"Le Rire" - читать интересную книгу автора (Bergson Henri)

PLEIADE, Bergson : Le Rire








BERGSON



Le Rire


ESSAI SUR LA SIGNIFICATION DU COMIQUE






CHAPITRE PREMIER


DU COMIQUE EN GENERAL. LE COMIQUE DES FORMES ET LE COMIQUE DES MOUVEMENTS. FORCE D'EXPANSION DU COMIQUE.




Que signifie le rire ? Qu'y a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scиne de fine comйdie ? Quelle distillation nous donnera l'essence, toujours la mкme, а laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrиte odeur ou leur parfum dйlicat ? Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaquйs а ce petit problиme, qui toujours se dйrobe sous l'effort, glisse, s'йchappe, se redresse, impertinent dйfi jetй а la spйculation philosophique.

Notre excuse, pour aborder le problиme а notre tour, est que nous ne viserons pas а enfermer la fantaisie comique dans une dйfinition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de vivant : Nous la traiterons, si lйgиre soit-elle, avec le respect qu'on doit а la vie. Nous nous bornerons а la regarder grandir et s'йpanouir. De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira sous nos yeux de bien singuliиres mйtamorphoses. Nous ne dйdaignerons rien de ce que nous aurons vu. Peut-кtre gagnerons-nous d'ailleurs а ce contact soutenu quelque chose de plus souple qu'une dйfinition thйorique, — une connaissance pratique et intime, comme celle qui naоt d'une longue camaraderie. Et peut-кtre trouverons-nous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une connaissance utile. Raisonnable, а sa faзon, jusque dans ses plus grands йcarts, mйthodique dans sa folie, rкvant, je le veux bien, mais йvoquant en rкve des visions qui sont tout de suite acceptйes et comprises d'uns sociйtй entiиre, comment la fantaisie comique ne nous renseignerait-elle pas sur les procйdйs de travail de l'imagination humaine, et plus particuliиrement de l'imagination sociale, collective, populaire ? Issue de la vie rйelle, apparentйe а l'art, comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur l'art et sur la vie ?

Nous allons prйsenter d'abord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-mкme que sur la place oщ il faut le chercher.


I



Voici le premier point sur lequel j'appellerai l'attention. Il n'y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra кtre beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d'un animal, mais parce qu'on aura surpris chez lui une attitude d'homme ou une expression humaine. On rira d'un chapeau ; mais ce qu'on raille alors, ce n'est pas le morceau de feutre ou de paille, c'est la forme que des hommes lui ont donnйe, c'est le caprice humain dont on a pris le moule. Je me demande comment un fait aussi important, dans sa simplicitй, n'a pas fixй davantage 1' attention des philosophes. Plusieurs ont dйfini l'homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le dйfinir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimй, c'est toujours par une ressemblance avec l'homme, par la marque que l'homme y imprime ou par l'usage que l'homme en fait.

Je voudrais signaler maintenant, comme un symptфme non moins digne de remarque, l'insensibilitй qui accompagne d'ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son йbranlement qu'а la condition de tomber sur une surface d'вme bien calme, bien unie. L'indiffйrence est son milieu naturel. Le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'йmotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d'une personne' qui nous inspire de la pitiй, par exemple, ou mкme de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitiй. Dans une sociйtй de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-кtre encore ; tandis que des вmes invariablement sensibles, accordйes а l'unisson de la vie, oщ tout йvйnement se prolongerait en rйsonance sentimentale, ne connaоtraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de vous intйresser а tout ce qui se dit et а tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin а votre sympathie son plus large йpanouissement comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus lйgers prendre du poids, et une coloration sйvиre passer sur toutes choses. Dйtachez-vous maintenant, assistez а la vie en spectateur indiffйrent : bien des drames tourneront а la comйdie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon oщ l'on danse pour que les danseurs nous paraissent aussitфt ridicules. Combien d'actions humaines rйsisteraient а une йpreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d'entre elles passer tout а coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthйsie momentanйe du coeur. Il s'adresse а l'intelligence pure.

