"Том 3. Публицистические произведения" - читать интересную книгу автора (Тютчев Федор Иванович)

La Russie et la R#233;volution*

Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise supr#234;me o#249; l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances r#233;elles: «la R#233;volution et la Russie». — Ces deux puissances sont maintenant en pr#233;sence, et demain peut-#234;tre elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni trait#233;, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engag#233;e entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait #233;t#233; t#233;moin, d#233;pend pour des si#232;cles tout l’avenir politique et religieux de l’humanit#233;.

Le fait de cet antagonisme #233;clate maintenant #224; tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un si#232;cle h#233;b#233;t#233; par le raisonnement, que tout en vivant en pr#233;sence de ce fait immense, la g#233;n#233;ration actuelle est bien loin d’en avoir saisi le v#233;ritable caract#232;re et appr#233;ci#233; les raisons.

Jusqu’#224; pr#233;sent c’est dans une sph#232;re d’id#233;es purement politiques qu’on en a cherch#233; l’explication; c’est par des diff#233;rences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essay#233; de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la R#233;volution et la Russie tient #224; des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se r#233;sumer en deux mots.

La Russie est avant tout l’empire chr#233;tien; le peuple russe est chr#233;tien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette facult#233; de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La R#233;volution est avant tout anti-chr#233;tienne. L’esprit anti-chr#233;tien est l’#226;me de la R#233;volution; c’est l#224; son caract#232;re propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement rev#234;tues, les mots d’ordre qu’elle a tour #224; tour adopt#233;s, tout, jusqu’#224; ses violences et ses crimes, n’a #233;t#233; qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chr#233;tien

qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.

Le moi humain, ne voulant relever que de lui-m#234;me, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant #224; Dieu, ce n’est certainement pas l#224; une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’#233;tait, c’est cet absolutisme du moi humain #233;rig#233; en droit politique et social et aspirant #224; ce titre #224; prendre possession de la soci#233;t#233;. C’est cette nouveaut#233;-l#224; qui en 1789 s’est appel#233;e la R#233;volution Fran#231;aise.

Depuis lors, et #224; travers toutes ses m#233;tamorphoses, la R#233;volution est rest#233;e cons#233;quente #224; sa nature, et peut-#234;tre #224; aucun moment de sa dur#233;e ne s’est-elle sentie plus elle-m#234;me, plus intimement anti-chr#233;tienne que dans le moment actuel, o#249; elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternit#233;. C’est m#234;me l#224; ce qui pourrait faire croire qu’elle touche #224; son apog#233;e. En effet, #224; entendre toutes ces d#233;clamations na#239;vement blasph#233;matoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’#233;poque, qui ne croirait que la nouvelle R#233;publique Fran#231;aise n’a #233;t#233; unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien l#224; aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a cr#233;#233;s se sont solennellement attribu#233;e, sauf toutefois un amendement que la R#233;volution s’est r#233;serv#233; d’y introduire, c’est qu’#224; l’esprit d’humilit#233; et de renoncement #224; soi-m#234;me qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de pr#233;potence, #224; la charit#233; libre et volontaire, la charit#233; forc#233;e, et qu’#224; la place d’une fraternit#233; pr#234;ch#233;e et accept#233;e au nom de Dieu, elle pr#233;tend #233;tablir une fraternit#233; impos#233;e par la crainte du peuple-souverain. A ces diff#233;rences pr#232;s, son r#232;gne promet en effet d’#234;tre celui du Christ.

Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette esp#232;ce de bienveillance d#233;daigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici t#233;moign#233;e #224; l’Eglise catholique et #224; ses ministres. Ceci est peut-#234;tre le sympt#244;me le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la R#233;volution a obtenue. Pourquoi, en effet, la R#233;volution se montrerait-elle r#233;barbative envers un clerg#233;, envers des pr#234;tres chr#233;tiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent #224; tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul d#233;j#224; serait de l’apostasie; mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.

Et cependant il est #224; pr#233;voir que les pers#233;cutions ne manqueront pas; car le jour o#249; la limite des concessions sera atteinte, le jour o#249; l’Eglise catholique croira devoir r#233;sister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en r#233;trogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier #224; la R#233;volution: elle se montrera en toutes choses fid#232;le #224; elle-m#234;me et cons#233;quente jusqu’au bout.

