"Le testament français" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)1Cet été, j'avais très peur de rencontrer, pour une nouvelle fois, le Tsar… Oui, de revoir ce jeune empereur et son épouse dans les rues de Paris. C'est ainsi qu'on redoute la rencontre avec un ami dont le médecin vous a appris la fin imminente, un ami qui, dans une ignorance heureuse, vous confie ses projets. Comment, en effet, aurais-je pu suivre Nikolaï et Alexandra si je les savais condamnés? Si je savais que même leur fille Olga ne serait pas épargnée. Que même les autres enfants qu'Alexandra n'avait pas encore mis au monde connaîtraient le même sort tragique. C'est avec une joie secrète que j'aperçus, ce soir-là, un petit recueil de poèmes que ma grand-mère, assise au milieu des fleurs de son balcon, feuilletait sur ses genoux. Avait-elle senti mon embarras, se souvenant de l'incident de l'été dernier? Ou tout simplement voulait-elle nous lire un de ses poèmes favoris? Je vins m'asseoir à côté d'elle, à même le sol, en m'accoudant sur la tête de la bacchante de pierre. Ma sœur se tenait de l'autre côté, s'appuyant sur la rampe, le regard perdu dans la brume chaude des steppes. La voix de Charlotte était chantante comme la voulaient ces vers: La magie de ce poème de Nerval fit surgir de l'ombre du soir un château du temps de Louis XIII et la châtelaine «blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens»… C'est alors que la voix de ma sœur me tira de ma contemplation poétique. – Et ce Félix Faure, qu'est-ce qu'il est devenu? Elle restait toujours là, à l'angle du balcon, se penchant légèrement par-dessus la rampe. Avec des gestes distraits, elle arrachait de temps en temps une fleur fanée de volubilis et la jetait en suivant son tournoiement dans l'air nocturne. Plongée dans ses rêves de jeune fille, elle n'avait pas écouté la lecture du poème. C'était l'été de ses quinze ans… Pourquoi avait-elle pensé au Président? Probablement, cet homme beau, imposant, avec une élégante moustache et de grands yeux calmes concentra soudain en lui, par quelque jeu capricieux de la rêverie amoureuse, la présence masculine préfigurée. Et elle demanda en russe – comme pour mieux exprimer le mystère inquiétant de cette présence secrètement désirée: «Et ce Félix Faure, qu'est-ce qu'il est devenu?» Charlotte me lança un coup d'œil rapide teinté de sourire. Puis elle referma le livre qu'elle tenait sur ses genoux et en soupirant doucement, regarda au loin, vers cet horizon où, il y a un an, nous avions vu émerger l'Atlantide. – Quelques années après la visite de Nicolas II à Paris, le Président est mort… Il y eut une brève hésitation, une pause involontaire qui ne fit qu'augmenter notre attention. – Il est mort subitement, à l'Elysée. Dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil… C'est cette phrase qui sonna le glas de mon enfance. «Il est mort dans les bras de sa maîtresse…» La beauté tragique de ces quelques mots me bouleversa. Tout un monde nouveau déferla sur moi. D'ailleurs, cette révélation me frappa avant tout par son décor: cette scène amoureuse et mortelle s'était déroulée à l'Élysée! Au palais présidentiel! Au sommet de cette pyramide du pouvoir, de la gloire, de la célébrité mondaine… Je me figurais un intérieur luxueux avec des gobelins, des dorures, des enfilades de glaces. Au milieu de cette munificence – un homme (le président de la République!) et une femme unis dans un enlacement fougueux… Ébahi, je me mis à traduire inconsciemment cette scène en russe. C'est-à-dire à remplacer les protagonistes français par leurs équivalents nationaux. Une série de fantômes engoncés dans des complets noirs se présentèrent à mes yeux. Secrétaires du Politburo, maîtres du Kremlin: Lénine, Staline, Khrouchtchev, Brejnev. Quatre caractères fort différents, aimés ou détestés par la population et dont chacun avait marqué toute une époque dans l'histoire de l'empire. Pourtant, tous ils avaient une qualité en commun: à leur côté, aucune présence féminine et, à plus forte raison, amoureuse n'était concevable. Il était bien plus facile pour nous d'imaginer Staline en compagnie d'un Churchill à Ialta ou d'un Mao à Moscou que de le supposer avec la mère de ses