"Addiction" - читать интересную книгу автора (Jeudy Henry-Pierre)

I

Chaque fois que je me rendais #224; la campagne afin d'y rester quelques semaines, je pensais r#233;unir les conditions id#233;ales pour cesser de fumer. Il me fallait un rythme de vie diff#233;rent, plus proche de la nature. Je me disais qu'au moment o#249; l'envie d'allumer une cigarette me prendrait, je pourrais marcher dans la for#234;t ou le long de la rivi#232;re pour l'oublier. Quand, au retour d'une grande balade #224; bicyclette, je buvais un verre de vin blanc, j'avais tellement l'habitude de fumer que l'id#233;e m#234;me de me refuser ce plaisir me semblait ridicule. J'avais beau compter le nombre de cigarettes que je consommais chaque jour, je trouvais toujours le moyen d'estimer que j'#233;tais raisonnable. Il est vrai que je ne fumais pas comme un pompier, je me contentais d'acheter un paquet tous les deux jours. Il m'arrivait parfois de d#233;passer la dose que je m'#233;tais prescrite, mais le lendemain je r#233;tablissais la moyenne que je m'#233;tais impos#233;e en redoublant d'attention. J'ai compris que plus j'#233;tais vigilant, plus je comptais r#233;guli#232;rement les cigarettes que je sortais du paquet, moins je me pr#233;parais #224; cesser de fumer. Lorsque j'ai achet#233; des chewing-gums #224; la nicotine, j'ai lu sur le prospectus que la premi#232;re cigarette, celle qu'on fume le matin apr#232;s le caf#233;, #233;tait le signe le plus d#233;terminant de cette d#233;pendance. Celle-l#224;, comment aurais-je pu m'en passer ?

Ce matin, je me l#232;ve d#233;cid#233; #224; ne pas prendre une cigarette apr#232;s mon caf#233;, comme je l'ai fait depuis une trentaine d'ann#233;es. Si l'envie est trop forte, je pourrai toujours me recoucher. Au lit, je n'ai jamais fum#233;. Hier soir, je me suis dit que c'#233;tait la derni#232;re. Je n'ai pas voulu imaginer que ce serait fini, que je ne fumerais plus jusqu'#224; ma mort. Je pr#233;f#232;re penser que si j'arr#234;te maintenant, je garde la possibilit#233; de fumer de temps #224; autre. Il me faut passer par l'#233;preuve d'une cessation enti#232;re, mais non d#233;finitive. L'id#233;e m#234;me qu'une plaisante habitude soit supprim#233;e de ma vie me para#238;t insoutenable. J'ai l'impression de me retirer toute chance de red#233;couvrir un plaisir que j'aurais perdu. Je suis l#224;, pr#232;s de la table, je sais que le paquet n'est pas loin, je dois r#233;sister.

Certains osent me dire que je n'ai pas de volont#233;. Il est vrai que je d#233;teste la volont#233; quand elle est prise pour une valeur morale. Au nom de quoi cette volont#233; devrait-elle se retourner contre moi ? Au nom de ma survie ? Quel sens puis-je donner aujourd'hui #224; la survie ? Les menaces qui sont susceptibles de pr#233;cipiter l'heure de notre mort demeurent innombrables. Rien ne me garantit que je vivrai plus longtemps si je n'abuse plus de la nicotine, si je ne laisse pas ma langue et ma gorge submerg#233;es par des vagues de fum#233;e charg#233;es de goudron ou de je ne sais quelle autre substance toxique. Je ne peux pas me dire qu'une cigarette en moins, c'est une heure de gagn#233;e. Si je devais appliquer le m#234;me raisonnement #224; bien des choses que je consomme, #224; l'air que je respire, je ne serais plus en mesure d'appr#233;cier la vie. Qui plus est, il faudrait que je connaisse l'heure initialement pr#233;vue de ma mort pour savoir si j'ai vraiment gagn#233; un temps suppl#233;mentaire d'existence.

Je ne suis pas dupe de mes fantaisies, je sais trop combien il m'est agr#233;able de jouer #224; la derni#232;re cigarette. Vous vous pr#233;parez #224; la fumer, vous vous dites que ce sera bient#244;t fini, que vous ne ferez plus le geste que vous #234;tes en train de faire, que vous garderez un souvenir de ce geste. Vous avez vu comment ceux qui ne fument plus cherchent parfois dans leur poche un paquet qui n'y est plus depuis des ann#233;es, comment ils approchent l'index et le majeur de leurs l#232;vres. Le r#233;flexe r#233;siste. Vous pensez aussi #224; cette cigarette que le condamn#233; #224; mort fume avec une superbe d#233;lectation avant son ex#233;cution, vous le voyez en train d'envoyer des volutes de fum#233;e, #224; l'aube, en cet instant ultime o#249; son dernier geste condense toute la puissance de la vie. Vous #234;tes #233;mu, c'est le plus beau moment que vous vivez, vous avez envie qu'il se reproduise, vous cessez de fumer pendant plusieurs jours, vous reprenez votre premi#232;re cigarette, vous en consommez d'autres pendant plusieurs semaines, et, de nouveau, vous vous mettez en condition d'arr#234;ter, vous retrouvez alors cette circonstance qui vous fascine, celle de la derni#232;re cigarette.