L’explosion de F#233;vrier a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’#224; terre tout l’#233;chafaudage des illusions dont on avait masqu#233; la realit#233;. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a #233;t#233; qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumi#232;re inexorable tout ce pass#233;, si r#233;cent et d#233;j#224; si loin de nous, ne s’est-il pas tout #224; coup illumin#233;? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule pr#233;tention dans cette sagesse du si#232;cle qui s’#233;tait b#233;atement persuad#233;e qu’elle avait r#233;ussi #224; dompter la R#233;volution par l’exorcisme constitutionnel, #224; lier sa terrible #233;nergie par une formule de l#233;galit#233;? Qui pourrait douter encore, apr#232;s ce qui s’est pass#233;, que du moment o#249; le principe r#233;volutionnaire est entr#233; dans le sang d’une soci#233;t#233;, tous ses proc#233;d#233;s, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentan#233;ment endormir le malade, mais qui n’emp#234;chent pas le mal de poursuive son cours?

Et voil#224; pourquoi, apr#232;s avoir d#233;vor#233; la Restauration qui lui #233;tait personnellement odieuse comme un dernier d#233;bris de l’autorit#233; l#233;gitime en France, la R#233;volution n’a pas mieux support#233; cet autre pouvoir, n#233; d’elle-m#234;me, qu’elle avait bien accept#233; en 1830 pour lui servir de comp#232;re vis-#224;-vis de l’Europe, mais qu’elle a bris#233; le jour o#249;, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avis#233; de se croire son ma#238;tre.

A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une r#233;flexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirig#233;e dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signal#233; la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-#234;tre au milieu de son entourage, ait constamment refus#233; #224; s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le tr#244;ne de Russie un Souverain en qui la pens#233;e russe s’est incarn#233;e, et que dans l’#233;tat actuel du monde la pens#233;e russe est la seule qui soit plac#233;e assez en dehors du milieu r#233;volutionnaire pour pouvoir appr#233;cier sainement les faits qui s’y produisent.

Ce que l’Empereur avait pr#233;vu d#232;s 1830, la R#233;volution n’a pas manqu#233; de le r#233;aliser de point en point. Toutes les concessions, tous les sacrifices des principes faits par l’Europe monarchique #224; l’#233;tablissement de Juillet dans l’int#233;r#234;t d’un simulacre de statu quo, la R#233;volution s’en empara pour les utiliser au profit du bouleversement qu’elle m#233;ditait, et tandis que les pouvoirs l#233;gitimes faisaient de la diplomatie plus ou moins habile avec de la quasi-l#233;gitimit#233; et que les hommes d’Etat et les diplomates de toute l’Europe assistaient en amateurs curieux et bienveillants aux jo#251;tes parlementaires de Paris, le parti r#233;volutionnaire, sans presque se cacher, travaillait sans rel#226;che #224; miner le terrain sous leurs pieds.

On peut dire que la grande t#226;che du parti, durant ces derni#232;res dix-huit ann#233;es, a #233;t#233; de r#233;volutionner de fond en comble l’Allemagne, et l’on peut juger maintenant si cette t#226;che a #233;t#233; bien remplie.

L’Allemagne assur#233;ment est le pays sur lequel on s’est fait le plus longtemps les plus #233;tranges illusions. On le croyait un pays d’ordre, parce qu’il #233;tait tranquille, et on ne voulait pas voir l’#233;pouvantable anarchie qui y avait envahi et qui y ravageait les intelligences.

Soixante ans d’une philosophie destructive y avaient compl#232;tement dissous toutes les croyances chr#233;tiennes et d#233;velopp#233;, dans ce n#233;ant de toute foi, le sentiment r#233;volutionnaire par excellence: l’orgueil de l’esprit, si bien qu’#224; l’heure qu’il est, nulle part peut-#234;tre cette plaie du si#232;cle n’est plus profonde et plus envenim#233;e qu’en Allemagne. Par une cons#233;quence n#233;cessaire, #224; mesure que l’Allemagne se r#233;volutionnait, elle sentait grandir sa haine contre la Russie. En effet, sous le coup des bienfaits qu’elle en avait re#231;us, une Allemagne r#233;volutionnaire ne pouvait avoir pour la Russie qu’une haine implacable. Dans le moment actuel, ce paroxysme de haine para#238;t avoir atteint son point culminant; car il a triomph#233; en elle, je ne dis pas de toute raison, mais m#234;me du sentiment de sa propre conservation.