Seulement, cette intelligence doit toujours rester en contact avec d'autres intelligences. Voilа le troisiиme fait sur lequel je dйsirais attirer l'attention. On ne goыterait pas le comique si l'on se sentait isolй. Il semble bien que le rire ait besoin d'un йcho. Ecoutez-le bien : ce n'est pas un son articulй, net, terminй ; c'est quelque chose qui voudrait se prolonger en se rйpercutant de proche en proche., quelque chose qui commence par un йclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette rйpercussion tic doit pas aller а l'infini. Elle peut cheminer а l'intйrieur d'un cercle aussi large qu'on voudra ; le cercle n'en reste pas moins fermй. Notre rire est toujours le rire d'un groupe. Il vous est peut-кtre arrivй, assis en wagon ou а table d'hфte, d'entendre des voyageurs se raconter des histoires qui devaient кtre comiques pour eux puisqu'ils en riaient de bon coeur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez йtй de leur sociйtй. Mais n'en йtant pas, vous n'aviez aucune envie de rire. Un homme, а qui l'on demandait pourquoi il ne pleurait pas а un sermon oщ tout le monde versait des larmes, rйpondit : « Je ne suis pas de la paroisse. » Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai du rire. Si franc qu'on le suppose, le rire cache toujours une arriиre-pensйe d'entente, Je dirai presque de complicitй, avec d'autres rieurs, rйels ou imaginaires. Combien de fois n'a-t-on pas dit que le rire du spectateur, au thйвtre, est d'autant plus large que la salle est plus pleine ? Combien de fois n'a-t-on pas fait remarquer, d'autre part, que beaucoup d'effets comiques sont intraduisibles d'une langue dans une autre, relatifs par consйquent aux moeurs et aux idйes d'une sociйtй particuliиre ? Mais c'est pour n'avoir pas compris l'importance de ce double fait qu'on a vu dans le comique une simple curiositй oщ l'esprit s'amusй, et dans le rire lui-mкme un phйnomиne йtrange, isolй, sans rapport avec le reste de l'activitй humaine. De lа ces dйfinitions qui tendent а faire du comique une relation abstraite aperзue par l'esprit entre des idйes, « contraste intellectuel », « absurditй sensible », etc., dйfinitions qui, mкme si elles convenaient rйellement а toutes les formes du comique, n' expliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait rire. D'oщ viendrait en effet, que cette relation logique particuliиre, aussitфt aperзue, nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indiffйrent ? Ce n'est pas par ce cфtй que nous aborderons le problиme. Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la sociйtй, il faut surtout en dйterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dиs maintenant, l'idйe directrice de toutes nos recherches. Le rire doit rйpondre а certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale.

Marquons nettement le point oщ viennent converger nos trois observations prйliminaires. Le comique naоtra, semble-t-il, quand des hommes en groupe dirigeront tous leur attention sur un d'entre eux, faisant taire leur sensibilitй et exerзant leur seule intelligence. Quel est maintenant le point particulier sur lequel devra se diriger leur attention ? а quoi s'emploiera ici l'intelligence ? Rйpondre а ces questions sera dйjа serrer de plus prиs le problиme. Mais quelques exemples deviennent indispensables.


II



Un homme, qui courait dans la rue, trйbuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l'on pouvait supposer que la fantaisie lui est. venue tout а coup de s'asseoir par terre. On rit de ce qu'il s'est assis involontairement. Ce n'est donc pas son changement brusque d'attitude qui fait rire, c'est qu'il y a d'involontaire dans le changement, c'est la maladresse. Une pierre йtait peut-кtre sur le chemin. Il aurait fallu changer d'allure ou tourner l'obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continuй d'accomplir le mкme mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. C'est pourquoi l'homme est tombй, et c'est de quoi les passants rient.

Voici maintenant une personne qui vaque а ses petites occupations avec une rйgularitй mathйmatique. Seulement, les objets qui l'entourent ont йtй truquйs par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l'encrier et en retire de la boue, croit s'asseoir sur une chaise solide et s'йtend sur le parquet, enfin agit а contre-sens ou fonctionne а vide, toujours par un effet de vitesse acquise. L'habitude avait imprimй un йlan. Il aurait fallu, arrкter le mouvement ou l'inflйchir. Mais point du tout, on a continuй machinalement en ligne droite. La victime d'une farce d'atelier est donc dans une situation analogue а celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la mкme raison. Ce qu'il y a de risible dans un cas comme dans l'autre, c'est une certaine raideur de mйcanique lа oщ l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilitй d'une personne. Il y a entre les deux cas cette seule diffйrence que le premier s'est produit de lui-mкme, tandis que le second a йtй obtenu artificielle ment. Le passant, tout а l'heure, ne faisait qu'observer ; ici le mauvais plaisant expйrimente.

Toutefois, dans les deux cas, c'est une circonstance extйrieure qui a dйterminй l'effet. Le comique est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, а la surface de la personne. Comment pйnйtra-t-il а l'intйrieur ? Il faudra que la raideur mйcanique n'ait plus besoin, pour se rйvйler, d'un obstacle placй devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice de l'homme. Il faudra qu'elle tire de son propre fonds, par une opйration naturelle, l'occasion sans cesse renouvelйe de se manifester extйrieurement. Imaginons une certaine inйlasticitй native des sens et de l'intelligence, qui fasse que l'on continue de voir ce qui n'est plus, d'entendre ce qui ne rйsonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de s'adapter а une situation passйe et imaginaire quand on devrait se modeler Sur la rйalitй prйsente. Le comique s'installera cette fois dans la personne mкme : c'est la personne qui lui fournira tout, matiиre et forme, cause et occasion. Est-il йtonnant que le distrait (car tel est le personnage que nous venons de dйcrire) ait tentй gйnйralement la verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyиre rencontra ce caractиre sur son chemin, il comprit, en l'analysant, qu'il tenait une recette pour la fabrication en gros des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Mйnalque la plus longue et la plus minutieuse des descriptions, revenant, insistant, s'appesantissant outre mesure. La facilitй du sujet le retenait. Avec la distraction, en effet, on n'est peut-кtre pas а la source mкme du comique, mais on est surement dans un certain courant de faits et d'idйes qui vient tout droit de la source. On est sur une des grandes pentes naturelles du rire.

