"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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C'est grâce à ce corps, jeune et d'une sensualité encore naïve, que je fus guéri. Oui, ce jour d'avril, je me crus enfin libéré de l'hiver le plus pénible de ma jeunesse, de ses malheurs, de ses morts et du poids des révélations qu'il avait apportées.

Mais l'essentiel est que ma greffe française semblait ne plus exister. Comme si j'avais réussi à étouffer ce second cœur dans ma poitrine. Le dernier jour de son agonie coïncida avec cet après-midi d'avril qui devait marquer pour moi le début d'une vie sans chimères…

Je la vis de dos, debout devant une table en grosses planches de pin non rabotées, sous les arbres. Un instructeur suivait ses gestes et, de temps en temps, jetait un coup d'œil sur le chronomètre qu'il serrait dans sa paume.

Elle devait avoir le même âge que moi, quinze ans, cette jeune fille dont le corps imprégné de soleil m'avait ébloui. Elle était en train de désassembler une mitraillette pour, ensuite, l'assembler de nouveau en essayant de faire le plus vite possible. C'étaient les compétitions paramilitaires auxquelles plusieurs écoles de la ville prenaient part. À tour de rôle, nous nous mettions devant la table, attendions le signal de l'instructeur et nous jetions sur la Kalachnikov en dépeçant son agrégat pesant. Les pièces retirées s'étalaient sur les planches et, un instant après, dans une amusante marche arrière de gestes, se remettaient en place. Certains d'entre nous laissaient tomber à terre le ressort noir, d'autres confondaient l'ordre de l'assemblage… Quant à elle, je crus d'abord qu'elle dansotait devant la table. Habillée d'une vareuse et d'une jupe kaki, un calot posé sur ses boucles rousses, elle faisait ondoyer son corps au rythme de son exercice. Elle avait dû s'entraîner beaucoup pour manier la masse glissante de l'arme avec une telle habileté.

Je la contemplais, ébahi. Tout en elle était si simple et si vivant! Ses hanches, en répondant aux mouvements de ses bras, ondulaient légèrement. Ses jambes pleines et dorées frémissaient. Elle jouissait de sa propre agilité qui lui permettait même des gestes inutiles – comme ce cambrement cadencé de sa jolie croupe musclée. Oui, elle dansait. Et même sans voir son visage, je devinais son sourire.

Je tombai amoureux de cette jeune inconnue rousse. C'était bien sûr avant tout un désir très physique, un émerveillement charnel devant sa taille d'une fragilité encore enfantine qui contrastait tellement avec son torse déjà féminin… J'exécutai mon numéro de démontage-assemblage dans un engourdissement de tous mes membres, et je mis plus de trois minutes, me retrouvant parmi les moins doués… Mais plus que le désir d'enlacer ce corps, de sentir sous mes doigts le vernis du bronzage, j'éprouvais un bonheur neuf et sans nom.

Il y avait cette table en grosses planches installée à l'orée d'un bois. Le soleil et l'odeur des dernières neiges réfugiées dans l'obscurité des fourrés. Tout était divinement simple. Et lumineux. Comme ce corps avec sa féminité encore distraite. Comme mon désir. Comme les commandes de l'instructeur. Aucune ombre du passé ne troublait la limpidité de ce moment. Je respirais, désirais, exécutais machinalement les ordres. Et avec une jouissance indicible, je sentais que le caillot de mes réflexions d'hiver, pénibles et embrouillées, se dissipait dans ma tête… La jeune rousse se déhanchait légèrement devant la mitraillette. Le soleil illuminait les contours de son corps à travers le fin tissu de sa vareuse. Ses boucles de feu rebiquaient sur le calot. Et c'est comme du fond d'un puits, dans un écho sourd et lugubre, que résonnaient ces noms grotesques: Marguerite Steinheil, Isabeau de Bavière… Je ne parvenais pas à croire que ma vie était autrefois composée de ces reliques poussiéreuses. J'avais vécu sans soleil, sans désir – dans le crépuscule des livres. À la recherche d'un pays fantôme, d'un mirage de cette France d'antan peuplée de revenants…

L'instructeur poussa un cri de joie en montrant à tout le monde son chronomètre: «Une minute quinze secondes!» C'était le meilleur temps. La rouquine se retourna, radieuse. Et, enlevant son calot, elle secoua la tête. Ses cheveux s'enflammèrent dans le soleil, ses taches de rousseur jaillirent comme des étincelles. Je fermai les yeux.


Et le lendemain, pour la première fois de ma vie, je découvrais cette volupté très singulière de serrer une arme à feu, une Kalachnikov, et de sentir ses tressaillements nerveux contre mon épaule. Et de voir, au loin, une silhouette en contrepla-qué se couvrir de trous. Oui, ses secousses insistantes, sa force mâle étaient pour moi d'une nature profondément sensuelle.

D'ailleurs, dès la première rafale, ma tête se remplit d'un silence bourdonnant. Mon voisin de gauche avait tiré le premier et m'avait assourdi. Ce carillon incessant dans mes oreilles, les gerbes irisées du soleil dans mes cils, l'odeur fauve de la terre sous mon corps – j'étais au comble du bonheur.