Si une aussi triste haine pouvait inspirer autre chose que de la piti#233;, la Russie certes se trouverait suffisamment veng#233;e par le spectacle que l’Allemagne vient de donner au monde #224; la suite de la r#233;volution de F#233;vrier. Car c’est peut-#234;tre un fait sans pr#233;c#233;dent dans l’histoire que de voir tout un peuple se faisant le plagiaire d’un autre au moment m#234;me o#249; il se livre #224; la violence la plus effr#233;n#233;e.

Et qu’on ne dise pas, pour justifier tous ces mouvements si #233;videmment factices qui viennent de bouleverser tout l’ordre politique de l’Allemagne et de compromettre jusqu’#224; l’existence de l’ordre social lui-m#234;me, qu’ils ont #233;t#233; inspir#233;s par un sentiment sinc#232;re g#233;n#233;ralement #233;prouv#233;, par le besoin de l’unit#233; allemande. Ce sentiment est sinc#232;re, soit; ce v#339;u est celui de la grande majorit#233;, je le veux bien; mais qu’est-ce que cela prouve?.. C’est encore l#224; une des plus folles illusions de notre #233;poque que de s’imaginer qu’il suffise qu’une chose soit vivement, ardemment convoit#233;e par le grand nombre, pour qu’elle devienne par cela seul n#233;cessairement r#233;alisable. D’ailleurs, il faut bien le reconna#238;tre, il n’y a pas dans la soci#233;t#233; de nos jours ni v#339;u, ni besoin (quelque sinc#232;re, quelque l#233;gitime qu’il soit) que la R#233;volution en s’en emparant ne d#233;nature et ne convertisse en mensonge, et c’est pr#233;cis#233;ment ce qui est arriv#233; avec la question de l’unit#233; allemande: car pour qui n’a pas abdiqu#233; toute facult#233; de reconna#238;tre l’#233;vidence, il doit #234;tre clair d#232;s #224; pr#233;sent que dans la voie o#249; l’Allemagne vient de s’engager #224; la recherche de la solution du probl#232;me, ce n’est pas #224; l’unit#233; qu’elle aboutira, mais bien #224; un effroyable d#233;chirement, #224; quelque catastrophe supr#234;me et irr#233;parable.

Oui, certes, on ne tardera pas #224; reconna#238;tre que la seule unit#233; qui f#251;t possible, non pas pour l’Allemagne telle que les journaux la font, mais pour l’Allemagne r#233;elle que son histoire l’a faite, la seule chance d’unit#233; s#233;rieuse et pratique pour ce pays #233;tait indissolublement li#233;e au syst#232;me politique qu’il vient de briser.

Si, pendant ces derni#232;res trente-trois ann#233;es, les plus heureuses peut-#234;tre de toute son histoire, l’Allemagne a form#233; un corps politique hi#233;rarchiquement constitu#233; et fonctionnant d’une mani#232;re r#233;guli#232;re, #224; quelles conditions un pareil r#233;sultat a-t-il pu #234;tre obtenu et assur#233;? C’#233;tait #233;videmment #224; la condition d’une entente sinc#232;re entre les deux grandes puissances qui repr#233;sentent en Allemagne les deux principes qui se disputent ce pays depuis plus de trois si#232;cles. Mais cet accord lui-m#234;me, si lent #224; s’#233;tablir, si difficile #224; conserver, croit-on qu’il e#251;t #233;t#233; possible, qu’il e#251;t pu durer aussi longtemps, si l’Autriche et la Prusse, #224; l’issue des grandes guerres contre la France, ne se fussent intimement ralli#233;es #224; la Russie, fortement appuy#233;es sur elle? Voil#224; la combinaison politique qui, en r#233;alisant pour l’Allemagne le seul syst#232;me d’unit#233; qui lui f#251;t applicable, lui a valu cette tr#234;ve de trente-trois ans qu’elle vient de rompre.