Mais, l'effet de la distraction peut se renforcer а son tour. Il y a une loi gйnйrale dont nous venons de trouver une premiиre application et que nous formulerons ainsi : quand un certain effet comique dйrive d'une certaine cause, l'effet nous parait d'autant plus comique que nous jugeons plus naturelle la cause. Nous rions dйjа de la distraction qu'on nous prйsente comme un simple fait. Plus risible sera la distraction que nous aurons vue naоtre et grandir sous nos yeux, dont nous connaоtrons l'origine et dont nous pourrons reconstituer l'histoire. Supposons donc, pour prendre un exemple prйcis, — qu'un personnage ait fait des romans d'amour ou de chevalerie sa lecture habituelle. Attirй, fascinй par ses hйros, il dйtache vers eux, petit а petit, sa pensйe et sa volontй. Le voici qui circule parmi nous а la maniиre d'un somnambule. Ses actions sont des distractions. Seulement, toutes ces distractions se rattachent а une cause connue et positive. Ce ne sont plus, purement et simplement, des absences ; elles s'expliquent par la prйsence du personnage dans un milieu bien dйfini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est toujours une chute ; mais autre chose est de se laisser choir dans un puits parce qu'on regardait n'importe oщ ailleurs, autre chose y tomber parce qu'on visait une йtoile. C'est bien une йtoile que Don Quichotte contemplait. Quelle profondeur de comique que celle du romanesque et de l'esprit de chimиre! Et pourtant, si. l'on rйtablit l'idйe de distraction qui doit servir d'intermйdiaire., on voit ce comique trиs profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces esprits chimйriques, ces exaltйs, ces fous si йtrangement raisonnables nous font rire en touchant les mкmes cordes en nous, en actionnant le mкme mйcanisme intйrieur, que la victime d'une farce d'atelier ou le passant qui glisse dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des coureurs qui tombent et des naïfs qu'on mystifia, coureurs d'idйal qui trйbuchent sur les rйalitйs, rкveurs candides que guette malicieusement la vie. Mais ce sont surtout de grands distraits, avec cette supйrioritй sur les autres que leur distraction est systйmatique, organisйe autour d'une idйe centrale, — que leurs mйsaventures aussi sont bien liйes, liйes par l'inexorable logique que la rйalitй applique а corriger le rкve, — et qu'ils provoquent ainsi autour d'eux, par des effets capables de s'additionner toujours les uns aux autres, un rire indйfiniment grandissant.

Faisons maintenant un pas de plus. Ce que la raideur de l'idйe fixe est а l'esprit, certains vices ne le seraient-ils pas au caractиre ? Mauvais pli de la nature ou contracture de la volontй, le vice ressemble souvent а une courbure de l'вme. Sans doute il y a des vices oщ l'вme s'installe profondйment avec tout ce qu'elle porte en elle de puissance fйcondante, et qu'elle entraоne, vivifiйs, dans un cercle mouvant de transfigurations. Ceux-lа sont des vices tragiques. Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui qu'on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait oщ nous nous insйrerons. Il nous impose sa raideur au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le compliquons pas : c'est lui, au contraire, qui nous simplifie. Lа me paraоt prйcisйment rйsider, comme j'essaierai de le montrer en dйtail dans la derniиre partie de cette йtude, la diffйrence essentielle entre la comйdie et le drame. Un drame, mкme quand il nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les incorpore si bien а la personne que leurs noms s'oublient, que leurs caractиres gйnйraux s'effacent, et que nous ne pensons plus du tout а eux, mais а la personne qui les absorbe ; c'est pourquoi le titre d'un drame ne peut guиre кtre qu'un nom propre. Au contraire, beaucoup de comйdies portent un nom commun : l'Avare, le Joueur, etc., Si je vous demande d'imaginer une piиce qui puisse s'appeler le Jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra а l'esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut кtre qu'un titre de comйdie. C'est que le vice comique a beau s'unir aussi intimement qu'on voudra aux personnes ; il n'en conserve pas moins son existence indйpendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et prйsent, auquel les personnages de chair et d'os sont suspendus sur la scиne. Parfois il s'amuse а les entraоner de son poids et а les faire rouler avec lui le long d'une pente. Mais plus souvent il jouera d'eux comme d'un instrument ou les manoeuvrera comme des pantins. Regardez de prиs ; vous verrez que l'art du poиte comique est de nous faire si bien connaоtre ce vice, de nous introduire, nous spectateurs, а tel point dans son intimitй, que nous finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont il joue ; nous en jouons alors а notre tour ; une partie de notre plaisir vient de lа. Donc ici encore, c'est bien une espиce d'automatisme qui nous fait rire. Et c'est, je le rйpиte, un automatisme trиs voisin de la simple distraction. Il suffira, pour s'en convaincre, de remarquer qu'un personnage gйnйralement comique dans l'exact mesure oщ il s'ignore lui-mкme. Le comique est inconscient. Comme s'il usait а rebours de l'anneau de Gygиs, il se rend invisible а lui-mкme en devenant visible а tout le monde. Un personnage de tragйdie ne changera rien а sa conduite parce qu'il saura comment nous la jugeons ; il y pourra persйvйrer, mкme avec la pleine conscience de ce qu'il est, mкme avec le sentiment trиs net de l'horreur qu'il nous inspire. Mais un dйfaut ridicule, dиs qu'il se sent ridicule, cherche а se modifier, au moins extйrieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas qu'il s'en corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement. Disons-le dиs maintenant, c'est en ce sens surtout que le rire chвtie les moeurs. Il fait que nous tвchons tout de suite de paraоtre ce que nous devrions кtre, ce que nous finirons sans doute un jour par кtre vйritablement. Je ne pousserai pas plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui tombe au naïf qu'on mystifie, de la mystification а la distraction, de la distraction а l'exaltation, de l'exaltation aux diverses dйformations de la volontй et du caractиre, nous venons de suivre le progrиs par lequel le comique s'installe de plus en plus profondйment dans la personne, sans cesser pourtant de nous, rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossiиres, un effet d'automatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une premiиre vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse encore, sur le cotй risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire du rire.