enfants… «Le Président est mort à l'Elysée, dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil…» Cette phrase avait l'air d'un message codé provenant d'un autre système stellaire. Charlotte alla chercher dans la valise sibérienne quelques journaux d'époque en espérant pouvoir nous montrer la photo de Mme Steinheil. Et moi, embrouillé dans ma traduction amoureuse franco-russe, je me souvins d'une réplique qu'un soir j'avais entendue dans la bouche d'un cancre dégingandé, mon camarade de classe. Nous marchions dans les couloirs sombres de l'école, après un entraînement d'haltérophilie, la seule discipline où il excellait. En passant près du portrait de Lénine, mon compagnon avait siffloté de façon très irrespectueuse et affirmé: – Hé, hé, quoi, Lénine. Il n'avait pas d'enfants, lui. C'est qu'il ne savait tout simplement pas faire l'amour… Il avait employé un verbe très grossier pour désigner cette activité sexuelle, déficiente, selon lui, chez Lénine. Un verbe dont jamais je n'aurais osé me servir et qui, appliqué à Vladimir Ilitch, devenait d'une obscénité monstrueuse. Interloqué, j'entendais l'écho de ce verbe iconoclaste résonner dans de longs couloirs vides… «Félix Faure… Le président de la République… Dans les bras de sa maîtresse…» Plus que jamais l'Atlantide-France me paraissait une La mort de Félix Faure me fit prendre conscience de mon âge: j'avais treize ans, je devinais ce que voulait dire «mourir dans les bras d'une femme», et l'on pouvait m'entretenir désormais sur des sujets pareils. D'ailleurs, le courage et l'absence totale d'hypocrisie dans le récit de Charlotte démontrèrent ce que je savais déjà: elle n'était pas une grand-mère comme les autres. Non, aucune babouchka russe ne se serait hasardée dans une telle discussion avec son petit-fils. Je pressentais dans cette liberté d'expression une vision insolite du corps, de l'amour, des rapports entre l'homme et la femme – un mystérieux «regard français». Le matin, je m'en allai dans la steppe pour rêver, seul, à la fabuleuse mutation apportée dans ma vie par la mort du Président. À ma très grande surprise, revue en russe, la scène n'était plus bonne à dire. Même impossible à dire! Censurée par une inexplicable pudeur des mots, raturée tout à coup par une étrange morale offusquée. Enfin dite, elle hésitait entre l'obscénité morbide et les euphémismes qui transformaient ce couple d'amants en personnages d'un roman sentimental mal traduit. «Non, me disais-je, étendu dans l'herbe ondoyant sous le vent chaud, ce n'est qu'en français qu'il pouvait mourir dans les bras de Marguerite Steinheil…» Grâce aux amants de l'Elysée, je compris le mystère de cette jeune servante qui, surprise dans la baignoire par son maître, se donnait à lui avec l'effroi et la fièvre d'un rêve enfin accompli. Oui, avant il y avait ce trio bizarre découvert dans un roman de Maupassant que j'avais lu au printemps. Un dandy parisien, tout au long du livre, convoitait l'amour inaccessible d'un être féminin composé de raffinements décadents, cherchait à pénétrer dans le cœur de cette courtisane cérébrale, indolente, semblable à une fragile orchidée, et qui le laissait espérer toujours en vain. Et à côté d'eux – la servante, la jeune baigneuse au corps robuste et sain. À la première lecture, je n'avais discerné que ce triangle qui me paraissait artificiel et sans vigueur: en effet, les deux femmes ne pouvaient même pas se considérer comme rivales… Désormais, je portais un regard tout neuf sur le trio parisien. Ils devenaient concrets, charnels, palpables – ils vivaient! Je reconnaissais maintenant cette peur bienheureuse dont tressaillait la jeune servante arrachée de la baignoire et emportée, toute mouillée, vers un lit. Je sentais le chatouillement des gouttes qui sinuaient sur sa poitrine pulpeuse, le poids de ses hanches dans les bras de l'homme, je voyais même le remous rythmique de l'eau dans la baignoire d'où son corps venait d'être retiré. L'eau se calmait peu à peu… Et l'autre, la mondaine inaccessible qui me rappelait autrefois une fleur desséchée entre les pages d'un livre, se révéla d'une sensualité souterraine, opaque. Son corps renfermait une chaleur parfumée, une troublante fragrance faite