Il n’y a ni haine, ni mensonge qui pourront jamais pr#233;valoir contre ce fait-l#224;. Dans un acc#232;s de folie, l’Allemagne a bien pu briser une alliance qui, sans lui imposer aucun sacrifice, assurait et prot#233;geait son ind#233;pendance nationale, mais par l#224; m#234;me elle s’est priv#233;e #224; jamais de toute base solide et durable.

Voyez plut#244;t la d#233;monstration de cette v#233;rit#233; par la contre-#233;preuve des #233;v#233;nements, dans ce terrible moment o#249; les #233;v#233;nements marchent presque aussi vite que la parole humaine. Il y a #224; peine deux mois que la R#233;volution en Allemagne s’est mise #224; la besogne, et d#233;j#224; il faut lui rendre cette justice, l’#339;uvre de la d#233;molition dans ce pays est plus avanc#233;e qu’elle ne l’#233;tait sous la main de Napol#233;on apr#232;s dix de ses foudroyantes campagnes.

Voyez l’Autriche plus compromise, plus abattue, plus d#233;mantel#233;e qu’en 1809. Voyez la Prusse vou#233;e au suicide par sa connivence fatale et forc#233;e avec le parti polonais. Voyez les bords du Rhin, o#249;, en d#233;pit des chansons et des phrases, la conf#233;d#233;ration Rh#233;nane n’aspire qu’#224; rena#238;tre. L’anarchie partout, l’autorit#233; nulle part, et tout cela sous le coup d’une France o#249; bout une r#233;volution sociale qui ne demande qu’#224; d#233;border dans la r#233;volution politique qui travaille l’Allemagne.

D#232;s #224; pr#233;sent, pour tout homme sens#233; la question de l’unit#233; allemande est une question jug#233;e. Il faudrait avoir ce genre d’ineptie propre aux id#233;ologues allemands pour se demander s#233;rieusement si ce tas de journalistes, d’avocats et de professeurs qui se sont r#233;unis #224; Francfort, en se donnant la mission de recommencer Charlemagne, ont quelque chance appr#233;ciable de r#233;ussir dans l’#339;uvre qu’ils ont entreprise, si sur ce sol qui tremble ils auront la main assez puissante et assez habile pour relever la pyramide renvers#233;e en la faisant tenir sur la pointe.

La question n’est plus l#224;; il ne s’agit plus de savoir si l’Allemagne sera une, mais si de ces d#233;chirements int#233;rieurs compliqu#233;s probablement d’une guerre #233;trang#232;re elle parviendra #224; sauver un lambeau quelconque de son existence nationale.

Les partis qui vont d#233;chirer ce pays commencent d#233;j#224; #224; se dessiner. D#233;j#224; sur diff#233;rents points la R#233;publique a pris pied en Allemagne, et l’on peut compter qu’elle ne se retirera pas sans avoir combattu, car elle a pour elle la logique et derri#232;re elle la France. Aux yeux de ce parti la question de nationalit#233; n’a ni sens, ni valeur. Dans l’int#233;r#234;t de sa cause il n’h#233;sitera pas un instant #224; immoler l’ind#233;pendance de son pays, et il enr#244;lerait l’Allemagne tout enti#232;re plut#244;t aujourd’hui que demain sous le drapeau de la France, f#251;t-ce m#234;me sous le drapeau rouge. Ses auxiliaires sont partout; il trouve aide et appui dans les hommes comme dans les choses, aussi bien dans les instincts anarchiques des masses que dans les institutions anarchiques que viennent d’#234;tre sem#233;es avec tant de profusion #224; travers toute l’Allemagne. Mais ses meilleurs, ses plus puissants auxiliaires sont pr#233;cis#233;ment les hommes qui d’un moment #224; l’autre peuvent #234;tre appel#233;s #224; la combattre: tant les hommes se trouvent li#233;s #224; elle par la solidarit#233; des principes. Maintenant, toute la question est de savoir si la lutte #233;clatera avant que les pr#233;tendus conservateurs aient eu le temps de compromettre par leurs divisions et leurs folies tous les #233;l#233;ments de force et de r#233;sistance dont l’Allemagne dispose encore; si, en un mot, attaqu#233;s par le parti r#233;publicain, ils se d#233;cident #224; voir en lui ce qu’il est en effet l’avant-garde de l’invasion fran#231;aise, et retrouvent, dans le sentiment du danger dont l’ind#233;pendance nationale s#233;rait menac#233;e, assez d’#233;nergie pour combattre la r#233;publique #224; toute outrance; ou bien si pour s’#233;pargner la lutte ils aimeront mieux accepter quelque faux semblant de transaction qui ne serait au fond de leur part qu’une capitulation d#233;guis#233;e. Dans le cas o#249; cette derni#232;re supposition viendrait #224; se r#233;aliser, alors (il faut le reconna#238;tre) l’#233;ventualit#233; d’une croisade contre la Russie, de cette croisade qui a toujours #233;t#233; le r#234;ve ch#233;ri de la R#233;volution et qui maintenant est devenu son cri de guerre — cette #233;ventualit#233; se convertirait en une presque certitude; le jour de la lutte d#233;cisive serait presque arriv#233;, et c’est la Pologne qui servirait de champ de bataille. Voil#224; du moins la chance que caressent avec amour les r#233;volutionnaires de tous les pays; mais il y a toutefois un #233;l#233;ment de la question dont ils ne tiennent pas assez compte, et cette omission pourrait singuli#232;rement d#233;ranger leurs calculs.

