"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)6Les chameaux sous une tempête de neige, les froids qui gelaient la sève des arbres et faisaient éclater leurs troncs, les mains transies de Charlotte qui attrapaient de longues bûches jetées du haut d'un wagon… C'est ainsi que dans notre cuisine enfumée, durant les veillées d'hiver, ce passé fabuleux renaissait. Derrière la fenêtre enneigée s'étendaient l'une des plus grandes villes de la Russie et la plaine grise de la Volga, se dressaient les bâtiments-forteresses de l'architecture stalinienne. Et là, au milieu du désordre d'un dîner interminable et des nuages nacrés du tabac, surgissait l'ombre de cette mystérieuse Française égarée sous le ciel sibérien. Le téléviseur déversait les nouvelles du jour, transmettait les séances du dernier congrès du Parti, mais ce fond sonore n'avait pas la moindre répercussion sur les conversations de nos invités. Tapi dans un coin de cette cuisine encombrée, l'épaule contre l'étagère sur laquelle trônait le téléviseur, je les écoutais avidement en essayant de me rendre invisible. Je savais que bientôt le visage d'un adulte émergerait du brouillard bleu et que j'entendrais un cri d'indignation enjouée: – Ah, mais regardez-le, ce petit noctambule! Il est minuit passé et il n'est pas encore au lit. Allez, ouste, grouille-toi! On t'appellera quand la barbe t'aura poussé… Expulsé de la cuisine, je ne parvenais pas à m'endormir tout de suite, intrigué par cette question qui revenait sans cesse dans ma jeune tête: «Pourquoi aiment-ils tant parler de Charlotte?» Je crus d'abord comprendre que cette Française était pour mes parents et leurs invités un sujet de conversation idéal. En effet, il leur suffisait d'évoquer les souvenirs de la dernière guerre pour qu'une dispute éclatât. Mon père qui avait passé quatre ans, en première ligne, dans l'infanterie, mettait la victoire sur le compte de ces troupes embourbées dans la terre et qui, selon son expression, avaient arrosé de leur sang cette terre depuis Stalingrad jusqu'à Berlin. Son frère, sans vouloir le vexer, remarquait alors que, «comme tout le monde le sait», l'artillerie était la déesse de la guerre moderne. La discussion s'échauffait. Peu à peu les artilleurs se voyaient traiter de planqués, et l'infanterie, à cause de la boue des chemins de guerre, devenait «l'infecterie». C'est à ce moment-là que leur meilleur ami, ex-pilote d'un chasseur, intervenait avec ses arguments et la conversation entrait dans un piqué très dangereux. Et encore ils n'avaient examiné ni les mérites respectifs de leurs fronts, différents tous les trois, ni le rôle de Staline pendant la guerre… Cette dispute, je le sentais, les peinait beaucoup. Car ils savaient que quelle que soit leur part dans la victoire, les jeux étaient faits: leur génération, décimée, meurtrie, allait bientôt disparaître. Et le fantassin, et l'artilleur, et le pilote. Ma mère les précéderait même, suivant le destin des enfants nés au début des années vingt. À quinze ans, je resterais seul avec ma sœur. Il y avait dans leur polémique comme une tacite prescience de cet avenir très proche… La vie de Charlotte, pensais-je, les réconciliait, offrant un terrain neutre. C'est avec l'âge que je me mis à discerner une tout autre raison à cette prédilection française de leurs interminables débats. C'est que Charlotte surgissait sous le ciel russe comme une extraterrestre. Elle n'avait que faire de l'histoire cruelle de cet immense empire, de ses famines, révolutions, guerres civiles… Nous autres, Russes, n'avions pas le choix. Mais elle? À travers son regard, ils observaient un pays méconnaissable, car jugé par une étrangère, parfois naïve, souvent plus perspicace qu'eux-mêmes. Dans les yeux de Charlotte s'était reflété un monde inquiétant et plein d'une vérité spontanée – une Russie insolite qu'il leur fallait découvrir. Je les écoutais. Et je découvrais moi aussi le destin russe de Charlotte, mais à ma façon. Certains détails à peine évoqués s'élargissaient dans ma tête en formant tout un univers secret. D'autres événements auxquels les adultes attachaient une importance considérable passaient inaperçus. Ainsi, étrangement, les horribles images du cannibalisme dans les villages de la Volga me touchèrent très peu. Je venais de lire Et ce n'est pas la dure besogne à la ferme qui m'impressionna le plus dans le passé rural de Charlotte. Non, j'avais retenu surtout sa visite chez les jeunes du village. Elle y était allée le soir même et les avait trouvés engagés dans une discussion métaphysique: il s'agissait de savoir de quelle sorte de mort eût été terrassé celui qui aurait osé se rendre à minuit précis dans un cimetière. Charlotte en souriant s'était dite capable d'affronter toutes les forces surnaturelles, cette nuit, au milieu des tombes. Les distractions étaient rares. Les jeunes gens, en espérant