des battements de son sang, du poli de sa peau, de la lenteur tentatrice de ses paroles. L'amour fatal qui avait fait exploser le cœur du Président remodela la France que je portais en moi. Celle-ci était principalement romanesque. Les personnages littéraires qui se côtoyaient sur ses chemins semblaient, en ce soir mémorable, s'éveiller après un long sommeil. Autrefois, ils avaient beau agiter leurs épées, grimper des échelles de corde, avaler de l'arsenic, déclarer leur amour, voyager dans un carrosse en tenant, sur leurs genoux, la tête coupée de leur bien-aimé – ils ne quittaient pas leur monde fictif. Exotiques, brillants, drôles peut-être, ils ne me touchaient pas. Comme ce curé chez Flaubert, ce prêtre de province à qui Emma confessait ses tourments, je ne comprenais pas moi non plus cette femme: «Mais que peut-elle désirer de plus, elle qui a une belle maison, un mari travailleur et le respect des voisins»… Les amants de l'Elysée m'aidèrent à comprendre Le temps qui coulait dans notre Atlantide avait ses propres lois. Précisément, il ne coulait pas, mais ondoyait autour de chaque événement évoqué par Charlotte. Chaque fait, même parfaitement accidentel, s'incrustait à jamais dans le quotidien de ce pays. Son ciel nocturne était toujours traversé par une comète, bien que notre grand-mère, se référant à une coupure de presse, nous précisât la date exacte de cette apparition céleste: 17 octobre 1882. Nous ne pouvions plus imaginer la tour Eiffel sans voir cet Autrichien fou qui se lançait de la flèche dentelée et, trahi par son parachute, s'écrasait au milieu d'une foule de badauds. Le Père-Lachaise n'avait pour nous rien d'un cimetière paisible, animé du chuchotement respectueux de quelques touristes. Non, entre ses tombes, les gens armés couraient en tous sens, échangeaient des coups de feu, se cachaient derrière les stèles funéraires. Raconté une fois, ce combat entre les Communards et les Versaillais s'était associé pour toujours, dans nos têtes, au nom de «Père-Lachaise». D'ailleurs, nous entendions l'écho de cette fusillade aussi dans les catacombes de Paris. Car, selon Charlotte, ils se battaient dans ces labyrinthes, et les balles fracassaient les crânes des morts d'il y a plusieurs I siècles. Et si le ciel nocturne au-dessus de l'Atlantide était illuminé par la comète et par les zeppelins allemands, l'azur frais du jour s'emplissait de la stridulation régulière d'un monoplan: un certain Louis Blériot traversait la Manche. Le choix des événements était plus ou moins subjectif. Leur succession obéissait surtout à notre fiévreuse envie de savoir, à nos questions désordonnées. Mais quelle que soit leur importance, ils n'échappaient jamais à la règle générale: le lustre qui tombait du plafond lors de la représentation de Charlotte puisait ces connaissances tantôt dans la valise sibérienne, tantôt dans ses souvenirs d'enfance. Plusieurs de ses récits remontaient à une époque encore plus ancienne, contés par son oncle ou par Albertine qui eux-mêmes les avaient hérités de leurs parents. Mais nous, peu nous importait la chronologie exacte! Le temps de l'Atlantide ne connaissait que la merveilleuse simultanéité du présent. Le baryton vibrant de Faust remplissait la salle: «Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage…», le lustre tombait, les lionnes se jetaient sur l'infortuné Delmonico, la comète incisait le ciel nocturne, le parachutiste s'envolait de la tour Eiffel, deux voleurs profitant de la nonchalance estivale quittaient le Louvre nocturne en emportant la Ce présent, ce temps où les gestes se répétaient indéfiniment était bien sûr une illusion d'optique. Mais c'est grâce à cette vision illusoire que nous découvrîmes quelques traits de caractère essentiels chez les habitants de notre Atlantide. Les rues parisiennes, dans nos récits, étaient secouées constamment par les explosions des bombes. Les anarchistes qui les lançaient devaient être aussi nombreux que les grisettes ou les cochers sur leurs fiacres. Certains de ces ennemis de l'ordre social garderaient longtemps pour moi, dans leur nom, un fracas explosif ou le bruit des armes: Ravachol, Santo Caserio… Oui, c'est dans ces rues tonitruantes que l'une des