Ce que la vie et la sociйtй exigent de chacun de nous, c'est une attention constamment en йveil, qui discerne les contours de la situation prйsente, c'est aussi une certaine йlasticitй du corps et de l'esprit, qui nous mette а mкme de nous y adapter. Tension et йlasticitй, voilа deux forces complйmentaires l'une de l'autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement dйfaut au corps ? ce sont les accidents de tout genre, les infirmitйs, la maladie. A l'esprit ? ce sont tous les degrйs de la pauvretй psychologique, toutes les variйtйs de la folie. Au caractиre enfin ? vous avez les inadaptations profondes а la vie sociale, sources de misиre, parfois occasions de crime. Une fois йcartйes ces infйrioritйs qui intйressent le sйrieux de l'existence (et elles tendent а s'йliminer elles mкmes dans ce qu'on a appelй la lutte pour la vie, la personne peut vivre, et vivre en commun avec d'autres personnes. Mais la sociйtй demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre, elle tient а vivre bien. Ce qu'elle a maintenant а redouter, c'est que chacun de nous, satisfait de donner son attention а ce qui concerne l'essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste а l'automatisme facile des habitudes contractйes. Ce qu'elle doit craindre aussi, c'est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser а un йquilibre de plus en plus dйlicat de volontйs qui s'insйreront de plus en plus exactement les unes dams les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet йquilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d'adaptation rйciproque. Toute raideur du caractиre, de l'esprit et mкme du corps, sera donc suspecte а la sociйtй, parce qu'elle est le signe possible d'une activitй qui s'endort et aussi 'd'une activitй qui S'isole, qui tend а s'йcarter du centre commun autour duquel la sociйtй gravite, d'une excentricitй enfin. Et pourtant la sociйtй ne peut intervenir ici par une rйpression matйrielle, puisqu'elle n'est pas atteinte matйriellement. Elle est en prйsence de quelque chose qui l'inquiиte, mais а titre de symptфme seulement, — а peine une menace, tout au plus un geste. C'est donc par un simple geste qu'elle y rйpondra. Le rite doit кtre quelque chose de ce genre, une espиce de geste social. Par la crainte qu'il inspire, il rйprime les excentricitйs, tient constamment en йveil et en contact rйciproque certaines activitйs d'ordre accessoire qui risqueraient de s'isoler et de s'endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mйcanique а la surface du corps social. Le rire, ne relиve donc pas de l'esthйtique pure, puisqu'il poursuit (inconsciemment, et mкme immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement gйnйral. Il a quelque chose d'esthйtique cependant, puisque le comique naоt au moment prйcis oщ la sociйtй et la personne, dйlivrйes du souci de leur conservation, commencent а se traiter elles-mкmes comme des oeuvres d'art. En un mot, si l'on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se chвtient elles-mкmes par leurs consйquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d'йmotion et de lа une zone neutre oщ l'homme se donne simplement en spectacle а l'homme, une certaine raideur du corps, de l'esprit et du caractиre, que la sociйtй voudrait encore йliminer pour obtenir de ses membres la plus grande йlasticitй et la plus haute sociabilitй possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le chвtiment.

Gardons-nous pourtant de prendre cette formule pour une dйfinition du comique. Elle ne convient qu'а des cas йlйmentaires, thйoriques, parfaits, ou le comique est pur de tout mйlange. Nous ne la donnons pas davantage pour une explication. Nous en ferons plutфt, si vous voulez, le leitmotiv qui accompagnera toutes nos explications. Il y faudra penser toujours, mais sans s'y appesantir trop, un peu comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la leзon tandis que son corps s'abandonne а la continuitй de l'assaut. Maintenant, c'est la continuitй mкme des formes comiques que nous allons tвcher de rйtablir, ressaisissant le fil qui va des pitreries du clown aux jeux les plus raffinйs de la comйdie, suivant ce fil dans ses dйtours souvent imprйvus, stationnant de loin en loin pour regarder autour de nous, remontant enfin, si c'est possible, au point oщ le fil est suspendu et d'oщ nous apparaоtra peut-кtre, — puisque le comique se balance entre la vie et l'art, — le rapport gйnйral de l'art а la vie.