Car enfin je revenais à la vie. Je lui trouvai un sens. Vivre dans la bienheureuse simplicité de ces gestes ordonnés: tirer, marcher en rang, manger dans des gamelles en aluminium la kacha de mil. Se laisser porter dans un mouvement collectif dirigé par les autres. Par ceux qui connaissaient l'objectif suprême. Ceux qui, généreusement, ôtaient tout le poids de notre responsabilité, nous rendant légers, transparents, nets. Cet objectif était, lui aussi, simple et univoque: défendre la patrie. Je me hâtai de me fondre dans ce but monumental, de me dissoudre dans la masse merveilleusement irresponsable de mes camarades. Je jetais des grenades d'exercice, je tirais, je plantais une tente. Heureux. Béat. Sain. Et avec stupeur je me rappelais parfois cet adolescent qui, dans une vieille maison au bord de la steppe, passait des jours entiers à méditer sur la vie et la mort de trois femmes aperçues dans un amoncellement de vieux journaux. Si l'on m'avait présenté ce rêveur, je ne l'aurais sans doute pas reconnu. Je ne me serais pas reconnu…

Le lendemain, l'instructeur nous emmena assister à l'arrivée d'une colonne de chars. Nous discernâmes d'abord un nuage gris qui s'enflait à l'horizon. Puis, une vibration puissante se répandit dans la semelle de nos chaussures. La terre tremblait. Et le nuage devenant jaune s'éleva jusqu'au soleil et l'éclipsa. Tous les bruits disparurent, couverts par le vacarme métallique des chenilles. Le premier canon perça le mur de poussière, le char du commandant surgit, puis le deuxième, le troisième… Et avant de s'arrêter les chars décrivaient une courbe serrée pour se mettre en rang, à côté du précédent. Leurs chenilles alors claquaient encore plus rageusement en déchirant l'herbe en longues lamelles.

Hypnotisé par cette puissance de l'empire, j'imaginai soudain le globe terrestre que ces chars – nos chars! – pouvaient écorcher tout entier. Une brève commande aurait suffi. J'en éprouvai un orgueil encore jamais ressenti…

Et les soldats qui sortaient des tourelles me fascinèrent par leur virilité sereine. Ils étaient tous semblables, taillés dans la même matière ferme et saine. Je les devinais invulnérables à ces pensées caverneuses qui me torturaient durant l'hiver. Non, toute cette vase mentale ne serait pas restée une seule seconde dans le courant limpide de leur raisonnement, simple et direct comme les ordres qu'ils exécutaient. J'étais terriblement jaloux de leur vie. Elle s'exposait là, sous le soleil, sans une tache d'ombre. Leur force, l'odeur mâle de leur corps, leurs vareuses couvertes de poussière. Et la présence, quelque part, de la jeune rousse, de cette adolescente-femme, de cette promesse amoureuse. Je n'avais plus qu'une envie: pouvoir, un jour, m'extraire de la tourelle étroite d'un char, sauter sur ses chenilles, puis sur la terre molle, et marcher d'un pas agréablement fatigué vers la femme-promesse.

Cette vie, une vie en fait très soviétique dans laquelle j'avais toujours vécu en marginal, m'exalta. Me fondre dans sa routine débonnaire et collectiviste m'apparut soudain comme une solution lumineuse. Vivre de la vie de tout le monde! Conduire un char, puis, démobilisé, faire couler l'acier au milieu des machines d'une grande usine au bord de la Volga, aller, chaque samedi, au stade pour voir un match de football. Mais surtout savoir que cette suite de jours, tranquille et prévisible, était couronnée d'un grand projet messianique – ce communisme qui, un jour, nous rendrait tous constamment heureux, cristallins dans nos pensées, strictement égaux…

C'est là qu'en rasant presque les sommets de la forêt, les avions de chasse surgirent au-dessus de nos têtes. Volant par groupe de trois, ils firent écrouler sur nous le ciel explosé. Vague après vague, ils déferlaient en éventrant l'air, m'inci-sant le cerveau par leurs décibels.

Plus tard, dans le silence du soir, j'observais longuement la plaine déserte avec les rayures sombres de l'herbe arrachée çà et là. Je me disais qu'il était une fois un enfant qui avait imaginé une ville fabuleuse s'élevant au-dessus de cet horizon brumeux… Cet enfant n'était plus. J'étais guéri.


Depuis ce jour d'avril mémorable, la mini-société scolaire m'accepta. Ils m'accueillirent avec cette générosité condescendante qu'on a pour les néophytes, pour les reconvertis zélés ou les repentis enthousiastes. Je l'étais. À tout moment, je tenais à leur montrer que ma singularité avait été définitivement dépassée. Que j'étais comme eux. Et en plus, prêt à tout pour expier ma marginalité.

Au reste, la mini-société elle-même avait, entre-temps, changé. Copiant de mieux en mieux le monde des adultes, elle s'était divisée en quelques clans. Oui, presque en classes sociales! J'en distinguai trois. Elles préfiguraient déjà l'avenir de ces adolescents, hier encore unis dans une petite meute homogène. A présent, il y avait là un groupe de «prolétaires». Les plus nombreux, ils étaient issus, pour la plupart, de familles ouvrières qui fournissaient en main-d'œuvre les ateliers de l'énorme port fluvial. Il y avait, en outre, un noyau de forts en mathématiques, futurs «tekhnars» qui, autrefois mélangés aux prolétaires et dominés par eux, s'en démarquaient de plus en plus en occupant le devant de la scène scolaire. Enfin, la plus fermée et la plus élitiste, la plus restreinte aussi, cette coterie dans laquelle on reconnaissait l'intelligentsia en herbe.

Je devenais des leurs dans chacune de ces classes. Ma présence intermédiaire était appréciée par tout le monde. À un certain moment, je me crus même irremplaçable. Grâce à… la France!

Car, guéri d'elle, je la racontais. J'étais heureux de pouvoir confier à ceux qui m'avaient accepté parmi eux tout ce stock d'anecdotes accumulées depuis des années. Mes récits plaisaient. Batailles dans les catacombes, cuisses de grenouilles payées à prix d'or, rues entières livrées à l'amour vénal à Paris – ces sujets me valurent la réputation d'un conteur patenté.

Je parlais et je sentais que ma guérison était complète. Les accès de cette folie qui m'avait autrefois plongé dans la vertigineuse sensation du passé ne se répétaient plus. La France devenait une simple matière à raconter. Amusante, exotique aux yeux de mes collègues, excitante quand je décrivais «l'amour à la française», mais en somme peu différente des histoires drôles, souvent graveleuses, que nous nous racontions pendant les récréations en tirant sur nos cigarettes hâtives.