singularités de ce peuple nous apparut: il était toujours en train de revendiquer, jamais content du Et puis, à quelques rues des explosions, toujours dans ce présent qui ne passait pas, nous tombâmes sur ce petit bistro calme dont Charlotte, dans ses souvenirs, nous lisait en souriant l'enseigne: Les gens de notre Atlantide pouvaient donc éprouver un attachement sentimental envers un café, aimer son enseigne, y distinguer une atmosphère bien à lui. Et garder pour toute leur vie le souvenir que c'est là, à l'angle d'une rue, qu'on buvait du ratafia dans des coquilles d'argent. Oui, pas dans des verres à facettes, ni dans des coupes, mais dans ces fines coquilles. C'était notre nouvelle découverte: cette science occulte qui alliait le lieu de restauration, le rituel du repas et sa tonalité psychologique. «Leurs bistros favoris, ont-ils pour eux une âme, nous demandions-nous, ou, du moins, une physionomie personnelle?» Il y avait un seul café à Saranza. Malgré son joli nom, Charlotte nous expliqua la composition de cette boisson insolite. Le récit, très naturellement, aborda l'univers des vins. Et c'est là que, subjugués par un flot coloré d'appellations, de saveurs, de bouquets, nous fîmes connaissance avec ces êtres extraordinaires dont le palais était apte à distinguer toutes ces nuances. Il s'agissait toujours de ces mêmes constructeurs de barricades! Et nous rappelant les étiquettes de quelques bouteilles exposées sur les rayons du Oui, c'est surtout cette contradiction qui nous laissait perplexes: ces anarchistes avaient su élaborer un système de boissons aussi cohérent et complexe. Et de plus, tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d'infinies combinaisons avec les fromages! Et ceux-ci, à leur tour, composaient une véritable encyclopédie froma-gère de goûts, de couleurs locales – d'humeurs individuelles presque… Rabelais, qui hantait souvent nos soirées de steppes, n'avait donc pas menti. Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art. Comme dans ce À vrai dire, nous commencions à perdre la tête: le Louvre, Et puis, il y avait aussi, nous apprenait Charlotte, le célèbre cuisinier Urbain Dubois qui avait dédié à Sarah Bernhardt un potage aux crevettes et aux asperges. Il nous fallait imaginer un bortsch dédié à quelqu'un, comme un livre… Un jour, nous suivîmes dans les rues de l'Atlantide un jeune dandy qui entra chez Nous pensions de nouveau à cet esprit français dont nous nous efforcions de percer le mystère. Et Charlotte, comme si elle voulait rendre notre recherche encore plus passionnée, nous parlait déjà du restaurant Sans oser encore le croire, je m'interrogeais silencieusement: cette quintessence française tant recherchée, n'aurait-elle pas pour source – l'amour? Car tous les chemins de notre Atlantide semblaient se croiser dans le pays du Tendre. Saranza plongeait dans la nuit épicée des steppes. Ses senteurs se confondaient avec le parfum qui embaumait ce corps féminin couvert de pierreries et d'hermine. Charlotte contait les frasques de la divine Otero. Avec un étonnement incrédule, je contemplais cette dernière grande courtisane, toute galbée sur son canapé aux formes capricieuses. Sa vie extravagante n'était consacrée qu'à l'amour. Et autour de ce trône s'agitaient des hommes – les uns comptaient les maigres napoléons de leur fortune anéantie, les autres approchaient lentement le canon de leur revolver de leur tempe. Et même dans ce geste ultime, ils savaient faire preuve d'une élégance digne de la grappe de raisin de Proust: l'un de ces amants malheureux s'était suicidé à l'endroit même où Caroline Otero lui était apparue pour la première fois! D'ailleurs, dans ce pays exotique, le culte de l'amour ne connaissait pas de frontières sociales, et loin de ces boudoirs regorgeant de luxe, dans les faubourgs populaires, nous voyions deux bandes rivales de Belleville s'entre-tuer à cause d'une femme. Seule différence: les cheveux de la belle Otero avaient l'éclat d'une aile de corbeau, tandis que la chevelure de l'amoureuse disputée brillait comme des blés mûrs dans la lumière du couchant. Les bandits de Belleville l'appelaient Casque d'or. Notre sens critique se révoltait à ce moment-là. Nous étions