Le parti r#233;volutionnaire, en Allemagne surtout, para#238;t s’#234;tre persuad#233; que puisque lui-m#234;me faisait si bon march#233; de l’#233;l#233;ment national, il en serait de m#234;me dans tous les pays soumis #224; son action et que partout et toujours la question de principe primerait la question de nationalit#233;. D#233;j#224; les #233;v#233;nements de la Lombardie ont d#251; faire faire de singuli#232;res r#233;flexions aux #233;tudiants r#233;formateurs de Vienne, qui s’#233;taient imagin#233; qu’il suffisait de chasser le prince de Metternich et de proclamer la libert#233; de la presse pour r#233;soudre les formidables difficult#233;s qui p#232;sent sur la monarchie autrichienne. Les Italiens n’en persistent pas moins #224; ne voir en eux que des Tedeschi et des Barbari, tout comme s’ils ne s’#233;taient pas r#233;g#233;n#233;r#233;s dans les eaux lustrales de l’#233;meute. Mais l’Allemagne r#233;volutionnaire ne tardera pas #224; recevoir #224; cet #233;gard une le#231;on plus significative et plus s#233;v#232;re encore, car elle lui sera administr#233;e de plus pr#232;s. En effet, on n’a pas pens#233; qu’en brisant ou en affaiblissant tous les anciens pouvoirs, qu’en remuant jusque dans ses profondeurs tout l’ordre politique de ce pays, on allait y r#233;veiller la plus redoutable des complications, une question de vie et de mort pour son avenir — la question des races. On avait oubli#233; qu’au c#339;ur m#234;me de cette Allemagne, dont on r#234;ve

l’unit#233;, il y avait dans le bassin de la Boh#234;me et dans les pays slaves qui l’entourent six #224; sept millions d’hommes pour qui, de g#233;n#233;rations en g#233;n#233;rations, l’Allemand depuis des si#232;cles n’a pas cess#233; d’#234;tre un seul instant quelque chose de pis qu’un #233;tranger, pour qui l’Allemand est toujours un Немец…Il ne s’agit pas ici bien entendu du patriotisme litt#233;raire de quelques savants de Prague, tout honorable qu’il puisse #234;tre; ces hommes ont rendu sans doute de grands services #224; la cause de leur pays et ils lui en rendront encore; mais la vie de la Boh#234;me n’est pas l#224;. La vie d’un peuple n’est jamais dans les livres que l’on imprime pour lui, #224; moins toutefois que ce ne soit le peuple allemand; la vie d’un peuple est dans ses instincts et dans ses croyances, et les livres, il faut l’avouer, sont bien plus puissants pour les #233;nerver et les fl#233;trir que pour les ranimer et les faire vivre. Tout ce qui reste donc #224; la Boh#234;me de vraie vie nationale est dans ses croyances Hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationalit#233; slave opprim#233;e contre l’usurpation de l’Eglise romaine, aussi bien que contre la domination allemande. C’est l#224; le lien qui l’unit #224; tout son pass#233; de luttes et de gloire, et c’est l#224; aussi le cha#238;non qui pourra rattacher un jour le Чех de la Boh#234;me #224; ses fr#232;res d’Orient. On ne saurait assez insister sur ce point, car ce sont pr#233;cis#233;ment ces r#233;miniscences sympathiques de l’Eglise d’Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisme dans son temps n’a #233;t#233; qu’une expression imparfaite et d#233;figur#233;e, qui #233;tablissent une diff#233;rence profonde entre la Pologne et la Boh#234;me: entre la Boh#234;me ne subissant que malgr#233; elle le joug de la communaut#233; occidentale, et cette Pologne factieusement catholique — s#233;ide fanatique de l’Occident et toujours tra#238;tre vis-#224;-vis des siens.