Je remarquai assez rapidement qu'il fallait assaisonner mes récits français selon le goût de mes interlocuteurs. La même histoire changeait de ton selon que je la racontais aux «prolétaires», aux «tekhnars» ou bien aux «intellectuels». Fier de mon talent de conférencier, je variais les genres, adaptais les niveaux de style, triais les mots. Ainsi, pour plaire aux premiers, je m'attardais longuement sur les ébats torrides du Président et de Marguerite. Un homme, de surcroît un président de la République, qui mourait d'avoir trop fait l'amour – ce tableau, à lui seul, les portait à l'extase. Les «tekhnars», eux, étaient plus sensibles aux péripéties de l'intrigue psychologique. Ils voulaient savoir ce qui était arrivé à Marguerite après ce coup d'éclat amoureux. Je parlais alors du mystérieux double meurtre dans l'impasse Ronsin, de cette terrible matinée de mai où l'on avait découvert le mari de Marguerite strangulé à l'aide d'un cordon de tirage, sa belle-mère, étranglée elle aussi, mais avec son propre râtelier… Je n'oubliais pas de préciser que le mari, peintre de son état, croulait sous les commandes officielles, tandis que son épouse n'avait jamais renoncé à ses amitiés haut placées. Et que d'après une version, c'est l'un des successeurs de feu Félix Faure, visiblement un ministre, qui avait été surpris par le mari…

Quant aux «intellectuels», le sujet paraissait ne pas les toucher. Certains pour montrer leur désintérêt poussaient même un bâillement de temps à autre. Ils se départirent de ce flegme feint, seulement en trouvant un prétexte pour faire des jeux de mots. Le nom de «Faure» fut vite victime d'un calembour: «donner à Faure» signifiait en russe «donner des points à son rival». Les rires, savamment blasés, fusèrent. Quelqu'un, toujours avec ce même petit rire indolent, lança: «Quel for-ward, Faure!» en sous-entendant l'avant du football. Un autre, en arborant la mine d'un simple d'esprit, parla de la fortotchka, le vasistas… Je me rendis compte que la langue pratiquée dans cet étroit cercle se composait presque exclusivement de ces mots détournés, rébus, phrases maniérées tournures connues seulement de ses membres. Avec un mélange d'admiration et d'angoisse, je constatai que leur langue n'avait pas besoin du monde qui nous entourait – de ce soleil, de ce vent! Bientôt, je parvenais à imiter facilement ces jongleurs de mots…

La seule personne qui n'apprécia pas mon retournement fut Pachka, ce cancre dont je partageais autrefois les parties de pêche. De temps en temps, il s'approchait de notre groupe, nous écoutait et quand je me mettais à raconter mes histoires françaises, il me fixait d'un air méfiant.

Un jour, l'attroupement autour de moi fut plus nombreux que d'habitude. Mon récit devait les intéresser particulièrement. Je parlais (en résumant le roman de ce pauvre Spivalski accusé de tous les péchés mortels et tué à Paris) des deux amants qui avaient passé une longue nuit dans un train presque vide, fuyant à travers l'empire moribond des tsars. Le lendemain, ils se séparaient à jamais…

Mes auditeurs appartenaient, cette fois, aux trois castes – fils de prolétaires, futurs ingénieurs, intelligentsia. J'évoquais les étreintes fougueuses au fond d'un compartiment nocturne, dans ce train survolant les villages morts et les ponts incendiés. Ils m'écoutaient avidement. Il leur était certainement plus facile d'imaginer ce couple d'amants dans un train qu'un président de la République avec sa bien-aimée dans un palais… Et pour satisfaire les amateurs de jeux de mots, j'évoquais l'arrêt du train dans une ville de province: le héros abaissait la fenêtre et demandait aux rares individus qui longeaient la voie le nom de l'endroit. Mais personne ne pouvait le renseigner. C'était une ville sans nom! Une ville peuplée d'étrangers. Un soupir de satisfaction monta du groupe des esthètes. Et moi, par un habile flash-back, je revenais dans le compartiment pour reparler des amours vagabondes de mes passagers extravagants… C'est à ce moment que par-dessus la foule, je vis apparaître la tête ébouriffée de Pachka. Il écouta quelques minutes, puis bougonna en couvrant facilement ma voix par sa basse rugueuse:

– Alors, comme ça, t'es content? Tous ces faux culs ne demandent que ça. Ils en bavent déjà de tes bobards!

Personne n'aurait osé contrarier Pachka dans un affrontement singulier. Mais la foule a un courage bien à elle. Un grognement indigné lui répondit. Pour calmer les esprits, je précisai d'un ton conciliant:

– Mais non, c'est pas des bobards, Pachka! C'est un roman autobiographique. Ce type, après la révolution, a vraiment fui la Russie avec sa maîtresse et puis, à Paris, on l'a assassiné…

– Et pourquoi alors tu ne leur racontes pas ce qui s'est passé à la gare, hein?

Je restai bouche bée. À présent je me souvenais avoir déjà raconté cette histoire à mon ami le cancre. Le matin, les amoureux se retrouvaient au bord de la mer Noire, dans une brasserie déserte, dans une ville noyée sous la neige. Ils buvaient un thé brûlant devant une fenêtre tapissée de givre… Plusieurs années plus tard, ils se reverraient à Paris et s'avoueraient que ces quelques heures matinales leur étaient plus chères que toutes les sublimes amours de leur vie. Oui, ce matin gris, mat, les appels étouffés des cornes de brume, et leur présence complice au milieu de la tempête meurtrière de l'Histoire…

C'est donc de cette brasserie de la gare que parlait Pachka… La sonnerie me tira d'embarras. Mes auditeurs écrasèrent leur cigarette et s'engouffrèrent dans la salle. Et moi, interdit, je me disais qu'aucun de mes styles – ni celui que j'adoptais en parlant aux «prolos», ni celui des «tekhnars», ni même les acrobaties verbales qu'adoraient les «intellectuels» – non, aucun de ces langages ne pouvait recréer le charme mystérieux de cette matinée neigeuse au bord de l'abîme des temps. Sa lumière, son silence… Du reste, personne parmi mes collègues ne se serait intéressé à cet instant! Il était trop simple: sans appâts érotiques, sans intrigue, sans jeux de mots.