prêts à croire en l'existence des mangeurs de grenouilles, mais imaginer des gangsters s'égorger pour les beaux yeux d'une femme! Visiblement, cela n'avait rien d'étonnant pour notre Atlantide: n'avions-nous pas déjà vu l'oncle de Charlotte sortir en titubant du fiacre, l'œil trouble, le bras emmaillote dans un foulard ensanglanté – il venait de se battre en duel, dans la forêt de Marly, en défendant l'honneur d'une dame… Et puis, ce général Boulanger, ce dictateur déchu, ne s'était-il pas brûlé la cervelle sur la tombe de sa bien-aimée? Un jour, au retour d'une promenade, nous fûmes surpris, tous les trois, par une averse… Nous marchions dans les vieilles rues de Saranza composées uniquement de grandes isbas noircies par l'âge. C'est sous l'auvent de l'une d'elles que nous trouvâmes refuge. La rue, étouffée par la chaleur, il y a une minute, plongea dans un crépuscule froid, balayé par des rafales de grêle. Elle était pavée à l'ancienne – de gros cailloux ronds de granit. La pluie fit monter d'eux une odeur forte de pierre mouillée. La perspective des maisons s'estompa derrière un voile d'eau – et grâce à cette odeur, on pouvait se croire dans une grande ville, le soir, sous une pluie d'automne. La voix de Charlotte, d'abord dépassant à peine le bruit des gouttes, avait l'apparence d'un écho assourdi par les vagues de pluie. – C'est aussi une pluie qui m'a fait découvrir cette inscription gravée sur le mur humide d'une maison, dans l'allée des Arbalétriers, à Paris. Nous nous étions cachées, ma mère et moi, sous un porche, et en attendant qu'il cesse de pleuvoir, nous n'avions devant nos yeux que cet écusson commémoratif. J'ai appris sa légende par cœur: Notre grand-mère se tut, mais dans le chuchotement des gouttes nous entendions toujours ces noms fabuleux tissés en un tragique monogramme d'amour et de mort: Louis d'Orléans, Isabeau de Bavière, Jean sans Peur… Soudain, sans savoir pourquoi, je me souvins du Président. Une pensée très claire, très simple, évidente: c'est que durant toutes ces cérémonies en l'honneur du couple impérial, oui, dans le cortège sur les Champs-Elysées, et devant le tombeau de Napoléon, et à l'Opéra – il n'avait pas cessé de rêver à elle, à sa maîtresse, à Marguerite Steinheil. Il s'adressait au tsar, prononçait des discours, répondait à la tsarine, échangeait un regard avec son épouse. Mais elle, à chaque instant, elle était là. La pluie ruisselait sur le toit moussu de la vieille isba qui nous abritait sur son perron. J'oubliai où j'étais. La ville que j'avais visitée autrefois en compagnie du tsar se transfigurait à vue d'œil. Je l'observais à présent avec le regard du Président amoureux. Cette fois, en quittant Saranza, j'avais l'impression de revenir d'une expédition. J'emportais une somme de connaissances, un aperçu des us et des coutumes, une description, encore lacunaire, de la mystérieuse civilisation qui chaque soir renaissait au fond de la steppe. Tout adolescent est classificateur – réflexe de défense devant la complexité du monde adulte qui l'aspire au seuil de l'enfance. Je l'étais peut-être plus que les autres. Car le pays que j'avais à explorer n'existait plus, et je devais reconstituer la topographie de ses hauts lieux et de ses lieux saints à travers l'épais brouillard du passé. Je m'enorgueillissais surtout d'une galerie de types humains que je possédais dans ma collection. Outre le Président-amant, les députés dans une barque et le dandy avec sa grappe de raisin, il y avait des personnages bien plus humbles quoique non moins insolites. Ces enfants, par exemple, tout jeunes ouvriers des mines, avec leur sourire cerné de noir. Un crieur de journaux (nous n'osions pas imaginer un fou qui aurait pu courir dans les rues en criant: « Mais ma plus grande initiation, cet été, fut de comprendre comment on pouvait être français. Les innombrables facettes de cette fuyante identité s'étaient composées en un tout vivant. C'était une manière d'exister très ordonnée malgré ses côtés excentriques. La France n'était plus pour moi un simple cabinet de curiosités, mais un être sensible et dense dont une parcelle avait été un jour greffée en moi. |
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