FIN DE L'EXTRAIT



© 1999 PLEIADE, Peter Marteinson







PLEIADE, Bergson : Le Rire








BERGSON



Le Rire


ESSAI SUR LA SIGNIFICATION DU COMIQUE






CHAPITRE PREMIER


DU COMIQUE EN GENERAL. LE COMIQUE DES FORMES ET LE COMIQUE DES MOUVEMENTS. FORCE D'EXPANSION DU COMIQUE.




Que signifie le rire ? Qu'y a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scиne de fine comйdie ? Quelle distillation nous donnera l'essence, toujours la mкme, а laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrиte odeur ou leur parfum dйlicat ? Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaquйs а ce petit problиme, qui toujours se dйrobe sous l'effort, glisse, s'йchappe, se redresse, impertinent dйfi jetй а la spйculation philosophique.

Notre excuse, pour aborder le problиme а notre tour, est que nous ne viserons pas а enfermer la fantaisie comique dans une dйfinition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de vivant : Nous la traiterons, si lйgиre soit-elle, avec le respect qu'on doit а la vie. Nous nous bornerons а la regarder grandir et s'йpanouir. De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira sous nos yeux de bien singuliиres mйtamorphoses. Nous ne dйdaignerons rien de ce que nous aurons vu. Peut-кtre gagnerons-nous d'ailleurs а ce contact soutenu quelque chose de plus souple qu'une dйfinition thйorique, — une connaissance pratique et intime, comme celle qui naоt d'une longue camaraderie. Et peut-кtre trouverons-nous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une connaissance utile. Raisonnable, а sa faзon, jusque dans ses plus grands йcarts, mйthodique dans sa folie, rкvant, je le veux bien, mais йvoquant en rкve des visions qui sont tout de suite acceptйes et comprises d'uns sociйtй entiиre, comment la fantaisie comique ne nous renseignerait-elle pas sur les procйdйs de travail de l'imagination humaine, et plus particuliиrement de l'imagination sociale, collective, populaire ? Issue de la vie rйelle, apparentйe а l'art, comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur l'art et sur la vie ?

Nous allons prйsenter d'abord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-mкme que sur la place oщ il faut le chercher.


I



Voici le premier point sur lequel j'appellerai l'attention. Il n'y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra кtre beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d'un animal, mais parce qu'on aura surpris chez lui une attitude d'homme ou une expression humaine. On rira d'un chapeau ; mais ce qu'on raille alors, ce n'est pas le morceau de feutre ou de paille, c'est la forme que des hommes lui ont donnйe, c'est le caprice humain dont on a pris le moule. Je me demande comment un fait aussi important, dans sa simplicitй, n'a pas fixй davantage 1' attention des philosophes. Plusieurs ont dйfini l'homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le dйfinir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimй, c'est toujours par une ressemblance avec l'homme, par la marque que l'homme y imprime ou par l'usage que l'homme en fait.

Je voudrais signaler maintenant, comme un symptфme non moins digne de remarque, l'insensibilitй qui accompagne d'ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son йbranlement qu'а la condition de tomber sur une surface d'вme bien calme, bien unie. L'indiffйrence est son milieu naturel. Le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'йmotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d'une personne' qui nous inspire de la pitiй, par exemple, ou mкme de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitiй. Dans une sociйtй de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-кtre encore ; tandis que des вmes invariablement sensibles, accordйes а l'unisson de la vie, oщ tout йvйnement se prolongerait en rйsonance sentimentale, ne connaоtraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de vous intйresser а tout ce qui se dit et а tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin а votre sympathie son plus large йpanouissement comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus lйgers prendre du poids, et une coloration sйvиre passer sur toutes choses. Dйtachez-vous maintenant, assistez а la vie en spectateur indiffйrent : bien des drames tourneront а la comйdie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon oщ l'on danse pour que les danseurs nous paraissent aussitфt ridicules. Combien d'actions humaines rйsisteraient а une йpreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d'entre elles passer tout а coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthйsie momentanйe du coeur. Il s'adresse а l'intelligence pure.