En rentrant de l'école, je me souvins que jamais encore, en racontant à mes camarades l'histoire du Président amoureux, je n'avais parlé de son guet muet près de la fenêtre noire de l'Elysée. Lui, seul, face à la nuit d'automne et quelque part, dans ce monde obscur et pluvieux – une femme au visage dissimulé sous un voile scintillant de brume. Mais qui m'aurait écouté si je m'étais avisé de parler de ce voile humide dans la nuit d'automne?

Pachka essaya encore à deux ou trois reprises, et toujours maladroitement, de m'arracher à mon nouvel entourage. Un jour, il m'invita à aller pêcher sur la Volga. Je refusai devant tout le monde, avec une mine vaguement méprisante. Il resta quelques secondes devant notre groupe – seul, hésitant, étrangement fragile malgré sa carrure… Une autre fois, il me rattrapa sur le chemin du retour et me demanda de lui apporter le livre de Spivalski. Je le lui promis. Le lendemain, je ne m'en souvenais plus…

J'étais trop absorbé par un nouveau plaisir collectif: la Montagne de joie.


C'est ainsi que dans notre ville on appelait cet énorme dancing à ciel ouvert, situé sur le sommet d'une colline surplombant la Volga. Nous savions à peine danser. Mais nos déhanchements rythmiques n'avaient, en réalité, qu'un seul but: tenir dans nos bras un corps féminin, le toucher, l'apprivoiser. Pour ne pas avoir peur après. Le soir, dans nos équipées sur la Montagne, les castes et les coteries n'existaient plus. Nous étions tous égaux dans la fébrilité de notre désir. Seuls, les jeunes soldats en permission formaient un groupe à part. Je les observais avec jalousie.

Un soir, j'entendis quelqu'un m'appeler. La voix semblait venir du feuillage des arbres. Je levai la tête, je vis Pachka! Le carré du dancing était entouré d'une haute clôture en bois. Derrière elle, se dressait une végétation sauvage, un fourré intermédiaire entre un parc laissé à l'abandon et la forêt. C'est sur une grosse branche d'un érable, au-dessus de la clôture, que je le vis…

Je venais de quitter le dancing après avoir heurté dans ma gaucherie les seins de ma partenaire… C'était la première fois que je dansais avec une jeune fille aussi mûre. Mes paumes posées sur son dos étaient toutes moites. Trompé par une fioriture inattendue de l'orchestre, je fis une fausse manœuvre et ma poitrine s'aplatit contre la sienne. L'effet était plus fort qu'une décharge électrique! L'élasticité tendre d'un sein féminin me bouleversa. Je continuais à piétiner sans entendre la musique, en voyant, à la place du beau visage de la danseuse, un ovale luminescent. Quand l'orchestre se tut, elle me quitta sans mot dire, visiblement dépitée. Je traversai le plateau, en glissant entre les couples comme si je marchais sur de la glace, et sortis.

J'avais besoin de rester seul, de reprendre mes esprits, de respirer. Je marchai dans l'allée qui longeait le dancing. Le vent venant de la Volga rafraîchissait mon front en feu. «Et si c'est ma partenaire elle-même, pensai-je subitement, qui a voulu me heurter exprès?» Oui, peut-être avait-elle voulu me faire sentir la souplesse de sa poitrine, me lançant ainsi un appel que, dans ma naïveté et ma timidité, je n'avais pas su décoder? J'avais donc peut-être raté la chance de ma vie!

Comme un enfant qui vient de briser une tasse et qui ferme les yeux en espérant que ce noir momentané va tout remettre en ordre, je plissai les paupières: pourquoi l'orchestre ne pourrait-il pas rejouer la même chanson, et moi – retrouver ma partenaire pour répéter tous les gestes jusqu'au serrement convenu? Jamais je n'avais ressenti et ne ressentirais plus aussi intensément la proximité très intime et, en même temps, l'éloignement le plus irrémédiable d'un corps féminin…

C'est au milieu de ce désarroi sentimental que j'entendis la voix de Pachka caché dans le feuillage. Je levai les yeux. Il me souriait, à demi allongé sur une grosse branche:

– Allez, grimpe! Je te ferai de la place, dit-il en pliant ses jambes.

Maladroit et pesant dans la ville, Pachka se transfigurait dès qu'il se retrouvait dans la nature. Sur cette branche, il ressemblait à un gros félin se reposant avant la chasse nocturne…

En toute autre circonstance, j'aurais ignoré son invitation. Mais sa position était trop insolite et, de plus, je me sentais pris en flagrant délit. C'était comme si, de sa branche, il avait intercepté mes pensées fébriles! Il me tendit la main, je me hissai à côté de lui. Cet arbre était un véritable poste d'observation.

Vu d'en haut, l'ondoiement des centaines de corps enlacés avait une tout autre allure. Il paraissait à la fois absurde (tous ces êtres qui piétinent sur place!) et doté d'une certaine logique. Les corps circulaient, s'agglutinaient, l'espace d'une danse, se séparaient, parfois restaient collés l'un à l'autre durant plusieurs chansons. De notre arbre, dans un seul regard, je pouvais englober tous les petits jeux affectifs qui se tissaient sur le plateau. Rivalités, défis, trahisons, coups de foudre, ruptures, explications, bagarres naissantes vite maîtrisées par un service d'ordre vigilant. Mais surtout le désir qui perçait à travers le voile de la musique et le rituel de la danse. Je retrouvai dans cette houle humaine la jeune fille dont je venais de frôler les seins. Je suivis, un moment, sa trajectoire d'un partenaire à l'autre…

Je sentais qu'en résumé ce tournoiement me rappelait insidieusement quelque chose. «La vie!» me suggéra soudain une voix muette, et mes lèvres répétèrent silencieusement: «La vie…» Le même brassage des corps mus par le désir et qui le dissimulent sous d'innombrables simagrées. La vie… «Et où suis-je, moi, à cet instant?» me demandai-je en devinant que la réponse à cette question donnerait naissance à une vérité extraordinaire qui expliquerait tout, définitivement.

