudain sa nièce. Terrifiée, elle se mit à crier: «François, François!» C’était le nom de son frère, et elle le crut dehors. Son cri effraya l’enfant qui s’enfuit par la porte. Tout, au-dehors, était tranquille. Elle cria une fois encore: «François!», puis, ayant, en chancelant, gagné la porte, elle vit sa nièce se cramponner à un inconnu, coiffé d’un bonnet rouge, un sabre au côté et qui hurlait avec agitation: «Vous ne reverrez plus François. Vive la République!»


«J’ai reconnu le fils Bron [63], continua Catherine. Je connaissais ses parents. Au début des troubles, il était parti de chez lui pour suivre la Révolution. Je marchai droit vers lui et j’éloignai la fille de son côté. Il n’y eut pas à la cajoler beaucoup; elle m’avait toujours aimée», poursuivit-elle, en se levant de son tabouret et en se rapprochant un peu de Peyrol. «Elle se rappelait bien sa tante Catherine. J’arrachai l’horrible couverture de ses épaules. Ses cheveux étaient collés par le sang, ses vêtements en étaient tout tachés. Je la menai en haut. Elle était aussi faible qu’un petit enfant. Je la déshabillai et l’examinai des pieds à la tête. Elle n’avait aucune blessure. J’en étais sûre, mais de quoi d’autre pouvais-je être sûre? Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle me marmottait. Sa voix même me bouleversait. Elle tomba de sommeil aussitôt que je l’eus mise dans mon lit et je restai plantée là à la regarder, à demi folle à la pensée de toutes les épreuves par lesquelles cette enfant avait dû être traînée. Quand je suis redescendue, j’ai trouvé ce propre-à-rien dans la maison. Il parcourait la salle en vociférant, en débitant des inepties et des vantardises, tant et si bien que j’ai fini par penser que tout cela n’était qu’un affreux rêve. La tête me tournait. Il prétendait avoir des droits sur l’enfant et Dieu sait quoi. J’ai eu l’impression de comprendre des choses qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. Je me tordais les mains de toutes mes forces, de peur de devenir folle.


– Il vous a fait peur», dit Peyrol en la regardant fixement. Catherine, de nouveau, se rapprocha.


«Quoi? Le fils Bron, me faire peur! Il était la risée de toutes les filles, quand il musardait parmi les gens devant l’église, les jours de fête, du temps du roi. Tout le pays le connaissait. Non! Ce que je me disais, c’est qu’il ne fallait pas le laisser me tuer. Il y avait là-haut l’enfant que je venais de lui arracher et j’étais là toute seule avec cet homme armé d’un sabre, sans pouvoir mettre la main même sur un couteau de cuisine [64].


– Il est donc resté, dit Peyrol.


– Que vouliez-vous que je fasse?» demanda Catherine d’un ton ferme. «Il avait ramené l’enfant de cet abattoir. Il me fallut du temps pour me faire une idée de ce qui s’était passé. Je ne sais pas encore tout et je suppose que je ne saurai jamais tout. Au bout de quelques jours j’ai été un peu rassurée pour Arlette, mais elle a été longtemps sans vouloir parler et quand elle s’y est mise, ça ne m’apprenait jamais rien. Qu’aurais-je fait toute seule! Il n’y avait personne que je puisse condescendre à appeler à mon aide. Nous autres gens d’Escampobar, nous n’avons jamais été bien vus par les paysans d’ici, dit-elle avec orgueil. Et voilà tout ce que je peux vous dire.»


La voix lui manqua. Elle se rassit sur le tabouret et se prit le menton dans la paume de sa main. Comme Peyrol quittait la maison pour se rendre au hameau, il vit Arlette et le patron tournant le coin du mur de la cour, marchant côte à côte, mais comme s’ils s’ignoraient l’un l’autre.


