"Le Frère-De-La-Côte" - читать интересную книгу автора (Conrad Joseph)VI Sur ces entrefaites, on avait remorqué l’ «Le commandant vient de monter sur le pont», dit-il tout à coup à Peyrol. Celui-ci, assis au pied de l’arbre, ne répondit rien pendant un long moment. Une chaude torpeur s’étendait sur la terre et semblait peser sur ses paupières. Mais, intérieurement, le vieux forban était fort éveillé. Sous son masque d’immobilité, et en dépit de ses yeux mi-clos et de ses mains nonchalamment jointes, il entendit le lieutenant, perché là-haut, tout contre la tête de l’arbre, qui comptait quelque chose à mi-voix: «Un, deux, trois», puis s’écria: «Parbleu!», après quoi il revint en arrière par saccades sur le tronc qu’il chevauchait. Peyrol se leva et s’écarta pour lui faire place et ne put s’empêcher de lui demander: «Que se passe-t-il à présent? – Je vais vous le dire», répondit l’autre avec agitation. Dès qu’il fut sur ses pieds, il rejoignit Peyrol et une fois tout près de lui, se croisa les bras sur la poitrine. «La première chose que j’ai faite, ç’a été de compter les embarcations qui étaient à l’eau. Il n’en restait pas une seule à bord. Je viens de les compter de nouveau et j’en ai trouvé une de plus. Ce navire avait une embarcation dehors hier soir. Comment ne l’ai-je pas vue déborder de dessous la côte, je me le demande. Je surveillais le pont, je suppose, et elle semble avoir filé droit sur la remorque [49]. Mais j’avais raison. Le navire avait un canot dehors.» Il saisit tout à coup Peyrol par les deux épaules: «Je crois que vous le saviez depuis le début. Je vous dis que vous le saviez.» Peyrol, violemment secoué par les épaules, leva les yeux vers ce visage furieux tout proche du sien. Son regard las ne trahissait ni crainte, ni honte, mais de la perturbation, de la perplexité et un souci évident. Il demeura passif et se contenta de protester avec calme: «Doucement, doucement.» Le lieutenant lâcha soudain Peyrol sur une dernière secousse qui ne réussit pas à le faire chanceler. Aussitôt lâché, celui-ci adopta un ton d’explication: «C’est que le terrain est glissant ici. Si j’avais perdu l’équilibre, je n’aurais pu m’empêcher de me raccrocher à vous, et nous aurions dégringolé tous deux cette falaise: ce qui en aurait dit plus à ces Anglais que vingt canots n’en pourraient découvrir en autant de nuits.» Le lieutenant Réal fut secrètement impressionné par la modération de Peyrol. Rien ne pouvait donc l’ébranler. Physiquement même, il eut la sensation que son effort était parfaitement vain; autant aurait valu essayer de secouer un rocher. Il se jeta nonchalamment à terre en disant: «Comme quoi, par exemple?» Peyrol s’assit avec une lenteur appropriée à ses cheveux gris. «Vous ne supposez tout de même pas que de cent vingt paires d’yeux à bord de ce navire, il n’y en ait pas au moins une douzaine qui scrutent le rivage. Voir dégringoler deux hommes du haut d’une falaise aurait été un spectacle saisissant. Ces Anglais y auraient trouvé assez d’intérêt pour envoyer un canot à terre afin de fouiller nos poches, et, morts ou seulement à moitié morts, nous n’aurions guère pu les en empêcher. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance pour moi et je ne sais quels papiers vous pouvez bien avoir dans vos poches, mais il y a vos épaulettes, votre habit d’uniforme. – Je n’ai aucun papier dans mes poches et…» Une pensée sembla frapper soudainement le lieutenant, une pensée si intense et outrée que l’effort mental qu’il fit lui donna un moment l’air absent. Il se reprit et poursuivit sur un autre ton: «Les épaulettes n’auraient pas été en elles-mêmes une grande révélation. – Non. Pas bien grande: mais cela suffirait pour faire savoir au capitaine qu’on le surveille, car quelle autre signification pourrait bien avoir le cadavre d’un officier de marine, une longue-vue dans sa poche? Des centaines d’yeux peuvent