Des cris résonnèrent du côté de l'allée. Je reconnus mes camarades de classe qui retournaient à la ville. J'empoignai la branche, prêt à sauter. La voix de Pachka, teintée d'une résignation aigrie, retentit avec peu d'assurance:

– Attends! Là, ils vont éteindre les projecteurs, tu verras, il y aura plein d'étoiles! Si on grimpe plus haut, on verra le Sagittaire…

Je ne l'écoutai pas. Je sautai à terre. Le sol tressé de grosses racines percuta violemment la plante de mes pieds. Je courus pour rattraper mes collègues qui s'éloignaient en gesticulant. J'avais envie de leur parler le plus vite possible de ma partenaire à la belle poitrine, d'entendre leurs remarques, de m'assourdir avec les mots. J'étais pressé de revenir à la vie. Et avec une joie mauvaise, je parodiai l'étrange question qui s'était formée dans ma tête, un instant avant: «Où suis-je? Où étais-je? Mais sur une branche, à côté de cet imbécile de Pachka. À côté de la vraie vie!»

Par un hasard farfelu (je savais déjà que le réel est fait de répétitions invraisemblables que pourchassent, comme un grave défaut, les auteurs de romans), nous nous rencontrâmes, de nouveau, le lendemain. Avec cette gêne qu'éprouvent deux compagnons qui, le soir, ont échangé des confidences graves, exaltées et sentimentales, se sont livrés jusqu'à ce fond très intime de leur âme, et qui se retrouvent le matin, dans la clarté quotidienne et sceptique.

J'errais autour du dancing encore fermé, il était à peine six heures du soir. Je voulais à tout prix être le premier partenaire de la danseuse de la veille. Superstitieux, j'espérais que le temps ferait marche arrière et que je pourrais recoller ma tasse brisée.

Pachka surgit de la broussaille du parc, m'aperçut, hésita une seconde, puis vint me saluer. Il était chargé de son attirail de pêcheur. Sous le bras, il portait une grande miche de pain noir dont il arrachait des morceaux pour les manger en mastiquant avec appétit. Je me sentis encore une fois pris en flagrant délit. Il me dévisagea, en examinant ma chemise claire au col largement ouvert, mon pantalon à la mode, très évasé vers le bas. Puis, en hochant la tête en signe d'adieu, il s'en alla. Je poussai un soupir de soulagement. Mais soudain, Pachka se retourna et me lança d'une voix un peu rude:

– Viens, je vais te montrer quelque chose! Viens, tu ne regretteras pas…

S'il s'était arrêté pour attendre ma réponse, j'aurais bafouillé un refus. Mais il continua son chemin sans plus me regarder. Je le suivis d'un pas indécis.

Nous descendîmes vers la Volga, longeâmes le port avec ses énormes grues, ses ateliers, ses entrepôts en tôle ondulée. Plus en aval, nous nous enfonçâmes dans un large terrain vague encombré de vieilles barges, de constructions métalliques rouillées, de pyramides de longues grumes pourrissantes. Pachka cacha ses lignes et ses filets sous l'un de ces troncs vermoulus et se mit à sauter d'une barque à l'autre. Il y avait aussi un débarcadère abandonné, quelques passerelles à pontons qui se dérobaient souplement sous nos pas. D'ailleurs, en suivant Pachka, je ne me rendis pas compte à quel moment nous avions quitté la terre ferme pour nous retrouver sur cette île flottante d'embarcations déchues. Je m'agrippai à une rampe cassée, sautai dans une espèce de jonque, enjambai son bord, glissai sur le bois humide d'un radeau…

Nous nous retrouvâmes enfin dans un chenal aux berges escarpées toutes couvertes de sureaux en fleur. Sa surface d'une rive à l'autre se perdait sous les coques des vieux bateaux serrés, bord contre bord, dans un désordre fantasque.

Nous nous installâmes sur le banc d'une petite barque. Au-dessus d'elle s'élevait le flanc d'une péniche portant des traces d'incendie. En tendant le cou, je remarquai là-haut, sur le pont de la péniche, une corde tendue près de la cabine: quelques morceaux de tissu délavé ondoyaient doucement – le linge qui séchait depuis des années…

La soirée était chaude, brumeuse. L'odeur de l'eau se mélangeait avec les effluves fades du sureau. De temps en temps, un bateau qu'on voyait passer au loin, au milieu de la Volga, envoyait dans notre chenal une série de vagues paresseuses. Notre barque se mettait à tanguer en se frottant contre le bord noir de la péniche. Tout ce cimetière à moitié immergé s'animait. On entendait le crissement d'un câble, le clapotis sonore de l'eau sous un ponton, le chuintement des roseaux.

– C'est formidable, tout ce bastingage! m'exclamai-je en employant ce mot dont je ne connaissais que vaguement l'appartenance maritime.

Pachka me lança un coup d'œil un peu confus, voulut parler, puis se ravisa. Je me levai, pressé de retourner sur la Montagne de joie… Soudain, mon ami me tira avec force par la manche pour me faire asseoir et dans un chuchotement nerveux, il annonça:

– Attends! Ils arrivent!

Je perçus alors le bruit des pas. D'abord, le claquement des talons sur l'argile humide de la berge, puis le tambourinement sur le bois d'une passerelle. Enfin, un martèlement métallique au-dessus de nous, sur le pont de la péniche… Et c'est déjà de ses entrailles que des voix étouffées nous parvinrent.

Pachka se dressa de toute sa taille et se serra contre le bord de la péniche. C'est alors seulement que j'aperçus ces trois hublots. Leurs vitres étaient brisées et bouchées de l'intérieur avec des morceaux de contreplaqué. Ceux-ci avaient la surface couverte des fines piqûres d'une lame. Sans se détacher de son hublot, mon ami agita la main en m'invitant à l'imiter. M'accrochant à une saillie d'acier qui courait le long du bord, je me collai au hublot de gauche. Celui situé au centre restait inoccupé.