Cette nuit-là il dormit à bord de la tartane remise en état et au lever du soleil il était déjà au travail sur la coque. Il avait désormais cessé d’être un objet de contemplation effrayée pour les habitants du hameau qui gardaient pourtant encore une attitude méfiante. Son seul intermédiaire pour communiquer avec eux était le misérable infirme. Cet homme fut, à vrai dire, la seule compagnie de Peyrol tout le temps qu’il travailla sur la tartane, il avait plus d’activité, d’audace et d’intelligence, semblait-il à Peyrol, que tout le reste des habitants réunis. Le matin de bonne heure, on pouvait le voir, balancé comme un pendule entre ses béquilles, qui s’avançait vers la coque sur laquelle Peyrol était déjà au travail depuis une heure environ. Peyrol lui lançait alors un solide bout de filin et l’infirme, posant ses béquilles contre le flanc de la tartane, hissait sa misérable petite carcasse toute rabougrie au-dessous de la taille, à la force du poignet avec une extrême facilité. Une fois là-haut, assis sur le petit pont avant, adossé au mât, croisant devant lui ses petites jambes minces et tordues, il tenait compagnie à Peyrol, lui parlant d’un bout à l’autre de la tartane en forçant la voix, et partageant, comme de plein droit, son repas de midi, puisque c’était lui, l’infirme, qui généralement apportait les provisions dans un drôle de petit panier plat suspendu à son cou. Ainsi les heures de travail se trouvèrent-elles abrégées par des remarques sagaces et des racontars sur les gens du cru. Comment l’infirme en était-il informé, il était difficile de l’imaginer et le flibustier n’était pas assez au courant des superstitions européennes pour le soupçonner de s’envoler, la nuit, à cheval sur un manche à balai, comme une sorte d’équivalent masculin d’une sorcière – car il y avait, dans ce fragment rabougri d’humanité, quelque chose de mâle qui avait frappé Peyrol dès l’abord. Sa voix même avait un accent mâle et le caractère de ses cancans n’avait rien de féminin. Il avait bien dit à Peyrol qu’on l’emmenait parfois en carriole dans les environs jouer du violon aux mariages ou autres réjouissances; mais cela n’était pas une explication suffisante et il avoua lui-même qu’on n’avait guère eu d’occasions de ce genre pendant la Révolution quand les gens ne se souciaient pas d’attirer l’attention sur eux et que tout se faisait à la sauvette. Il n’y avait pas de prêtre pour officier aux mariages, et sans cérémonies, comment aurait-il pu y avoir de réjouissances? Les enfants, bien sûr, naissaient comme auparavant, mais il n’y avait pas de baptêmes; et les gens s’étaient mis à avoir en quelque sorte un drôle d’air. La contenance des gens avait un peu changé, et même les garçons et les filles avaient l’air d’avoir quelque chose qui leur pesait sur l’esprit.


Peyrol, occupé à une chose ou une autre et sans paraître y prêter grande attention, l’écoutait raconter l’histoire de la Révolution, comme on écouterait quelque intelligent insulaire de l’autre bout du monde parler des rites sanguinaires et des espérances stupéfiantes d’une religion inconnue du reste de l’humanité. Mais les propos de cet infirme avaient quelque chose de mordant qui mettait une certaine confusion dans ses pensées. Le sarcasme était un mystère qu’il ne saisissait pas. Un jour qu’assis tous deux sur le pont avant, ils mâchonnaient le pain et les figues de leur repas de midi, Peyrol dit à son ami l’infirme:


«Il devait bien y avoir quelque chose là-dedans, mais ça ne semble pas vous avoir apporté grand-chose, à vous autres, par ici.


– Sûr», répliqua avec vivacité le petit bout d’homme, «que ça ne m’a pas redressé le dos ni donné une paire de jambes comme les vôtres!»


Peyrol, qui venait de laver la cale et dont le pantalon était relevé au-dessus du genou regarda ses mollets avec complaisance. «Vous ne pouviez guère vous attendre à cela! remarqua-t-il avec simplicité.