bien regarder machinalement ce navire chaque jour, de tous les points de la côte, quoique je croie bien que les terriens d’ici ne font plus guère attention à lui maintenant. Mais être sous surveillance permanente, c’est tout différent. Je ne crois pas, toutefois, que tout cela ait beaucoup d’importance.» Le lieutenant se remettait de son accès de réflexion soudaine. «Des papiers dans ma poche», murmura-t-il à part lui. «Ce serait un excellent moyen.» Ses lèvres, en se rejoignant, esquissèrent un sourire légèrement sarcastique, par lequel il accueillit le regard de côté que lui jetait Peyrol, avec une perplexité évidemment provoquée par l’inexplicable caractère de ces paroles. «Je parie, dit le lieutenant, que, depuis le premier jour où je suis venu ici, vous vous êtes plus ou moins cassé la tête, mon vieux, pour découvrir mes motifs et mes intentions.» Peyrol répondit simplement: «Vous êtes d’abord venu ici en service commandé, et puis vous êtes revenu parce que, même dans la flotte de Toulon, un officier a parfois quelques jours de permission. Quant à vos intentions, je n’en dirai rien. Spécialement à mon endroit. Il y a dix minutes environ, n’importe qui en nous voyant aurait pensé qu’elles n’étaient pas très amicales.» Le lieutenant se redressa soudainement. À ce moment, la corvette anglaise, en s’éloignant de l’abri de la terre, était devenue visible, même de l’endroit où ils étaient assis. «Regardez! s’écria Réal. On dirait qu’elle a bonne allure malgré ce calme.» Peyrol, surpris, leva les yeux et vit l’ «Elle se déplace, c’est indéniable. Elle se déplace. Regardez la tache blanche de cette maison sur Porquerolles. Là! La pointe de son bout-dehors [50] arrive dessus en ce moment. Dans un instant, ses voiles de l’avant vont nous la masquer. – Je ne l’aurais jamais cru», grommela le lieutenant, après avoir regardé fixement le navire en silence. «Et regardez, Peyrol, regardez, l’eau n’a pas une ride.» Peyrol, qui s’abritait les yeux du soleil, laissa retomber sa main. «Oui, dit-il, elle obéirait plus vite qu’une plume au souffle d’un enfant et les Anglais s’en sont bien vite aperçus après l’avoir prise. Ils l’ont prise à Gênes quelques mois seulement après mon retour au pays pour prendre mon mouillage ici. – Je ne savais pas cela, murmura le jeune homme. – Ah! lieutenant», dit Peyrol en appuyant l’index sur sa poitrine, «ça fait mal là, n’est-ce pas? il n’y a que de bons Français ici. Est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir de voir ce pavillon-là à son pic! Regardez, on la voit tout entière maintenant. Regardez, son pavillon qui pend comme s’il n’y avait pas le moindre souffle de vent dans le monde…» Il tapa du pied soudainement. «Et pourtant, elle se déplace: ceux qui à Toulon songent à la capturer morte ou vive feront bien d’y réfléchir à deux fois, de faire leurs plans sérieusement et de s’assurer des hommes capables de les mettre à exécution. – On en parlait plus ou moins à l’Amirauté, à Toulon» dit Réal. Le flibustier hocha la tête. «Ce n’était pas la peine de vous envoyer ici en mission, dit-il. Voilà un mois que je la surveille, elle et l’homme qui la commande à présent. Je connais tous ses tours et toutes ses habitudes désormais. Cet homme-là est un marin, il n’y a pas à dire, mais je sais d’avance ce qu’il fera dans toute circonstance donnée.» Le lieutenant Réal s’allongea de nouveau sur le dos, les mains croisées sous la tête. Il pensait que le vieux ne se vantait pas. Il en savait long sur ce navire anglais, et si l’on tentait de le capturer, on ferait bien de prendre son avis. Néanmoins, dans ses rapports avec le vieux Peyrol, le lieutenant Réal souffrait d’éprouver des sentiments contradictoires. Réal était le fils d’un couple de ci-devant – de petite noblesse de province – qui avaient l’un et l’autre laissé leur tête sur l’échafaud la même semaine. Quant à leur fils, il avait été