Seulement, cette intelligence doit toujours rester en contact avec d'autres intelligences. Voilа le troisiиme fait sur lequel je dйsirais attirer l'attention. On ne goыterait pas le comique si l'on se sentait isolй. Il semble bien que le rire ait besoin d'un йcho. Ecoutez-le bien : ce n'est pas un son articulй, net, terminй ; c'est quelque chose qui voudrait se prolonger en se rйpercutant de proche en proche., quelque chose qui commence par un йclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette rйpercussion tic doit pas aller а l'infini. Elle peut cheminer а l'intйrieur d'un cercle aussi large qu'on voudra ; le cercle n'en reste pas moins fermй. Notre rire est toujours le rire d'un groupe. Il vous est peut-кtre arrivй, assis en wagon ou а table d'hфte, d'entendre des voyageurs se raconter des histoires qui devaient кtre comiques pour eux puisqu'ils en riaient de bon coeur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez йtй de leur sociйtй. Mais n'en йtant pas, vous n'aviez aucune envie de rire. Un homme, а qui l'on demandait pourquoi il ne pleurait pas а un sermon oщ tout le monde versait des larmes, rйpondit : « Je ne suis pas de la paroisse. » Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai du rire. Si franc qu'on le suppose, le rire cache toujours une arriиre-pensйe d'entente, Je dirai presque de complicitй, avec d'autres rieurs, rйels ou imaginaires. Combien de fois n'a-t-on pas dit que le rire du spectateur, au thйвtre, est d'autant plus large que la salle est plus pleine ? Combien de fois n'a-t-on pas fait remarquer, d'autre part, que beaucoup d'effets comiques sont intraduisibles d'une langue dans une autre, relatifs par consйquent aux moeurs et aux idйes d'une sociйtй particuliиre ? Mais c'est pour n'avoir pas compris l'importance de ce double fait qu'on a vu dans le comique une simple curiositй oщ l'esprit s'amusй, et dans le rire lui-mкme un phйnomиne йtrange, isolй, sans rapport avec le reste de l'activitй humaine. De lа ces dйfinitions qui tendent а faire du comique une relation abstraite aperзue par l'esprit entre des idйes, « contraste intellectuel », « absurditй sensible », etc., dйfinitions qui, mкme si elles convenaient rйellement а toutes les formes du comique, n' expliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait rire. D'oщ viendrait en effet, que cette relation logique particuliиre, aussitфt aperзue, nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indiffйrent ? Ce n'est pas par ce cфtй que nous aborderons le problиme. Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la sociйtй, il faut surtout en dйterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dиs maintenant, l'idйe directrice de toutes nos recherches. Le rire doit rйpondre а certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale.

Marquons nettement le point oщ viennent converger nos trois observations prйliminaires. Le comique naоtra, semble-t-il, quand des hommes en groupe dirigeront tous leur attention sur un d'entre eux, faisant taire leur sensibilitй et exerзant leur seule intelligence. Quel est maintenant le point particulier sur lequel devra se diriger leur attention ? а quoi s'emploiera ici l'intelligence ? Rйpondre а ces questions sera dйjа serrer de plus prиs le problиme. Mais quelques exemples deviennent indispensables.


II



Un homme, qui courait dans la rue, trйbuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si l'on pouvait supposer que la fantaisie lui est. venue tout а coup de s'asseoir par terre. On rit de ce qu'il s'est assis involontairement. Ce n'est donc pas son changement brusque d'attitude qui fait rire, c'est qu'il y a d'involontaire dans le changement, c'est la maladresse. Une pierre йtait peut-кtre sur le chemin. Il aurait fallu changer d'allure ou tourner l'obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continuй d'accomplir le mкme mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. C'est pourquoi l'homme est tombй, et c'est de quoi les passants rient.

Voici maintenant une personne qui vaque а ses petites occupations avec une rйgularitй mathйmatique. Seulement, les objets qui l'entourent ont йtй truquйs par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l'encrier et en retire de la boue, croit s'asseoir sur une chaise solide et s'йtend sur le parquet, enfin agit а contre-sens ou fonctionne а vide, toujours par un effet de vitesse acquise. L'habitude avait imprimй un йlan. Il aurait fallu, arrкter le mouvement ou l'inflйchir. Mais point du tout, on a continuй machinalement en ligne droite. La victime d'une farce d'atelier est donc dans une situation analogue а celle du coureur qui tombe. Elle est comique pour la mкme raison. Ce qu'il y a de risible dans un cas comme dans l'autre, c'est une certaine raideur de mйcanique lа oщ l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilitй d'une personne. Il y a entre les deux cas cette seule diffйrence que le premier s'est produit de lui-mкme, tandis que le second a йtй obtenu artificielle ment. Le passant, tout а l'heure, ne faisait qu'observer ; ici le mauvais plaisant expйrimente.

Toutefois, dans les deux cas, c'est une circonstance extйrieure qui a dйterminй l'effet. Le comique est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, а la surface de la personne. Comment pйnйtra-t-il а l'intйrieur ? Il faudra que la raideur mйcanique n'ait plus besoin, pour se rйvйler, d'un obstacle placй devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice de l'homme. Il faudra qu'elle tire de son propre fonds, par une opйration naturelle, l'occasion sans cesse renouvelйe de se manifester extйrieurement. Imaginons une certaine inйlasticitй native des sens et de l'intelligence, qui fasse que l'on continue de voir ce qui n'est plus, d'entendre ce qui ne rйsonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de s'adapter а une situation passйe et imaginaire quand on devrait se modeler Sur la rйalitй prйsente. Le comique s'installera cette fois dans la personne mкme : c'est la personne qui lui fournira tout, matiиre et forme, cause et occasion. Est-il йtonnant que le distrait (car tel est le personnage que nous venons de dйcrire) ait tentй gйnйralement la verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyиre rencontra ce caractиre sur son chemin, il comprit, en l'analysant, qu'il tenait une recette pour la fabrication en gros des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Mйnalque la plus longue et la plus minutieuse des descriptions, revenant, insistant, s'appesantissant outre mesure. La facilitй du sujet le retenait. Avec la distraction, en effet, on n'est peut-кtre pas а la source mкme du comique, mais on est surement dans un certain courant de faits et d'idйes qui vient tout droit de la source. On est sur une des grandes pentes naturelles du rire.