– Ah! mais vous ne savez pas à quoi s’attendaient ou prétendaient s’attendre des gens au corps bien fait, dit l’infirme. On allait tout changer. Tout le monde allait attacher ses chiens avec des saucisses pour le principe.» Son long visage, qui avait au repos cette expression de souffrance particulière aux infirmes, s’éclaira d’une énorme grimace. «Ils doivent se trouver joliment refaits maintenant, ajouta-t-il, et naturellement ça les contrarie, mais pas moi. Je n’en ai jamais voulu ni à mon père ni à ma mère. Tant que ces pauvres vieux ont vécu, je n’ai jamais eu faim, enfin pas très faim. Ils ne pouvaient guère être fiers de moi.» Il se tut et sembla se considérer lui-même intérieurement. «Je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place. Quelque chose de très différent. Mais c’est que, voyez-vous, je sais ce que c’est d’être comme je suis. Eux ne pouvaient pas le savoir, bien sûr, et je ne crois pas que ces pauvres gens aient eu beaucoup d’esprit. Un prêtre d’Almanarre, – Almanarre est une espèce de village là-haut où il y a une église…»


Peyrol l’interrompit pour lui dire qu’il n’ignorait rien d’Almanarre. C’était là simple illusion de sa part, vu qu’en réalité il connaissait beaucoup moins Almanarre que Zanzibar ou n’importe quel village de pirate, de là jusqu’au cap Guardafui [65]. Et l’infirme le regarda de ses yeux bruns qui avaient une tendance naturelle à regarder vers le haut.


«Comment, vous connaissez!… Pour moi», reprit-il d’un ton tranquille et décidé, «vous êtes un homme tombé du ciel. Donc, un prêtre d’Almanarre est venu les enterrer, un bel homme avec une figure grave, le plus bel homme que j’aie jamais vu depuis lors, jusqu’à ce que vous débarquiez ici. On racontait l’histoire d’une fille qui était tombée amoureuse de lui quelques années auparavant. J’étais assez vieux alors pour avoir entendu une partie de l’histoire, mais ça n’y change rien. D’ailleurs, bien des gens ne voulaient pas y croire.»


Peyrol, sans regarder l’infirme, essayait de s’imaginer quelle sorte d’enfant il avait bien pu être, quelle sorte de jeune homme. Le flibustier avait vu d’horribles difformités, d’épouvantables mutilations qui étaient l’œuvre de la cruauté humaine, mais c’était chez des gens à la peau sombre. Et cela faisait une grande différence. Mais ce qu’il avait vu et entendu raconter depuis son retour au pays natal, les récits, les faits, et les visages aussi, touchaient sa sensibilité avec une force particulière, parce qu’il avait tout à coup senti qu’après une vie entière passée parmi des Indiens, des Malgaches [66], des Arabes, des moricauds de toutes sortes, il appartenait vraiment à cet endroit, à cette terre et qu’il n’avait échappé que d’un cheveu à ces atrocités. Son compagnon mit fin à un moment de silence significatif qui semblait avoir été occupé par des pensées assez semblables aux siennes, en disant:


«Tout cela se passait du temps du roi. Ils ne lui ont coupé la tête que quelques années plus tard. Ça ne m’a pas rendu la vie plus facile, mais depuis que ces républicains ont déposé Dieu et l’ont flanqué à la porte de toutes les églises, je lui ai pardonné tous mes ennuis.


– Voilà qui est parler comme un homme», dit Peyrol. Seul l’aspect difforme du dos de l’infirme empêcha Peyrol de lui donner une tape cordiale. Il se leva pour se mettre à son travail de l’après-midi. Il consistait à faire un peu de peinture à l’intérieur du navire et du pont avant; l’infirme l’observait avec des yeux rêveurs et une expression ironique aux lèvres.


Ce ne fut que lorsque le soleil eut passé au-dessus du cap Cicié, qu’on voyait au-delà de l’eau comme un brouillard sombre dans la lumière, qu’il ouvrit la bouche pour demander: «Et qu’est-ce que vous avez l’intention de faire, citoyen?»


Peyrol répondit simplement que la tartane serait désormais en état d’aller n’importe où, dès qu’on l’aurait mise à l’eau.