Ce que je vis à travers la fente était à la fois banal et extraordinaire. Une femme dont je ne voyais que la tête, de profil, et le haut du corps, semblait accoudée à une table, les bras parallèles, les mains immobiles. Son visage paraissait calme et même ensommeillé. Seule sa présence ici, dans cette péniche, pouvait surprendre. Quoique après tout… Elle secouait légèrement sa tête aux cheveux clairs frisés, comme si, sans arrêt, elle approuvait un interlocuteur invisible.

Je m'écartai de mon hublot, je jetai un coup d'œil à Pachka. J'étais perplexe: «Qu'y a-t-il, finalement, à voir?» Mais lui, les paumes collées à la surface écaillée de la péniche, avait le front rivé au contreplaqué.

Je me déplaçai alors vers le hublot voisin, me noyant dans l'une des fissures dont était perforé le bois qui le bouchait…

Il me sembla que notre barque coulait, descendait au fond de ce chenal encombré et que le bord de la péniche, au contraire, s'élançait vers le ciel. Fébrilement, je me laissais aimanter par son métal rêche, en essayant de retenir dans mon regard la vision qui venait de m'aveugler.

C'était une croupe féminine d'une nudité blanche, massive. Oui, les hanches d'une femme agenouillée, vue toujours de côté, ses jambes, ses cuisses dont la largeur m'effraya, et le début de son dos coupé par le champ de vision de la fente. Perrière cette énorme croupe se tenait un soldat, à genoux lui aussi, le pantalon déboutonné, la vareuse en désordre. Il empoignait les hanches de la femme et les tirait vers lui comme s'il voulait s'enliser dans cet amas de chair qu'il repoussait en même temps par des secousses violentes de tout son corps.

Notre barque se mit à se dérober sous mes pieds. Un bateau qui remontait la Volga avait envoyé ses vagues dans notre chenal.

L'une d'elles réussit à me déséquilibrer. En évitant la chute, je fis un pas à gauche, me retrouvant près du premier hublot. Je serrai le front contre son cadre d'acier. Dans la fente apparut la femme aux cheveux frisés, au visage indifférent et sommeilleux, celle que j'avais vue d'abord. Accoudée sur ce qui ressemblait à une nappe, vêtue d'un chemisier blanc, elle continuait à acquiescer par des petits hochements de tête et, distraitement, elle examinait ses doigts…

Ce premier hublot. Et le deuxième. Cette femme aux paupières lourdes de sommeil, son habit et sa coiffure très ordinaires. Et cette autre. Cette croupe nue dressée, cette chair blanche dans laquelle s'enlisait un homme paraissant fluet à côté d'elle, ces épaisses cuisses, ce mouvement pesant des hanches. Dans ma jeune tête affolée, aucun lien ne pouvait associer ces deux images. Impossible d'unir ce haut d'un corps féminin à ce bas!

Mon excitation était telle que le bord de la péniche me parut soudain étalé à l'horizontale. Aplati sur sa surface comme un lézard, je me déplaçai vers le hublot de la femme nue. Elle était toujours là, mais le puissant arrondi de ses chairs restait immobile. Le soldat, vu de face, se boutonnait avec des gestes mous, maladroits. Et un autre, plus petit que le premier, se mettait à genoux derrière la croupe blanche. Ses mouvements à lui, en revanche, étaient d'une rapidité nerveuse, craintive. Dès qu'il commença à se débattre en poussant de son ventre les lourds hémisphères blancs, il ressembla, à s'y méprendre, au premier. Il n'y avait aucune différence entre leurs façons de faire.

Mes yeux se remplissaient déjà d'aiguilles noires. Mes jambes fléchissaient. Et mon cœur serré contre le métal rouillé faisait vibrer tout le bateau de ses échos profonds, essoufflés. Une nouvelle série de petites vagues secoua la barque. Le bord de la péniche redevenait vertical, et, privé de mon agilité de lézard, je glissais vers le premier hublot. La femme en chemisier blanc hochait machinalement la tête, en examinant ses mains. Je la vis gratter un ongle avec un autre pour écailler la couche de vernis…

Leurs pas retentirent dans l'ordre inverse, cette fois: le martèlement des talons sur le pont, le tambourinement sur les planches de la passerelle, le claquement de l'argile molle. Sans me regarder, Pachka enjamba le bord de notre barque et sauta sur un ponton à moitié immergé, puis sur un débarcadère. Je le suivis, en exécutant les bonds mous d'une marionnette de chiffon.

Parvenu sur la rive, il s'assit, enleva ses chaussures et retroussant son pantalon jusqu'aux genoux, entra dans l'eau en écartant les longues tiges des roseaux. Il repoussa les lentilles d'eau et se débarbouilla longuement, en poussant des grognements de plaisir qu'on pouvait prendre, de loin, pour des cris de détresse.


C'était un grand jour dans sa vie. Ce soir de juin, elle allait, pour la première fois de sa vie, se donner à l'un de ses jeunes amis, à l'un de ces danseurs qui piétinaient sur le plateau de la Montagne de joie.

Elle était plutôt frêle. Son visage avait ces traits neutres qui, dans le défilé humain, passent inaperçus. Ses cheveux d'un roux pâle laissaient deviner leur teinte seulement dans la lumière du jour. Sous les projecteurs de la Montagne ou dans le halo bleuâtre des réverbères, elle paraissait tout simplement blonde.

J'avais découvert cette pratique amoureuse il y a quelques jours à peine. Dans le fourmillement humain du dancing, je voyais des groupes se former – un tourbillon d'adolescents naissait, en frétillant, en s'excitant et il essaimait en partant pour s'initier à ce qui me semblait tantôt stupidement simple, tantôt fabuleusement mystérieux et profond: l'amour.