Mais, l'effet de la distraction peut se renforcer а son tour. Il y a une loi gйnйrale dont nous venons de trouver une premiиre application et que nous formulerons ainsi : quand un certain effet comique dйrive d'une certaine cause, l'effet nous parait d'autant plus comique que nous jugeons plus naturelle la cause. Nous rions dйjа de la distraction qu'on nous prйsente comme un simple fait. Plus risible sera la distraction que nous aurons vue naоtre et grandir sous nos yeux, dont nous connaоtrons l'origine et dont nous pourrons reconstituer l'histoire. Supposons donc, pour prendre un exemple prйcis, — qu'un personnage ait fait des romans d'amour ou de chevalerie sa lecture habituelle. Attirй, fascinй par ses hйros, il dйtache vers eux, petit а petit, sa pensйe et sa volontй. Le voici qui circule parmi nous а la maniиre d'un somnambule. Ses actions sont des distractions. Seulement, toutes ces distractions se rattachent а une cause connue et positive. Ce ne sont plus, purement et simplement, des absences ; elles s'expliquent par la prйsence du personnage dans un milieu bien dйfini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est toujours une chute ; mais autre chose est de se laisser choir dans un puits parce qu'on regardait n'importe oщ ailleurs, autre chose y tomber parce qu'on visait une йtoile. C'est bien une йtoile que Don Quichotte contemplait. Quelle profondeur de comique que celle du romanesque et de l'esprit de chimиre! Et pourtant, si. l'on rйtablit l'idйe de distraction qui doit servir d'intermйdiaire., on voit ce comique trиs profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces esprits chimйriques, ces exaltйs, ces fous si йtrangement raisonnables nous font rire en touchant les mкmes cordes en nous, en actionnant le mкme mйcanisme intйrieur, que la victime d'une farce d'atelier ou le passant qui glisse dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des coureurs qui tombent et des naïfs qu'on mystifia, coureurs d'idйal qui trйbuchent sur les rйalitйs, rкveurs candides que guette malicieusement la vie. Mais ce sont surtout de grands distraits, avec cette supйrioritй sur les autres que leur distraction est systйmatique, organisйe autour d'une idйe centrale, — que leurs mйsaventures aussi sont bien liйes, liйes par l'inexorable logique que la rйalitй applique а corriger le rкve, — et qu'ils provoquent ainsi autour d'eux, par des effets capables de s'additionner toujours les uns aux autres, un rire indйfiniment grandissant.

Faisons maintenant un pas de plus. Ce que la raideur de l'idйe fixe est а l'esprit, certains vices ne le seraient-ils pas au caractиre ? Mauvais pli de la nature ou contracture de la volontй, le vice ressemble souvent а une courbure de l'вme. Sans doute il y a des vices oщ l'вme s'installe profondйment avec tout ce qu'elle porte en elle de puissance fйcondante, et qu'elle entraоne, vivifiйs, dans un cercle mouvant de transfigurations. Ceux-lа sont des vices tragiques. Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui qu'on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait oщ nous nous insйrerons. Il nous impose sa raideur au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le compliquons pas : c'est lui, au contraire, qui nous simplifie. Lа me paraоt prйcisйment rйsider, comme j'essaierai de le montrer en dйtail dans la derniиre partie de cette йtude, la diffйrence essentielle entre la comйdie et le drame. Un drame, mкme quand il nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les incorpore si bien а la personne que leurs noms s'oublient, que leurs caractиres gйnйraux s'effacent, et que nous ne pensons plus du tout а eux, mais а la personne qui les absorbe ; c'est pourquoi le titre d'un drame ne peut guиre кtre qu'un nom propre. Au contraire, beaucoup de comйdies portent un nom commun : l'Avare, le Joueur, etc., Si je vous demande d'imaginer une piиce qui puisse s'appeler le Jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra а l'esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut кtre qu'un titre de comйdie. C'est que le vice comique a beau s'unir aussi intimement qu'on voudra aux personnes ; il n'en conserve pas moins son existence indйpendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et prйsent, auquel les personnages de chair et d'os sont suspendus sur la scиne. Parfois il s'amuse а les entraоner de son poids et а les faire rouler avec lui le long d'une pente. Mais plus souvent il jouera d'eux comme d'un instrument ou les manoeuvrera comme des pantins. Regardez de prиs ; vous verrez que l'art du poиte comique est de nous faire si bien connaоtre ce vice, de nous introduire, nous spectateurs, а tel point dans son intimitй, que nous finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont il joue ; nous en jouons alors а notre tour ; une partie de notre plaisir vient de lа. Donc ici encore, c'est bien une espиce d'automatisme qui nous fait rire. Et c'est, je le rйpиte, un automatisme trиs voisin de la simple distraction. Il suffira, pour s'en convaincre, de remarquer qu'un personnage gйnйralement comique dans l'exact mesure oщ il s'ignore lui-mкme. Le comique est inconscient. Comme s'il usait а rebours de l'anneau de Gygиs, il se rend invisible а lui-mкme en devenant visible а tout le monde. Un personnage de tragйdie ne changera rien а sa conduite parce qu'il saura comment nous la jugeons ; il y pourra persйvйrer, mкme avec la pleine conscience de ce qu'il est, mкme avec le sentiment trиs net de l'horreur qu'il nous inspire. Mais un dйfaut ridicule, dиs qu'il se sent ridicule, cherche а se modifier, au moins extйrieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas qu'il s'en corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement. Disons-le dиs maintenant, c'est en ce sens surtout que le rire chвtie les moeurs. Il fait que nous tвchons tout de suite de paraоtre ce que nous devrions кtre, ce que nous finirons sans doute un jour par кtre vйritablement. Je ne pousserai pas plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui tombe au naïf qu'on mystifie, de la mystification а la distraction, de la distraction а l'exaltation, de l'exaltation aux diverses dйformations de la volontй et du caractиre, nous venons de suivre le progrиs par lequel le comique s'installe de plus en plus profondйment dans la personne, sans cesser pourtant de nous, rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossiиres, un effet d'automatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une premiиre vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse encore, sur le cotй risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire du rire.