«Vous pourriez aller jusqu’à Gênes et à Naples, et même plus loin, suggéra l’infirme.


– Beaucoup plus loin, dit Peyrol.


– Et c’est en vue d’un voyage que vous l’avez équipée comme cela?


– Certainement», dit Peyrol en manœuvrant son pinceau d’une main ferme.


«J’ai un peu l’impression que ce ne sera pas un long voyage.»


Peyrol ne ralentit pas le va-et-vient de son pinceau, mais ce ne fut pas sans un effort. Il s’était, en effet, découvert une indubitable répugnance à s’éloigner de la ferme d’Escampobar. Le désir d’avoir à lui un bâtiment en état de prendre la mer n’avait plus maintenant aucun rapport avec un désir de vagabondage. L’infirme avait raison. Le voyage de la tartane remise à neuf ne l’entraînerait pas très loin. Ce qui était surprenant c’était que l’infirme eût été si affirmatif à ce sujet. On aurait dit qu’il lisait dans la pensée des gens.


Ce fut tout une affaire que de mettre à l’eau la tartane rénovée; tout le monde, dans le hameau, y compris les femmes, y travailla toute une journée; et dans tout le cours de son obscure histoire, l’on n’avait jamais vu dans le hameau passer de main en main tant de piécettes. Balancé entre ses béquilles, l’infirme, du haut d’un petit monticule de sable, commandait toute la grève. C’est lui qui avait persuadé les villageois de prêter main-forte, et qui avait réglé les conditions de leur assistance. C’est lui aussi qui, par l’intermédiaire d’un colporteur d’aspect très minable (le seul qui fréquentât la presqu’île), s’était mis en relation avec des personnes riches de Fréjus qui avaient changé quelques-unes des pièces d’or de Peyrol contre de la monnaie courante. Il avait hâté le cours de l’aventure la plus intéressante et la plus passionnante de sa vie, et maintenant planté dans le sable sur ses deux béquilles, comme une balise, il en surveillait la dernière opération. Le flibustier, comme s’il allait se lancer sur une route d’un millier de milles, alla lui serrer la main et considéra une fois de plus ses bons yeux et son sourire ironique.


«Il n’y a pas à dire, vous êtes un homme.


– Ne me parlez pas comme cela, citoyen», fit l’infirme d’une voix qui tremblait. Jusqu’alors, suspendu entre ses deux bâtons, et les épaules à la hauteur des oreilles, il n’avait pas regardé du côté de Peyrol qui s’approchait. «C’est un trop grand compliment!


– Je vous dis, moi», insista Peyrol avec brusquerie, et comme si, pour la première fois, à la fin de sa vie de vagabondages, il venait de découvrir le peu d’importance des enveloppes mortelles [67], «je vous dis qu’il y a en vous de quoi faire un camarade qu’on aimerait avoir avec soi dans une mauvaise passe.»