Je sais que pour le moment la v#233;ritable question en Boh#234;me ne s’est pas encore pos#233;e et que ce qui s’agite et se remue #224; la surface du pays, c’est du lib#233;ralisme le plus vulgaire m#234;l#233; de communisme dans les villes et probablement d’un peu de jacquerie dans les campagnes. Mais toute cette ivresse tombera bient#244;t, et au train dont vont les choses le fond de la situation ne tardera pas #224; para#238;tre. Alors la question pour la Boh#234;me sera celle-ci: une fois l’Empire d’Autriche dissous par la perte de la Lombardie et par l’#233;mancipation maintenant compl#232;te de la Hongrie, que fera la Boh#234;me avec ces peuples qui l’entourent, Moraves, Slovaques, c’est-#224;-dire sept #224; huit millions d’hommes de m#234;me langue et de m#234;me race qu’elle? Aspirera-t-elle #224; se constituer d’une mani#232;re ind#233;pendante, ou se pr#234;tera-t-elle #224; entrer dans le cadre ridicule de cette future Unit#233; Germanique qui ne sera jamais que l’Unit#233; du Chaos? Il est peu probable que ce dernier parti la tente beaucoup. D#232;s lors elle se trouvera infailliblement en butte #224; toutes sortes d’hostilit#233;s et d’agressions, et pour y r#233;sister ce n’est certes pas sur la Hongrie qu’elle pourra s’appuyer. Pour savoir donc quelle est la puissance vers laquelle la Boh#234;me, en d#233;pit des id#233;es qui dominent aujourd’hui et des institutions qui la r#233;giront demain, se trouvera forc#233;ment entra#238;n#233;e, je n’ai besoin de me rappeler que ce que me disait en 1841 #224; Prague le plus national des patriotes de ce pays. «La Boh#234;me, me disait Hancka, ne sera libre et ind#233;pendante, ne sera r#233;ellement en possession d’elle-m#234;me que le jour o#249; la Russie sera rentr#233;e en possession de la Gallicie». En g#233;n#233;ral c’est une chose digne de remarque que cette faveur pers#233;v#233;rante que la Russie, le nom russe, sa gloire, son avenir, n’ont cess#233; de rencontrer parmi les hommes nationaux de Prague; et cela au moment m#234;me o#249; notre fid#232;le alli#233;e l’Allemagne se faisait avec plus de d#233;sint#233;ressement que d’#233;quit#233; la doublure de l’#233;migration polonaise, pour ameuter contre nous l’opinion publique de l’Europe enti#232;re. Tout Russe qui a visit#233; Prague dans le courant de ces derni#232;res ann#233;es pourra certifier que le seul grief qu’il y ait entendu exprimer contre nous, c’#233;tait de voir la r#233;serve et la ti#233;deur avec lesquelles les sympathies nationales de la Boh#234;me #233;taient accueillies parmi nous. De hautes, de g#233;n#233;reuses consid#233;rations nous imposaient alors cette conduite; maintenant assur#233;ment ce ne serait plus qu’un contresens: car les sacrifices que nous faisions alors #224; la cause de l’ordre, nous ne pourrions les faire d#233;sormais qu’au profit de la R#233;volution.