Elle avait dû se retrouver de trop dans l'une de ces compagnies. Elle avait bu comme les autres, en cachette, au milieu des arbustes qui couvraient les versants de la Montagne. Puis, quand leur petit cercle agité avait éclaté en couples, elle était restée seule, le hasard arithmétique ne lui offrant pas de partenaire. Les couples s'étaient éclipsés. L'ivresse la gagnait déjà. Elle n'était pas habituée à l'alcool et en avait bu trop, par zèle, par crainte de ne pas être à la hauteur des autres, en voulant aussi maîtriser l'angoisse de ce grand jour… Elle était revenue sur le plateau, ne sachant plus que faire de son corps dont chaque parcelle était imprégnée d'une exaltation impatiente. Mais on commençait déjà à éteindre les projecteurs.

Tout cela, je le devinerais plus tard… Ce soir-là, je vis simplement une adolescente qui faisait les cent pas dans un coin du parc nocturne, en tournoyant sur le rond blafard d'un réverbère. Tel un papillon de nuit happé par un rai de lumière. Sa démarche m'étonna: elle avançait comme sur une corde, avec des pas à la fois aériens et tendus. Je compris que par chacun de ses gestes, elle luttait contre son ivresse. Son visage avait une expression figée. Tout son être se mobilisait dans cet unique effort – ne pas tomber, ne rien laisser soupçonner, continuer à tourner sur ce rond lumineux jusqu'à ce que les arbres noirs cessent de tanguer, de bondir à son approche en agitant leurs branches sonores.

J'allai vers elle. J'entrai dans le rond bleu du réverbère. Son corps (sa jupe noire, son corsage clair) concentra soudain tout mon désir. Oui, elle devint immédiatement la femme que j'avais toujours désirée. Malgré sa faiblesse pantelante, malgré ses traits estompés par l'ivresse, malgré tout ce qui, dans son corps et dans son visage, aurait dû me déplaire et que je trouvais à présent si beau.

Dans sa ronde, elle se heurta contre moi, leva les yeux. Je vis se succéder sur son visage plusieurs masques – peur, colère, sourire. C'est le sourire qui l'emporta, un sourire flou qui semblait s'adresser à quelqu'un d'autre que moi. Elle prit mon bras. Nous descendîmes de la Montagne.

Elle parla d'abord sans s'interrompre. Sa jeune voix avinée ne parvenait pas à rester égale. Elle chuchotait, puis criait presque. En s'accrochant à mon bras, elle trébuchait de temps en temps et lançait alors un juron, en appliquant avec une hâte enjouée sa paume sur ses lèvres. Ou bien, tout à coup, elle s'arrachait à moi, l'air blessé, pour se serrer contre mon épaule un instant après. Je devinai que ma compagne était en train de jouer une comédie amoureuse préparée de longue date – un jeu qui devait démontrer à son partenaire qu'elle n'était pas n'importe qui. Mais dans son ivresse, elle confondait la suite de ces petits intermèdes. Et moi, mauvais acteur, je restais muet, subjugué par cette présence féminine subitement si accessible et surtout par l'hallucinante facilité avec laquelle ce corps allait s'offrir à moi. J'avais toujours cru que cette offre serait précédée d'un long cheminement sentimental, de mille paroles, d'un ingénieux flirt. Je me taisais en sentant s'écraser contre mon bras un petit sein féminin. Et ma compagne nocturne, dans un bafouillage animé, rejetait les avances d'un fantôme entreprenant, gonflait ses joues pour quelques secondes en montrant qu'elle boudait, ensuite enveloppait son amant imaginaire d'un regard qu'elle croyait langoureux et qui était tout simplement brouillé par le vin et l'excitation.

Je l'amenai vers l'unique lieu qui pût accueillir notre amour – vers cette île flottante où, au début de l'été, j'avais espionné avec Pachka la prostituée et les soldats.

Dans l'obscurité, je dus me tromper de direction. Après un long vagabondage au milieu des barques endormies, nous nous arrêtâmes sur une espèce de vieux bac dont la rampe aux supports cassés s'enfonçait dans l'eau.

Elle se tut brusquement. L'ivresse devait la quitter peu à peu. Je restais immobile face à son attente tendue dans le noir. Je ne savais pas ce que je devais faire. Me mettant à genoux, je tâtai les planches en rejetant dans l'eau tantôt un écheveau de cordes émoussées, tantôt un paquet d'algues sèches. C'est par hasard que, tout à mon ménage, je frôlai sa jambe. Mes doigts qui glissaient sur sa peau lui donnaient la chair de poule…

Elle resta muette jusqu'à la fin. Les yeux fermés, elle semblait absente, m'abandonnant son corps rempli de menus tressaillements… Je dus lui faire très mal par mes gestes hâtifs. Cet acte tant rêvé s'enlisa dans une quantité de manipulations, gauches, entravées. L'amour ressemblait, eût-on dit, à une fouille précipitée, nerveuse. Les genoux, les coudes pointaient dans une étrange fixité anatomique.

Le plaisir fut comme la flamme d'une allumette dans le vent glacé – un feu qui a juste le temps de brûler les doigts avant de s'éteindre en laissant un point aveuglant dans les yeux.

J'essayai de l'embrasser (je croyais que c'était à ce moment-là qu'on devait le faire); sous ma bouche je sentis sa lèvre fortement mordue…

Et ce qui m'effraya le plus, c'est qu'une seconde après je n'avais plus besoin ni de ses lèvres, ni de ses seins pointus dans son chemisier largement ouvert, ni de ses cuisses minces sur lesquelles elle avait tiré la jupe d'un geste rapide. Son corps me devenait indifférent, inutile. Plongé dans mon obtus contentement charnel, je me suffisais. «Qu'a-t-elle à rester étendue comme ça, demi-nue?» me demandai-je avec humeur. Je sentis sous mon dos les aspérités des planches, dans ma paume – la brûlure de quelques échardes. Le vent avait le goût lourd d'une eau stagnante.

