"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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En sortant de la librairie, je traversai la ville et je m'engageai sur le pont figé au-dessus de l'étendue ensoleillée de la Garonne. Je me disais qu'il y avait dans les films anciens cette bonne vieille astuce pour survoler en quelques secondes plusieurs années de la vie des héros. L'action s'interrompait et sur le fond noir apparaissait cette inscription dont la franchise sans détour m'avait toujours plu: «Deux ans plus tard», ou bien «Trois ans passèrent». Mais qui oserait employer de nos jours ce procédé démodé?

Et cependant, en entrant dans cette librairie déserte, au milieu d'une ville provinciale assommée par la chaleur, et en trouvant sur l'étalage mon dernier livre, j'avais eu justement cette impression: «Trois ans passèrent». Le cimetière, la niche funéraire des Belval et Castelot, et – ce livre dans la marqueterie colorée des couvertures, sous l'affichette: «Nouveautés du roman français»…

Vers le soir j'atteignis la forêt landaise. Je marcherais maintenant, pensais-je, pendant deux jours ou peut-être plus, en pressentant derrière ces vallonnements recouverts de pins, l'éternelle attente de l'océan. Deux jours, deux nuits… Grâce aux «Notes», le temps avait acquis pour moi une densité étonnante. Vivant dans le passé de Charlotte, il me semblait pourtant n'avoir jamais ressenti aussi intensément le présent! C'étaient ces paysages d'autrefois qui apportaient un relief tout singulier à ce pan de ciel entre les grappes d'aiguilles, à cette clairière illuminée par le couchant comme une coulée d'ambre…

Le matin, reprenant la route (un tronc de pin entaillé, que je n'avais pas aperçu la veille, pleurait sa résine – sa «gemme» comme on disait dans cette contrée), je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie: «La littérature de l'Europe de l'Est». Mes premiers livres y étaient, serrés, à m'en donner un vertige mégalomane, entre ceux de Lermontov et de Nabokov. Il s'agissait, de ma part, d'une mystification littéraire pure et simple. Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs: j'étais «un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français». Dans un geste de désespoir, j'avais inventé alors un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction. Je me disais, d'abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j'étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c'était ma russité qui devenait répréhensible.

Le soir, installé pour la nuit, je relisais les dernières feuilles des «Notes». Dans le fragment marqué la veille, j'écrivais: «Un garçon de deux ans est mort dans la grande isba face à l'immeuble où habite Charlotte. Je vois le père de l'enfant appuyer, contre la rampe du perron, une caisse oblongue tendue de tissu rouge – un petit cercueil! Ses dimensions de poupée me terrifient. Il me faut trouver immédiatement un endroit, sous ce ciel, sur cette terre, où l'on puisse imaginer cet enfant vivant. La mort d'un être bien plus jeune que moi remet en cause l'univers tout entier. Je me précipite vers Charlotte. Elle perçoit mon angoisse et me dit quelque chose d'étonnant dans sa simplicité: "Tu te souviens, en automne, nous avons vu un vol d'oiseaux migrateurs? – Oui, ils ont survolé la cour et puis ils ont disparu. – C'est ça, mais ils continuent à voler, quelque part, dans les pays lointains, seulement, nous, avec notre vue trop faible, nous ne pouvons pas les voir. Il en est de même pour ceux qui meurent…"»

À travers le sommeil, je croyais distinguer le bruit des branches qui fut plus puissant et soutenu que d'ordinaire. Comme si le vent n'avait pas cessé, un instant, de siffler. Le matin, je découvrais que c'était la rumeur de l'océan. La veille, fatigué, je m'étais arrêté, sans le savoir, sur cette frontière où la forêt s'enlisait dans les dunes battues par les vagues.

Je passai toute la matinée sur cette berge déserte en suivant l'imperceptible montée des eaux… Quand la mer entama son reflux, je repris mon chemin. Pieds nus sur le sable humide, dur, je descendrais maintenant vers le sud. Je marchais en pensant à cette sacoche que ma sœur et moi appelions, du temps de notre enfance, «le sac du Pont-Neuf» et qui contenait les petits cailloux enveloppés dans des bouts de papier. Il y avait un «Fécamp», un «Verdun» et aussi un «Biarritz», dont le nom nous faisait penser au quartz et non pas à la ville qui nous était inconnue… J'allais longer l'océan pendant dix ou douze jours et retrouver cette ville dont une infime parcelle était égarée quelque part au fin fond des steppes russes.