Il est incroyable que, dans des m#233;thodes #233;crites pour en finir avec la cigarette, la derni#232;re doive #234;tre consomm#233;e en #233;prouvant le plus grand d#233;go#251;t. Pour savourer la joie d'#234;tre enfin libre de toute d#233;pendance, il vous est conseill#233; de bien penser, en tirant les ultimes bouff#233;es, #224; tous les poisons que vous avez ainsi absorb#233;s depuis que vous fumez. Il vous est m#234;me enjoint d'imaginer qu'il est magnifique dans la vie de ne plus jamais faire ce geste que vous avez pris si longtemps pour un signe imparable de s#233;duction. Il faut vous persuader que la derni#232;re cigarette est l'essence m#234;me de l'horreur que vous avez v#233;cue en fumant. Il faut qu'elle sente si mauvais qu'elle ne soit plus l'objet d'une tentation, #224; moins que vous n'ayez, comme bien des gens, une attraction particuli#232;re pour ce qui devrait vous d#233;go#251;ter. Michelet, le c#233;l#232;bre historien, reniflait bien des urines avant de pouvoir #233;crire.

Le lendemain, j'adopte une autre tactique. Avant de me lever, durant ce temps o#249; je demeure #233;veill#233;, songeant #224; ce que je ferai dans la journ#233;e, je me dis que la cigarette que j'ai fum#233;e avant de me coucher pourrait devenir la derni#232;re. Il suffirait que je la consid#232;re une fois pour toutes comme #233;tant la derni#232;re. N'ayant pas encore le go#251;t du tabac dans la bouche, je devrais profiter de cette purification que la nuit vient de m'offrir. Ce serait plus ais#233; de proc#233;der ainsi plut#244;t que d'attendre le milieu de la journ#233;e pour d#233;cider d'arr#234;ter. Personne, me semble-t-il, n'a fum#233; sa derni#232;re cigarette apr#232;s le repas de midi. Il est impossible d'imaginer que pareille d#233;cision soit prise #224; un autre moment qu'en soir#233;e. J'ai pourtant essay#233; de la prendre apr#232;s avoir fum#233; la cigarette du petit d#233;jeuner.

Il est sept heures, je m'approche de la fen#234;tre, je regarde au-dehors et je me dis que ce sera peut-#234;tre moins difficile que je ne le pensais. Deux heures plus tard, l'envie est l#224;, tenace, je lui r#233;siste, je marche de la fen#234;tre #224; la porte, de la porte #224; la fen#234;tre, je respire #224; pleins poumons, je bois trois ou quatre verres d'eau, je fais des exercices, je sens l'envie s'amenuiser, du moins j'y crois. Quand je m'assieds de nouveau #224; mon bureau, je r#233;ussis #224; travailler pendant une heure, et l#224;, brusquement, je retourne dans la cuisine pour me saisir du paquet de cigarettes que j'ai gard#233; par pr#233;caution. Il est #233;vident que, si je ne l'avais pas eu, ce paquet, je serais sorti en acheter un autre.

Je sais, comme tout fumeur qui souhaite en finir avec sa consommation abusive de cigarettes, qu'il est n#233;cessaire de s#233;parer la d#233;pendance du plaisir. C'est une #233;preuve philosophique. Comment puis-je me repr#233;senter que ce que je crois #234;tre un plaisir n'en est pas un ? Celui qui tente de fumer de mani#232;re #233;pisodique tient, me semble-t-il, #224; circonscrire le plaisir pour l'isoler de l'obsession, pour lui conserver sa valeur exceptionnelle. Lorsque nous n'avons pas fum#233; pendant plusieurs heures, nous constatons combien la cigarette que nous venons d'allumer nous enivre, combien elle nous fait presque tr#233;bucher, si nous sommes debout, en provoquant l'effet d'une drogue que nous d#233;couvrons avec cette terrible sensation d'un trouble qui nous redonne l'envie irr#233;sistible de continuer #224; fumer.

Comment se convaincre de ce fait pourtant #233;vident que le plaisir n'est pas li#233; #224; l'habitude ? Le grand fumeur est assujetti #224; sa propre d#233;pendance, il ne peut plus conna#238;tre le plaisir, il a un comportement comparable #224; celui d'une machine #224; vapeur. S'il n'a pas sa dose quotidienne, il est affol#233;, il n'est plus bon #224; rien. La seule solution, pour lui, est d'abandonner un pareil d#233;terminisme qui le rend trop malheureux. Les anciens fumeurs louent la libert#233; qu'ils ont retrouv#233;e, comme s'ils vivaient une autre vie depuis qu'ils ont cess#233; de fumer, comme s'ils pouvaient enfin respirer #224; pleins poumons. Ils affichent un bonheur qu'ils aiment rendre enviable au regard de ceux qui continuent #224; #234;tre asservis au terrible besoin de chercher un bureau de tabac #224; n'importe quelle heure du jour et de la nuit.