Ce que la vie et la sociйtй exigent de chacun de nous, c'est une attention constamment en йveil, qui discerne les contours de la situation prйsente, c'est aussi une certaine йlasticitй du corps et de l'esprit, qui nous mette а mкme de nous y adapter. Tension et йlasticitй, voilа deux forces complйmentaires l'une de l'autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement dйfaut au corps ? ce sont les accidents de tout genre, les infirmitйs, la maladie. A l'esprit ? ce sont tous les degrйs de la pauvretй psychologique, toutes les variйtйs de la folie. Au caractиre enfin ? vous avez les inadaptations profondes а la vie sociale, sources de misиre, parfois occasions de crime. Une fois йcartйes ces infйrioritйs qui intйressent le sйrieux de l'existence (et elles tendent а s'йliminer elles mкmes dans ce qu'on a appelй la lutte pour la vie, la personne peut vivre, et vivre en commun avec d'autres personnes. Mais la sociйtй demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre, elle tient а vivre bien. Ce qu'elle a maintenant а redouter, c'est que chacun de nous, satisfait de donner son attention а ce qui concerne l'essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste а l'automatisme facile des habitudes contractйes. Ce qu'elle doit craindre aussi, c'est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser а un йquilibre de plus en plus dйlicat de volontйs qui s'insйreront de plus en plus exactement les unes dams les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet йquilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d'adaptation rйciproque. Toute raideur du caractиre, de l'esprit et mкme du corps, sera donc suspecte а la sociйtй, parce qu'elle est le signe possible d'une activitй qui s'endort et aussi 'd'une activitй qui S'isole, qui tend а s'йcarter du centre commun autour duquel la sociйtй gravite, d'une excentricitй enfin. Et pourtant la sociйtй ne peut intervenir ici par une rйpression matйrielle, puisqu'elle n'est pas atteinte matйriellement. Elle est en prйsence de quelque chose qui l'inquiиte, mais а titre de symptфme seulement, — а peine une menace, tout au plus un geste. C'est donc par un simple geste qu'elle y rйpondra. Le rite doit кtre quelque chose de ce genre, une espиce de geste social. Par la crainte qu'il inspire, il rйprime les excentricitйs, tient constamment en йveil et en contact rйciproque certaines activitйs d'ordre accessoire qui risqueraient de s'isoler et de s'endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mйcanique а la surface du corps social. Le rire, ne relиve donc pas de l'esthйtique pure, puisqu'il poursuit (inconsciemment, et mкme immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement gйnйral. Il a quelque chose d'esthйtique cependant, puisque le comique naоt au moment prйcis oщ la sociйtй et la personne, dйlivrйes du souci de leur conservation, commencent а se traiter elles-mкmes comme des oeuvres d'art. En un mot, si l'on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se chвtient elles-mкmes par leurs consйquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d'йmotion et de lа une zone neutre oщ l'homme se donne simplement en spectacle а l'homme, une certaine raideur du corps, de l'esprit et du caractиre, que la sociйtй voudrait encore йliminer pour obtenir de ses membres la plus grande йlasticitй et la plus haute sociabilitй possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le chвtiment.

Gardons-nous pourtant de prendre cette formule pour une dйfinition du comique. Elle ne convient qu'а des cas йlйmentaires, thйoriques, parfaits, ou le comique est pur de tout mйlange. Nous ne la donnons pas davantage pour une explication. Nous en ferons plutфt, si vous voulez, le leitmotiv qui accompagnera toutes nos explications. Il y faudra penser toujours, mais sans s'y appesantir trop, un peu comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la leзon tandis que son corps s'abandonne а la continuitй de l'assaut. Maintenant, c'est la continuitй mкme des formes comiques que nous allons tвcher de rйtablir, ressaisissant le fil qui va des pitreries du clown aux jeux les plus raffinйs de la comйdie, suivant ce fil dans ses dйtours souvent imprйvus, stationnant de loin en loin pour regarder autour de nous, remontant enfin, si c'est possible, au point oщ le fil est suspendu et d'oщ nous apparaоtra peut-кtre, — puisque le comique se balance entre la vie et l'art, — le rapport gйnйral de l'art а la vie.




FIN DE L'EXTRAIT



© 1999 PLEIADE, Peter Marteinson