Il y eut, peut-être, dans cet intervalle nocturne, un oubli passager, un fulgurant sommeil de quelques minutes. Car je ne vis pas le bateau s'approcher. Nous ouvrîmes les yeux lorsque toute son énormité blanche, étincelante de lumières, nous surplombait déjà. J'avais cru que notre refuge se trouvait au fond de l'une des innombrables baies encombrées d'épaves rouillées. Mais c'est le contraire qui s'était produit. Nous étions arrivés, dans l'obscurité, à la pointe d'un cap qui saillait presque vers le milieu du fleuve… Le paquebot illuminé descendant lentement la Volga s'éleva brusquement au-dessus de notre vieux bac en s'étageant de ses trois ponts. Les silhouettes humaines se découpèrent sur le fond du ciel sombre. On dansait sur le pont supérieur, dans l'embrasement des feux. La coulée chaude d'un tango se déversa sur nous, nous enveloppa. Les fenêtres des cabines, à l'éclairage plus discret, semblèrent s'incliner, nous laissant pénétrer dans leur intimité… Le flux engendré par le passage du paquebot fut si puissant que notre radeau décrivit un demi-tour, une rapide glissade qui nous donna le vertige. Le navire avec sa lumière et sa musique sembla nous contourner… C'est à cet instant qu'elle serra ma main et se blottit contre moi. La densité chaleureuse de son corps semblait pouvoir se concentrer tout entière dans mes paumes comme le corps palpitant d'un oiseau. Ses bras, sa taille avaient la souplesse de cette brassée de nénuphars que j'avais cueillis, un jour, en enlaçant dans l'eau plusieurs tiges glissantes…

Mais déjà le navire fondit dans l'obscurité. L'écho du tango s'éteignit. Dans sa navigation vers Astrakhan, il emportait la nuit avec lui. L'air autour de notre bac s'emplit d'une pâleur hésitante. Il me fut étrange de nous voir au milieu d'un grand fleuve, dans cette timide naissance du jour, sur les planches mouillées d'un radeau. Et sur la rive se précisaient lentement les contours du port.

Elle ne m'attendit pas. Sans me regarder, elle se mit à sauter d'une barque à l'autre. Elle se sauvait – avec la hâte farouche d'une jeune ballerine après une fausse sortie. Je suivais cette fuite bondissante, le cœur arrêté. À tout moment, elle pouvait glisser sur le bois mouillé, être trahie par une passerelle désagrégée, plonger entre deux barques dont les bords se refermeraient au-dessus de sa tête. L'intensité de mon regard la retenait dans sa voltige à travers la brume matinale.

L'instant d'après, je la vis marcher sur la rive. Dans le silence, le sable humide crissait doucement sous ses pas… C'était une femme dont j'étais si proche il y a un quart d'heure, qui s'éloignait. Je ressentis cette douleur toute neuve pour moi: une femme s'éloignait en rompant ces liens invisibles qui nous unissaient encore. Et elle devenait, là, sur cette rive déserte, un être extraordinaire – une femme que j'aime et qui redevient indépendante de moi, étrangère à moi, et qui va tout à l'heure parler aux autres, sourire… Vivre!

Elle se retourna en m'entendant courir derrière elle. Je vis son visage pâle, ses cheveux qui étaient, je m'en rendais compte à présent, d'un teint roux très clair. Elle ne souriait pas et me regardait en silence. Je ne me rappelais plus ce que je voulais lui dire en écoutant, une minute avant, le sable humide crisser sous ses talons. «Je t'aime» eût été un mensonge imprononçable. Seule sa jupe noire froissée, seuls ses bras d'une minceur enfantine dépassaient pour moi tous les «je t'aime» du monde. Lui proposer de nous revoir aujourd'hui ou demain était impensable. Notre nuit ne pouvait être qu'unique. Comme le passage du paquebot, comme notre sommeil fulgurant, comme son corps dans la fraîcheur du grand fleuve assoupi.

J'essayai de le lui dire. Je parlai, sans suite, du crissement du sable sous ses pas, de sa solitude sur cette rive, de sa fragilité, cette nuit, qui m'avait fait penser aux tiges des nénuphars. Je sentis soudain, et avec un bonheur aigu, qu'il faudrait aussi parler du balcon de Charlotte, de nos soirées de steppes, des trois élégantes dans une matinée d'automne aux Champs-Elysées…

Son visage se crispa dans une expression à la fois méprisante et inquiète. Ses lèvres frémirent.

– Tu es malade ou quoi? dit-elle en me coupant la parole de ce ton un peu nasal avec lequel les filles sur la Montagne de joie rabrouaient les importuns.

Je restai immobile. Elle s'en allait en montant vers les premiers bâtiments du port et plongea bientôt dans leur ombre massive. Les ouvriers commençaient à apparaître aux portes de leurs ateliers.


Quelques jours plus tard, dans l'attroupement nocturne de la Montagne, j'entendis la conversation de mes camarades d'école qui n'avaient pas remarqué ma présence toute proche. Une des danseuses de leur petit cercle s'était plainte, disaient-ils, de son partenaire qui ne savait pas faire l'amour (ils exprimèrent l'idée beaucoup plus crûment) et elle avait confié, semblait-il, des détails comiques («tordants», affirma l'un d'eux) de son comportement. Je les écoutais en espérant quelques révélations érotiques. Soudain le nom du partenaire persiflé fut cité: Frantsouz… C'était mon sobriquet dont j'étais plutôt fier. «Frantsouz» – un Français, en russe. À travers leurs rires, je perçus un échange de répliques à part, entre deux amis, à la manière d'un conciliabule: «On va s'occuper d'elle, ce soir, après les danses. À deux, d'accord?»

Je devinai qu'il s'agissait toujours d'elle. Je quittai mon recoin et j'allai vers la sortie. Ils m'aperçurent. «Frantsouz! Frantsouz…», ce chuchotement m'accompagna un moment, puis s'effaça dans la première vague de la musique.

Le lendemain, sans prévenir personne, je partais pour Saranza.