Si je ne prends aucune cigarette, j'ai l'impression d'#234;tre plong#233; dans un #233;trange #233;tat d'inertie, je ne parviens plus #224; associer les id#233;es qui me pr#233;occupent, ma m#233;moire se d#233;lite, je ne vois plus tr#232;s bien ce qui m'entoure, je ne pr#234;te gu#232;re d'attention #224; ce qu'on me dit, je ne sais plus que penser de quoi que ce soit. Il faudrait que j'arrive #224; imaginer qu'#233;tant debout, je sois encore au lit et que j'accepte la confusion mentale comme une source particuli#232;re de r#233;flexion. Puisqu'en #233;tant #233;tendu je n'#233;prouve pas le besoin de fumer, il faudrait que, debout, je me vive comme #233;tant allong#233; sur une couche. Il faudrait que mon point de vue sur le monde demeure le plus longtemps possible horizontal. Ce qui me chagrine le plus, c'est qu'en m'abstenant de fumer, je n'ai plus d'id#233;es, comme si de la consommation r#233;guli#232;re de nicotine advenait le rythme tout aussi cadenc#233; des pens#233;es. J'ai beau rester assis derri#232;re mon bureau, dans l'expectative d'une r#233;flexion qui va bient#244;t na#238;tre, je me sens vid#233; de l'intention m#234;me de r#233;fl#233;chir. La premi#232;re cigarette me tire de cette effroyable situation. Elle est un v#233;ritable soulagement.

Dans le monde des entreprises, rares sont devenus les gens qui fument en travaillant. L'autorisation de consommer des cigarettes dans un boxe r#233;serv#233; #224; cette fonction, si elle limite les effets nocifs de la tabagie, laisse croire au fumeur qu'il peut toujours avoir un instant d'apaisement en r#233;pondant #224; son envie comme on satisfait un besoin pressant. Travaillant chez moi, je m'#233;vertue pourtant #224; appliquer le m#234;me r#232;glement. Toutes les heures, je quitte mon bureau pour aller fumer une cigarette dans la pi#232;ce #224; c#244;t#233;. Il est hors de question que je l'allume dans mon lieu de travail. Le temps de la fumer est pris pour celui d'une d#233;tente. Et je crois m#234;me qu'en la fumant, mes neurones retrouvent une intensit#233; d'action qu'ils #233;taient en train de perdre.

Comme tant d'autres rumeurs, j'ai souvent pens#233; que si je cessais de consommer des cigarettes, je pourrais prendre un cigare, un vrai cigare une fois par semaine. Il est de coutume de croire que le cigare offre un plaisir qui nous d#233;livre de l'addiction. Cette ind#233;pendance du plaisir, bien qu'elle puisse appara#238;tre comme une pure fiction, suppose certaines r#232;gles du comportement. Le temps de fumer un cigare n'a pas de commune mesure avec celui de la consommation rapide de la cigarette, c'est un temps plus proche du moment consacr#233; #224; la premi#232;re ou #224; la derni#232;re cigarette. Celui qui fume le cigare, m#234;me s'il demeure #224; c#244;t#233; de nous, semble vivre une absence discr#232;te en pr#233;sence des autres. Il se cr#233;e lentement une union entre lui et l'objet convoit#233;, au point que l'un et l'autre ne semblent plus faire qu'un derri#232;re des volutes de fum#233;e dont le parfum devrait produire l'enchantement de l'entourage. La jubilation du fumeur de cigare est moins ostentatoire qu'elle ne para#238;t, elle se lit sur son visage quand ses yeux se r#233;jouissent #224; l'instant o#249; la fum#233;e embaum#233;e, apr#232;s #234;tre rest#233;e dans la bouche sans jamais descendre dans les poumons, s'#233;chappe peu #224; peu comme si son expulsion ne r#233;clamait aucun effort. Aucun signe d'angoisse, de nervosit#233; ne transpara#238;t, la s#233;r#233;nit#233; se r#233;pand dans le corps avec cette douceur que le monde est incapable de donner. La question existentielle, fumer ou ne pas fumer, n'a plus aucune raison d'#234;tre pos#233;e, elle est #233;lud#233;e telle une outrageante ineptie impos#233;e par la d#233;raison d'une conception trop parcimonieuse de la sant#233;.

Isoler le temps de fumer, le prendre comme un temps qui pourrait para#238;tre hors du temps. Se retirer dans le fumoir. Faire de ce temps celui d'une c#233;r#233;monie. Telle serait l'alternative #224; une r#233;p#233;tition si obsessionnelle qu'elle finit par abolir la f#233;licit#233; du moment o#249; l'angoisse n'a plus lieu d'#234;tre.