Mais s’il est vrai de dire que la Russie dans les circonstances actuelles a moins que jamais le droit de d#233;courager les sympathies qui viendraient #224; elle, il est juste de reconna#238;tre d’autre part une loi historique qui jusqu’#224; pr#233;sent a providentiellement r#233;gi ses destin#233;es: c’est que ce sont toujours ses ennemis les plus acharn#233;s qui ont travaill#233; avec le plus de succ#232;s au d#233;veloppement de sa grandeur. Cette loi providentielle vient de lui en susciter un qui certainement jouera un grand r#244;le dans les destin#233;es de son avenir et qui ne contribuera pas m#233;diocrement #224; en h#226;ter l’accomplissement. Cet ennemi c’est la Hongrie, j’entends la Hongrie magyare. De tous les ennemis de la Russie c’est peut-#234;tre celui qui la hait de la haine la plus furieuse. Le peuple magyar, en qui la ferveur r#233;volutionnaire vient de s’associer par la plus #233;trange des combinaisons #224; la brutalit#233; d’une horde asiatique et dont on pourrait dire, avec tout autant de justice que des Turcs, qu’il ne fait que camper en Europe, vit entour#233; de peuples slaves qui lui sont tous #233;galement odieux. Ennemi personnel de cette race, dont il a pendant si longtemps ab#238;m#233; les destin#233;es, il se retrouve apr#232;s des si#232;cles d’agitations et de turbulence toujours encore emprisonn#233; au milieu d’elle. Tous ces peuples qui l’entourent: Serbes, Croates, Slovaques, Transylvaniens et jusqu’aux Petits-Russiens des Carpathes, sont les anneaux d’une cha#238;ne qu’il croyait #224; tout jamais bris#233;e. Et maintenant il sent au-dessus de lui une main qui pourra, quand il lui plaira, rejoindre ces anneaux et resserrer la cha#238;ne #224; volont#233;. De l#224; sa haine instinctive contre la Russie. D’autre part, sur la foi du journalisme #233;tranger, les meneurs actuels du parti se sont s#233;rieusement persuad#233;s que le peuple magyare avait une grande mission #224; remplir dans l’Orient Orthodoxe; que c’#233;tait #224; lui, en un mot, #224; tenir en #233;chec les destin#233;es de la Russie… Jusqu’#224; pr#233;sent l’autorit#233; mod#233;ratrice de l’Autriche avait tant bien que mal contenu toute cette turbulence et cette d#233;raison; mais maintenant que le dernier lien a #233;t#233; bris#233; et que c’est le pauvre vieux p#232;re, tomb#233; en enfance, qui a #233;t#233; mis en tutelle, il est #224; pr#233;voir que le Magyarisme compl#232;tement #233;mancip#233; va donner libre cours #224; toutes ces excentricit#233;s et courir les aventures les plus folles. D#233;j#224; il a #233;t#233; question de l’incorporation d#233;finitive de la Transylvanie. On parle de faire revivre d’anciens droits sur les principaut#233;s du Danube et sur la Serbie. On va redoubler de propagande dans tous ces pays-l#224; pour les ameuter contre la Russie, et quand on y aura mis la confusion partout, on compte bien un beau jour s’y pr#233;senter en armes pour revendiquer, au nom de l’Occident l#233;s#233; dans ses droits, la possession des bouches du Danube et dire #224; la Russie d’une voix imp#233;rieuse: «Tu n’iras pas plus loin». — Voil#224; certainement quelques articles du programme qui s’#233;labore maintenant #224; Presbourg. L’ann#233;e derni#232;re tout cela n’#233;tait encore que phrases de journal, maintenant cela peut, d’un moment #224; l’autre, se traduire par des tentatives tr#232;s s#233;rieuses et tr#232;s compromettantes. Ce qui para#238;t n#233;anmoins le plus imminent, c’est un conflit entre la Hongrie et les deux royaumes slaves qui en d#233;pendent. En effet, la Croatie et la Slavonie, ayant pr#233;vu que l’affaiblissement de l’autorit#233; l#233;gitime #224; Vienne allait les livrer infailliblement #224; la discr#233;tion du Magyarisme, ont, #224; ce qu’il para#238;t, obtenu du gouvernement autrichien la promesse d’une organisation s#233;par#233;e pour elles, en y joignant la Dalmatie et la fronti#232;re militaire. Cette attitude que ces pays ainsi group#233;s essaient de prendre vis-#224;-vis de la Hongrie ne manquera pas d’exasp#233;rer tous les anciens diff#233;rends et ne tardera pas #224; y faire #233;clater une franche guerre civile, et comme l’autorit#233; du gouvernement autrichien se trouvera probablement trop d#233;bile pour s’interposer avec quelque chance de succ#232;s entre les combattants, les Slaves de la Hongrie qui sont les plus faibles succomberaient probablement dans la lutte sans une circonstance qui doit t#244;t ou tard leur venir n#233;cessairement en aide: c’est que l’ennemi qu’ils ont #224; combattre est avant tout l’ennemi de la Russie, et c’est qu’aussi sur toute cette fronti#232;re militaire, compos#233;e aux trois quarts de Serbes orthodoxes, il n’y a pas une cabane de colon (au dire m#234;me des voyageurs autrichiens) o#249;, #224; c#244;t#233; du portrait de l’empereur d’Autriche, l’on ne d#233;couvre le portrait d’un autre Empereur que ces races fid#232;les s’obstinent #224; consid#233;rer comme le seul l#233;gitime. D’ailleurs (pourquoi se le dissimuler) il est peu probable que toutes ces secousses de tremblement de terre qui bouleversent l’Occident s’arr#234;tent au seuil des pays d’Orient; et comment pourrait-il se faire que dans cette guerre #224; outrance, dans cette croisade d’impi#233;t#233; que la R#233;volution, d#233;j#224; ma#238;tresse des trois quarts de l’Europe Occidentale, pr#233;pare #224; la Russie, l’Orient Chr#233;tien, l’Orient Slave-Orthodoxe, lui dont la vie est indissolublement li#233;e #224; la n#244;tre, ne se trouv#226;t entra#238;n#233; dans la lutte #224; notre suite, et c’est peut-#234;tre m#234;me par lui que la guerre commencera: car il est #224; pr#233;voir que toutes ces propagandes qui le travaillaient d#233;j#224;, propagande catholique, propagande r#233;volutionnaire, etc., etc… toutes oppos#233;es entre elles, mais r#233;unies dans un sentiment de haine commune contre la Russie, vont maintenant se mettre #224; l’#339;uvre avec plus d’ardeur que jamais. On peut #234;tre certain qu’elles ne reculeront devant rien pour arriver #224; leurs fins… Et quel serait, juste Ciel! le sort de toutes ces populations chr#233;tiennes comme nous, si, en butte, comme elles le sont d#233;j#224; #224; toutes ces influences abominables, si la seule autorit#233; qu’elles invoquent dans leurs pri#232;res venait #224; leur faire d#233;faut, dans un pareil moment? — En un mot, quelle ne serait pas l’horrible confusion o#249; tomberaient ces pays d’Orient aux prises avec la R#233;volution, si le l#233;gitime Souverain, si l’Empereur Orthodoxe d’Orient tardait encore longtemps #224; y appara#238;tre!