mis en apprentissage, par ordre du délégué du comité révolutionnaire de la ville, chez un menuisier pauvre mais d’esprit droit, qui n’était pas en état de lui acheter des souliers pour faire ses courses, mais qui traita avec bienveillance cet aristocrate. Ce qui n’empêcha pas l’orphelin de s’enfuir au bout d’un an et de s’engager, comme mousse, sur un des navires de la République en partance pour une expédition lointaine. En mer, il découvrit une nouvelle échelle de valeurs. Au cours d’environ huit années, réprimant ses facultés d’amour et de haine, il avait atteint le rang d’officier par son seul mérite et s’était accoutumé à considérer les hommes avec scepticisme, sans guère de mépris ni de respect. Il n’avait de principes que professionnels et n’avait de sa vie connu une amitié: plus infortuné en cela que le vieux Peyrol qui avait au moins connu les liens de ces hors-la-loi de Frères-de-la-Côte. Il était naturellement très circonspect. Peyrol, qu’il avait été fort étonné de trouver installé sur cette presqu’île, était le premier être humain qui eût percé cette réserve étudiée que la nature précaire de toute chose avait imposée à cet orphelin de la Révolution. La personnalité singulière de Peyrol n’avait pas manqué d’éveiller l’intérêt de Réal, une sympathie méfiante, à laquelle se mêlait un certain mépris de nature purement philosophique. Il était évident que cet homme avait dû jadis être pirate ou peu s’en fallait; c’était là un genre de passé qui ne pouvait gagner la faveur d’un officier de marine. Toujours est-il que Peyrol avait percé sa réserve; et bientôt les particularités de tous les gens de la ferme, l’un après l’autre, étaient passées par la brèche ainsi ouverte. Le lieutenant Réal, étendu sur le dos, les yeux fermés pour se garantir du soleil aveuglant, méditait sur le sujet du vieux Peyrol, tandis que Peyrol lui-même, sa tête blanche découverte en plein soleil, avait l’air de veiller un cadavre. Ce qui, chez cet homme, en imposait au lieutenant Réal, c’était sa faculté d’intuition pénétrante. L’histoire des relations de Réal avec cette ferme de la presqu’île avait été à peu près ce que Peyrol avait affirmé: il était venu d’abord en service commandé pour établir un poste de signaux, puis, une fois ce projet abandonné, il y avait fait des visites volontaires. N’appartenant à aucun navire de la flotte, mais exerçant des fonctions à terre, à l’Arsenal, le lieutenant Réal avait passé à la ferme plusieurs brefs congés et personne n’aurait pu dire s’il y était venu pour le service ou en permission. Personnellement il n’aurait pu – ni peut-être voulu – dire à personne, pas même à lui-même, pourquoi il se trouvait qu’il vînt. Il était écœuré par son travail. Il n’avait au monde nul lieu où se rendre, nul homme à aller voir. Était-ce Peyrol qu’il venait voir? Une entente muette, étrangement soupçonneuse et méfiante, s’était imperceptiblement établie entre lui et ce vieux hors-la-loi qu’on eût pu soupçonner de n’être venu là que pour y mourir si toute sa robuste personnalité et sa vitalité tranquille n’avaient été étrangères à l’idée même de la mort. Ce flibustier agissait comme s’il avait tout le temps imaginable à sa disposition. Peyrol se mit soudain à parler, en regardant droit devant lui comme s’il s’adressait à l’île de Porquerolles, à huit milles de là. «Oui, je connais tous ses mouvements, et pourtant je dois dire que cette façon de se faufiler au ras de notre presqu’île est quelque chose de nouveau. – Oui! du poisson pour le déjeuner du commandant», marmotta Réal sans ouvrir les yeux. «Où est-elle maintenant? – Au milieu de la Passe, hissant dare-dare ses embarcations. Et gardant toujours de l’erre [51]. Ce navire aurait de l’erre tant que la flamme d’une chandelle, sur le pont, ne resterait pas droite. – Ce navire est une merveille! – Il a été bâti par des charpentiers français», fit le vieux Peyrol avec