Tout en s’éloignant de l’infirme pour se diriger vers la tartane autour de laquelle toute la population du hameau attendait ses ordres, les uns sur le rivage, d’autres dans l’eau jusqu’à la ceinture, tous avec des cordes dans les mains, Peyrol eut un léger frisson à la pensée qu’il aurait pu naître comme cela. Depuis qu’il avait remis le pied sur le sol natal, des pensées de ce genre le hantaient. Partout ailleurs, c’eût été impossible. Il n’aurait pu être comme aucun de ces moricauds, bons ou méchants, ou ordinaires, vigoureux ou infirmes, rois ou esclaves, mais ici, sur ce rivage du Midi dont il avait senti l’appel irrésistible en approchant du détroit de Gibraltar, au cours de ce qui lui était apparu comme son dernier voyage, chaque femme, maigre et assez âgée, aurait pu être sa mère; il aurait pu être n’importe lequel de ces Français, même un de ceux qu’il plaignait, même un de ceux qu’il méprisait. Depuis le sommet de sa tête jusqu’à la pointe de ses pieds, il sentit l’emprise de ses origines, tout en grimpant à bord de la tartane comme s’il allait faire un long et lointain voyage. En fait, il savait très bien qu’avec un peu de chance, ce voyage serait terminé dans une heure environ. Une fois la tartane mise à l’eau, la sensation d’être à flot lui étreignit le cœur. L’infirme avait convaincu quelques pêcheurs de Madrague d’aider le vieux Peyrol à conduire la tartane jusqu’à l’anse qui se trouvait au-dessous de la ferme d’Escampobar. Un soleil magnifique éclaira cette courte traversée et l’anse elle-même était inondée de lumière étincelante quand ils l’atteignirent. Les quelques chèvres d’Escampobar qui vagabondaient sur le flanc de la colline et prétendaient se nourrir là où aucune herbe n’était visible à l’œil nu, ne levèrent même pas la tête. Une douce brise mena la tartane, toute fraîche sous sa peinture neuve, face à une étroite crevasse taillée dans la falaise et qui donnait accès à un petit bassin, pas plus grand qu’une mare de village et qui se cachait au pied de la colline méridionale. C’est là que le vieux Peyrol, aidé des gens de Madrague qui avaient leur barque avec eux, remorqua son navire, le premier qu’il eût réellement jamais possédé.


Une fois entrée là, la tartane remplit presque l’étendue du petit bassin et les pêcheurs, remontant dans leurs barques, rentrèrent chez eux à l’aviron. Peyrol, à force de passer l’après-midi à tirer des aussières [68] à terre, pour les attacher à des rochers et à des arbres nains, l’amarra tout à fait à son idée. La tartane se trouvait là aussi abritée des tempêtes qu’une maison de la côte.


Après avoir tout assujetti à bord, et avoir serré convenablement les voiles – ce qui demandait du temps pour un seul homme – Peyrol contempla son ouvrage qui donnait plutôt l’impression du repos que celle de l’aventure et il en fut satisfait [69]. Bien qu’il n’eût aucunement l’intention d’abandonner sa chambre à la ferme, il sentit que son foyer véritable, c’était la tartane et il se réjouit de la savoir dissimulée à tous les regards, hormis peut-être à ceux des chèvres que la recherche ardue de leur nourriture conduisait sur le versant méridional de la falaise. Il s’attarda à bord, il ouvrit même la porte à glissière de la petite cabine qui avait maintenant une odeur de peinture fraîche et non de sang séché. Avant qu’il ne se fût mis en route pour la ferme, le soleil s’était déjà déplacé au-delà de l’Espagne, tout le ciel à l’ouest était jaune, tandis que du côté de l’Italie il formait un dais sombre où perçait çà et là l’éclat des étoiles. Catherine mit une assiette sur la table, mais personne ne lui posa de question.


Il passa désormais une grande partie de son temps à bord, descendant de bonne heure, remontant à midi «pour manger la soupe», et couchant à bord presque chaque soir. Il n’aimait pas laisser la tartane seule pendant plusieurs heures. Souvent, après avoir déjà commencé à remonter vers la maison, il se retournait pour jeter sur son petit navire un dernier regard au crépuscule qui s’épaississait et il revenait bel et bien sur ses pas. Quand Michel eut été engagé comme équipage, et eut pris pour tout de bon ses quartiers à bord, Peyrol trouva beaucoup plus facile de passer la nuit dans la chambre en forme de lanterne qu’il avait au sommet de la maison de ferme.


Souvent, s’éveillant au milieu de la nuit, il se levait pour aller regarder le ciel étoilé, successivement par ses trois fenêtres et il pensait: «Maintenant, rien au monde ne peut m’empêcher de prendre la mer en moins d’une heure.» Deux hommes, en effet, pouvaient aisément manœuvrer la tartane. Cette pensée était pour Peyrol rassurante et juste à tous égards, car il aimait se sentir libre et le Michel de la lagune, depuis la mort de son chien maussade, n’avait aucun lien sur terre. C’était là une noble pensée grâce à laquelle Peyrol pouvait sans peine regagner son lit à baldaquin, et reprendre son somme.