Non, c’est impossible. Des pressentiments de mille ans ne trompent point. La Russie, pays de foi, ne manquera pas de foi dans le moment supr#234;me. Elle ne s’effraiera pas de la grandeur de ses destin#233;es et ne reculera pas devant sa mission.

Et quand donc cette mission a-t-elle #233;t#233; plus claire et plus #233;vidente? On peut dire que Dieu l’#233;crit en traits de feu sur ce Ciel tout noir de temp#234;tes. L’Occident s’en va, tout croule, tout s’ab#238;me dans une conflagration g#233;n#233;rale, l’Europe de Charlemagne aussi bien que l’Europe des trait#233;s de 1815; la papaut#233; de Rome et toutes les royaut#233;s de l’Occident; le Catholicisme et le Protestantisme; la foi depuis longtemps perdue et la raison r#233;duite #224; l’absurde; l’ordre d#233;sormais impossible, la libert#233; d#233;sormais impossible, et sur toutes ces ruines amoncel#233;es par elle, la civilisation se suicidant de ses propres mains…

Et lorsque au-dessus de cet immense naufrage nous voyons comme une Arche Sainte surnager cet Empire plus immense encore, qui donc pourrait douter de sa mission, et serait-ce #224; nous, ses enfants, #224; nous montrer sceptiques et pusillanimes?..

12 avril 1848