amertume. Ces mots furent suivis d’un long silence, puis le lieutenant reprit d’un air indifférent: «Vous semblez très affirmatif sur ce point. Comment le savez-vous? – Voilà un mois que je le regarde, quel que soit le nom qu’il a pu porter, ou celui que les Anglais lui donnent maintenant; avez-vous jamais vu un navire de construction anglaise avoir un avant comme celui-là?» Le lieutenant resta silencieux comme s’il avait perdu tout intérêt à la chose et qu’il n’y eût pas eu trace d’un navire de guerre anglais à moins d’un mille de là. Pourtant il ne cessait de réfléchir. On lui avait parlé confidentiellement d’une certaine mission à remplir d’après des instructions reçues de Paris. Ce n’était pas exactement une action belliqueuse, mais une mission de la plus grande importance. Le risque n’en était pas tant mortel que particulièrement odieux. De quoi faire reculer un homme courageux; il y a des risques (autres que celui de la mort) auxquels un homme résolu peut se dérober sans honte. «Avez-vous jamais goûté de la prison, Peyrol?» demanda-t-il tout à coup en affectant un ton de voix somnolent. Peyrol en poussa presque un cri: «Bonté divine! Non! De la prison! Que voulez-vous dire par prison?… J’ai été prisonnier chez les sauvages», ajouta-t-il en se calmant, «mais c’est une très vieille histoire. J’étais jeune et bête alors. Plus tard devenu homme, j’ai été esclave chez le fameux Ali Kassim [52]. J’ai passé quinze jours avec des chaînes aux bras et aux jambes, dans la cour d’un fortin en torchis, sur la côte du golfe Persique. Nous étions à peu près une vingtaine de Frères-de-la-Côte, logés à la même enseigne… à la suite d’un naufrage. – Oui…» (Le lieutenant avait toujours son air languissant) «et j’imagine que vous vous êtes tous mis au service de ce vieux pirate sanguinaire. – Pas un seul de ses milliers de moricauds n’était capable de charger un canon proprement. Mais Ali Kassim faisait la guerre comme un prince. Nous avons fait voile, en formation régulière, traversé le golfe, et pris une ville quelque part sur la côte d’Arabie, que nous avons mise au pillage. Alors, moi et les autres, nous avons réussi à nous emparer d’un boutre [53] armé, et nous nous sommes frayé, les armes à la main, un passage à travers cette flotte de moricauds. Plusieurs d’entre nous sont morts de soif, par la suite. Tout de même, ce fut une grande affaire. Mais que venez-vous me parler de prison? Un homme digne de ce nom, si on lui donne une chance de se battre, peut toujours se faire casser la tête. Vous me comprenez? – Oui, je vous comprends», répondit le lieutenant d’une voix traînante, «je crois que je vous connais passablement bien. Je suppose qu’une prison anglaise… – Quel horrible sujet de conversation [54]» s’écria vivement Peyrol, l’air ému. «Assurément, n’importe quelle mort vaut mieux que la prison. N’importe quelle mort! Mais qu’est-ce que vous avez donc en tête, lieutenant? – Oh! ce n’est pas que je souhaite votre mort», reprit Réal d’une voix traînante et sur un ton d’indifférence. Peyrol, les doigts enlacés autour de ses jambes, regardait fixement la corvette anglaise qui flottait nonchalamment dans la Passe, tandis que toute son attention restait fixée sur les mots qui s’étaient élancés, nonchalamment eux aussi, dans la paix et le silence de cette matinée. Il demanda alors d’une voix sourde: «Est-ce que vous voulez me faire peur?» Le lieutenant eut un rire discordant. Ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard, Peyrol ne sembla saluer ce bruit énigmatique et déplaisant. Mais quand il prit fin, le silence devint si oppressant entre les deux hommes que, d’un même mouvement, ils se levèrent. Le lieutenant fut rapidement sur pied. Peyrol mit plus de temps et de dignité à se relever. Ils demeurèrent debout côte à côte, sans pouvoir détacher leurs regards avides du navire ennemi qu’ils apercevaient à leurs pieds. «Je me demande pourquoi il s’est mis dans cette singulière position, dit l’officier. – Je me le demande aussi, grogna sèchement Peyrol. Si nous avions eu seulement deux pièces de dix-huit sur cette saillie rocheuse à notre gauche, on aurait pu démâter cette corvette en dix minutes. – Brave vieux canonnier, commenta Réal ironiquement. Et ensuite? Nous nous serions jetés à la mer, vous et moi, nos coutelas entre les dents, pour aller la prendre à l’abordage, ou quoi?» Cette saillie fit passer sur le visage de Peyrol un sourire austère. «Non, non», protesta-t-il avec modération, «mais pourquoi ne pas renseigner Toulon à ce sujet? Qu’ils envoient une frégate ou deux pour la capturer vivante. Bien des fois j’ai imaginé sa capture, rien que pour me soulager le cœur: souvent, la nuit, j’ai regardé par ma fenêtre, là-haut, à travers la baie, vers l’endroit où je savais qu’elle était à l’ancre, et j’ai pensé à la petite surprise que je pourrais lui ménager, si je n’étais pas seulement le vieux Peyrol, canonnier. – Oui, et quelqu’un qui reste dans son coin par-dessus le marché, avec son nom marqué d’une mauvaise note sur les registres de l’Amirauté à Toulon. – Vous ne pouvez pas dire que j’aie essayé de me cacher de vous, qui êtes pourtant un officier de marine, répondit vivement Peyrol. Je n’ai peur de personne. Je ne me suis pas enfui. Je me suis simplement éloigné de Toulon. Personne ne m’avait donné l’ordre d’y rester. Et vous ne pouvez pas dire que je me sois enfui très loin, en tout cas. – C’est ce que vous avez fait de plus adroit. Vous saviez ce que vous faisiez. – Vous revoilà en train d’insinuer je ne sais quelle malversation, comme cet homme à grosses épaulettes du bureau de la Marine qui avait l’air de vouloir me faire arrêter simplement parce que j’avais ramené une prise, depuis l’océan Indien, à huit mille milles d’ici, en échappant à tous les navires anglais que j’avais rencontrés, ce qu’il n’aurait probablement pas su faire. J’ai mon brevet de canonnier, signé par le citoyen Renaud, chef d’escadre. On ne me l’a pas donné pour m’être tourné les pouces ou m’être caché dans la cale à filin quand l’ennemi était là. Il y avait à bord de nos navires des patriotes qui ne trouvaient pas cette sorte de chose au-dessous d’eux, je puis vous l’assurer. Mais, république ou pas république, ce n’est vraisemblablement pas des gens de ce genre qui obtenaient un brevet de canonnier. – C’est bon», dit Réal, les yeux fixés sur le navire anglais qui était maintenant cap au nord. «Regardez, on dirait qu’il a enfin perdu son erre», fit-il observer, en manière de parenthèse, à Peyrol qui, aussitôt, regarda de ce côté et fit un signe d’assentiment. «C’est bon. Mais on sait que, une fois à terre, vous vous êtes mis rapidement au mieux avec une bande de patriotes. Chefs de section, terroristes… – Ma foi oui… Je voulais voir ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaient comme un équipage de loustics en ribote qui ont pillé un navire. Mais en tout cas, ils ne ressemblaient pas à ceux qui ont vendu le port aux Anglais. Ceux-là étaient des marins d’eau douce, assoiffés de sang. Je suis sorti de la ville aussitôt que je l’ai pu. Je me suis souvenu que j’étais né par ici. Je ne connaissais aucun autre coin de France et je n’avais pas envie d’aller plus loin. Personne n’est venu me chercher. – Non, pas ici. Je pense qu’on a trouvé que c’était trop près. On vous a recherché pendant quelque temps mais on y a renoncé. Si l’on avait persévéré et fait de vous un amiral, peut-être que nous n’aurions pas été battus à Aboukir [55].» En entendant prononcer ce nom, Peyrol montra le poing au ciel serein de la Méditerranée. «Et pourtant, nous valions bien les Anglais, s’écria-t-il, et il n’y a pas au monde de navires comme les nôtres. Voyez-vous, lieutenant, le dieu républicain de tous ces bavards ne nous donnerait jamais, à nous autres