secrètement quelque dénouement macabre, avaient salué son courage avec un enthousiasme houleux. Il restait à trouver un objet que cette Française écervelée allait laisser sur l'une des tombes du cimetière villageois. Et ce n'était pas facile. Car tout ce qui avait été proposé pouvait être remplacé par son double: fichu, pierre, pièce de monnaie… Oui, cette étrangère rusée pourrait très bien venir aux aurores et accrocher ce châle pendant que tout le monde dormait. Non, il fallait choisir un objet unique… Le lendemain matin, toute une délégation avait retrouvé suspendu sur une croix, dans le coin le plus ombragé du cimetière – «le petit sac du Pont-Neuf»… C'est en imaginant cette sacoche féminine au milieu des croix, sous le ciel de Sibérie, que je commençai à pressentir l'incroyable destinée des choses. Elles voyageaient, accumulaient sous leur surface banale les époques de notre vie, reliant des instants si éloignés. Quant au mariage de ma grand-mère avec le juge du peuple, je ne remarquais sans doute pas tout le pittoresque historique que les adultes pouvaient y déceler. L'amour de Charlotte, la cour que mon grand-père lui faisait, leur couple si hors du commun dans cette contrée sibérienne – de tout cela je ne gardai qu'un fragment: Fiodor, vareuse bien repassée, bottes étincelantes, se dirige vers le lieu de leur rendez-vous décisif. À quelques pas derrière lui, son greffier, jeune fils de pope, conscient de la gravité du moment, marche lentement en portant un énorme bouquet de roses. Un juge du peuple, même amoureux, ne devait pas ressembler à un banal soupirant d'opérette. Charlotte les voit de loin, comprend tout de suite le pourquoi de la mise en scène et, avec un sourire malicieux, accepte le bouquet que Fiodor prend des mains du greffier. Celui-ci, intimidé, mais curieux, disparaît à reculons. Ou peut-être encore ce fragment: l'unique photo de mariage (toutes les autres, celles où apparaissait le grand-père, seraient confisquées lors de son arrestation): leurs deux visages, légèrement inclinés l'un vers l'autre, et sur les lèvres de Charlotte, incroyablement jeune et belle, ce reflet souriant de la «petite pomme»… D'ailleurs, dans ces longs récits nocturnes, tout n'était pas toujours clair pour mes oreilles d'enfant. Ce coup de tête du père de Charlotte, par exemple… Ce respectable et riche médecin apprend, un jour, de l'un de ses patients, haut fonctionnaire de la police, que la grande manifestation des ouvriers qui allait d'une minute à l'autre se déverser sur la place principale de Boïarsk serait accueillie, à l'un des carrefours, par le tir des mitrailleuses. Aussitôt le patient reparti, le docteur Lemonnier enlève sa blouse blanche et, sans appeler son cocher, saute dans sa voiture et s'élance à travers les rues pour avertir les ouvriers. La tuerie n'avait pas eu lieu… Et je me demandais souvent pourquoi ce «bourgeois», ce privilégié avait agi ainsi. Nous étions habitués à voir le monde en noir et blanc: les riches et les pauvres, les exploiteurs et les exploités, en un mot, les ennemis de classe et les justes. Le geste du père de Charlotte me confondait. De la masse humaine, si commodément coupée en deux, surgissait l'homme avec son imprévisible liberté. Je ne comprenais pas non plus ce qui s'était passé à Boukhara. Je devinais seulement que l'événement avait été atroce. N'était-ce pas un hasard si les adultes l'évoquaient par des sous-entendus accompagnés de hochements de tête suggestifs? C'était une sorte de tabou autour duquel leur récit tournait en décrivant ainsi le décor. Je voyais d'abord une rivière coulant sur les galets lisses, puis un chemin qui longeait l'infini du désert. Et le soleil se mettait à tanguer dans les yeux de Charlotte, et sa joue s'enflammait de la brûlure du sable, et le ciel résonnait de hennissements… La scène dont je ne comprenais pas le sens, mais dont je perçais la densité physique, s'éteignait. Les adultes soupiraient, détournaient la conversation, se versaient un nouveau verre de vodka. Je finis par deviner que cet événement survenu dans les sables de l'Asie centrale avait marqué pour toujours, de façon mystérieuse et très intime, l'histoire de notre famille. Je remarquai aussi qu'on ne le racontait jamais lorsque le fils de Charlotte, mon oncle Sergueï, était parmi les invités… En fait, si j'espionnais ces confidences nocturnes, c'était surtout pour explorer le passé français de ma grand-mère. Le côté russe de sa vie m'intéressait moins. J'étais comme ce chercheur qui, en examinant une météorite, est attiré essentiellement par de petits cristaux brillants encastrés dans sa surface basaltique. Et comme on rêve d'un voyage lointain dont le but est encore inconnu, je rêvais du balcon de Charlotte, de son Atlantide où je croyais avoir laissé, l'été dernier, une part de moi. |
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