marins, l’occasion d’un combat loyal.» Le lieutenant se retourna avec surprise: «Que savez-vous d’un dieu républicain? demanda-t-il. Que diable voulez-vous dire? – J’ai entendu parler de dieux et j’ai vu des dieux en plus grand nombre que vous n’en pourriez jamais rêver pendant une longue nuit de sommeil; aux quatre coins de la terre, au cœur même des forêts, ce qui est une chose inconcevable. Des figures, des pierres, des bâtons, il doit y avoir quelque chose dans cette idée… Ce que je voulais dire», continua-t-il d’un ton irrité, «c’est que leur dieu républicain, qui n’est fait ni de bois, ni de pierre, et qui me parait ressembler à une espèce de terrien, ne nous a jamais donné, à nous autres marins, un chef comme celui que nos soldats ont à terre.» Le lieutenant Réal considéra Peyrol avec une grave attention, puis déclara tranquillement: «Eh bien! le dieu des aristocrates revient et je crois bien qu’il nous ramène un empereur avec lui. Vous avez entendu parler un peu de cela, vous autres, dans cette ferme, n’est-ce pas? – Non, dit Peyrol, je n’ai jamais entendu parler d’un empereur. Mais qu’est-ce que cela peut faire? Sous n’importe quel nom, un chef ne peut être plus qu’un chef, et ce général qu’ils ont nommé consul est un bon chef, personne ne peut dire le contraire.» Après avoir prononcé ces mots d’un ton dogmatique, Peyrol leva la tête vers le soleil et suggéra qu’il était temps de redescendre à la ferme «pour manger la soupe». Le visage de Réal s’assombrit aussitôt, mais il se mit en route suivi de Peyrol. Au premier détour du sentier, ils découvrirent en contrebas les bâtiments d’Escampobar avec les pigeons arpentant toujours le faîte des toits, les vergers ensoleillés, les cours où il n’y avait âme qui vive. Peyrol remarqua qu’ils étaient probablement tous dans la cuisine à attendre son retour et celui du lieutenant. Quant à lui, il mourait de faim. «Et vous, lieutenant?» Le lieutenant n’avait pas faim. En entendant cette déclaration faite d’un ton bourru, Peyrol hocha la tête d’un air sagace derrière le dos du lieutenant. Ma foi! quoi qu’il arrive il faut bien qu’un homme mange. Lui, Peyrol, savait ce que c’était de n’avoir absolument rien à se mettre sous la dent. Mais c’est déjà peu, très peu, que des demi rations pour quelqu’un qui a à travailler ou à combattre. Pour sa part, il ne pouvait imaginer une circonstance capable de l’empêcher de faire un repas aussi longtemps qu’il y aurait moyen d’attraper un morceau à manger. Sa loquacité inaccoutumée ne provoqua aucune réponse, mais Peyrol continuait sur le même ton comme s’il ne pensait absolument qu’à la nourriture, tout en laissant ses regards errer à droite et à gauche et en prêtant l’oreille au moindre bruit. Une fois devant la maison, Peyrol s’arrêta pour jeter un regard inquiet vers le sentier qui descendait au rivage et laissa le lieutenant entrer dans le café. La Méditerranée, dans la partie que l’on découvrait de la porte du café, était aussi vide de voiles qu’une mer encore inexplorée. Le tintement triste d’une cloche fêlée, au cou de quelque vache errante, fut le seul bruit qu’il entendit, ce qui accentuait la paix dominicale de la ferme. Deux chèvres étaient couchées sur le penchant occidental de la colline. Tout cela avait un aspect très rassurant et l’expression anxieuse se dissipait sur le visage de Peyrol quand, soudain, l’une des chèvres bondit sur ses pieds. Le forban tressaillit et prit une posture rigide, comme sous l’effet d’une vive appréhension. Un homme, dans un état d’esprit à tressaillir parce qu’une chèvre fait un bond, ne peut pas être très heureux. L’autre chèvre cependant restait étendue. Il n’y avait réellement aucune raison d’alarme, et Peyrol, composant son visage pour lui donner autant que possible son expression de placidité habituelle, suivit le lieutenant dans la maison. |
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