"Les Mystères De Paris Tome II" - читать интересную книгу автора (Sue Eugène)I L’embuscade L’église et le presbytère de Bouqueval s’élevaient à mi-côte au milieu d’une châtaigneraie, d’où l’on dominait le village. Fleur-de-Marie et l’abbé gagnèrent un sentier sinueux qui conduisait à la maison curiale, en traversant le chemin creux dont cette colline était diagonalement coupée. La Chouette, le Maître d’école et Tortillard, tapis dans une des anfractuosités de ce chemin, virent le prêtre et Fleur-de-Marie descendre dans la ravine et en sortir par une pente escarpée. Les traits de la jeune fille étant cachés sous le capuchon de sa mante, la borgnesse ne reconnut pas son ancienne victime. – Silence, mon homme! dit la vieille au Maître d’école, la – Et si elle crie au secours? reprit le Maître d’école, on l’entendra à la ferme, puisque vous dites que l’on en voit les bâtiments d’ici; car vous voyez… vous autres, ajouta-t-il d’une voix sourde. – Bien sûr que d’ici on voit les bâtiments tout proche, dit Tortillard. Il y a un instant, j’ai grimpé au haut du talus en me traînant sur le ventre. J’ai entendu un charretier qui parlait à ses chevaux dans cette cour là-bas… – Alors voilà ce qu’il faut faire, reprit le Maître d’école après un moment de silence: Tortillard va se mettre au guet à l’entrée du sentier. Quand il verra la petite venir de loin, il ira au-devant d’elle en criant qu’il est fils d’une pauvre vieille femme qui s’est blessée en tombant dans le chemin creux, et il suppliera la jeune fille de venir à son secours. – J’y suis, Fourline. La pauvre vieille, ça sera ta Chouette. Bien – Tu t’enfonceras bien dans le chemin creux du côté où attend Barbillon avec le fiacre… Je me cacherai tout près. Quand Tortillard t’aura amené la petite au milieu de la ravine, cesse de geindre et saute dessus, une main autour de son – Connu, – Oui, toujours du même… Pendant que tu tiendras ferme la petite, Tortillard accourra me chercher; à nous trois, nous – C’est ça qui est Puis, s’adressant au Maître d’école: – À propos, tu ne sais pas: Barbillon a une peur de chien – Pourquoi ça? – Il a Le fils de Bras-Rouge, ne comprenant pas l’argot, écoutait la Chouette avec une sorte de curiosité désappointée. – Tu voudrais bien savoir ce que nous disons là, hein! moutard? – Dame! c’est sûr… – Si tu es gentil, je t’apprendrai l’argot. Tu as bientôt l’âge où ça peut servir. Seras-tu content, fifi? – Oh! je crois bien! Et puis j’aimerais mieux rester avec vous qu’avec mon vieux filou de charlatan, à piler ses drogues et à brosser son cheval. Si je savais où il cache sa – Venez tout de suite baiser maman loulou… Es-tu drôlet!… Mais comment sais-tu qu’il a de la mort-aux-rats pour les hommes, ton maître? – Tiens! Je lui ai entendu dire ça, un jour que j’étais caché dans le cabinet noir de sa chambre où il met ses bouteilles, ses machines d’acier, et où il tripote dans ses petits pots… – Tu l’as entendu quoi dire?… demanda la Chouette. – Je l’ai entendu dire à un monsieur, en lui donnant une poudre dans un papier: «Quelqu’un qui prendrait ça en trois fois irait dormir sous terre… sans qu’on sache ni pourquoi ni comment, et sans qu’il reste aucune trace…» – Et qui était ce monsieur? demanda le Maître d’école. – Un beau jeune monsieur, qui avait des moustaches noires et une jolie figure comme une dame… Il est revenu une autre fois; mais cette fois-là, quand il est parti, je l’ai suivi par ordre de M. Bradamanti pour savoir où il irait – Eh bien? – Eh bien! je m’ai tortillé et j’ai su le nom du joli monsieur. – Et comment as-tu fait? demanda le Maître d’école. – Tiens… moi pas bête, j’ai entré chez le portier de la maison de la rue de Chaillot, d’où ce monsieur ne ressortait pas; un portier poudré avec un bel habit brun à collet jaune galonné d’argent… Je lui ai dit comme ça: «Mon bon monsieur, je viens pour chercher cent sous que le maître d’ici m’a promis pour avoir retrouvé son chien que je lui ai rendu, une petite bête noire qui s’appelle – Tu veux donc que je te mange, petit momacque? dit la Chouette en embrassant Tortillard; est-il finaud! Tiens, tu mériterais que je serais ta mère, scélérat! Ces mots firent une singulière impression sur le petit boiteux; sa physionomie méchante, narquoise et rusée devint subitement triste; il parut prendre au sérieux les démonstrations maternelles de la Chouette et répondit: – Et moi, je vous aime bien aussi, parce que vous m’avez embrassé le premier jour où vous êtes venue me chercher au Cœur-Saignant, chez mon père… Depuis défunte maman, il n’y a que vous qui m’avez caressé, tout le monde me bat ou me chasse comme un chien galeux; tout le monde, jusqu’à la mère Pipelet, la portière. – Vieille loque! Je lui conseille de faire la dégoûtée, dit la Chouette en prenant un air révolté dont Tortillard fut dupe, repousser un amour d’enfant comme celui-là!… Et la borgnesse embrassa de nouveau Tortillard avec une affection grotesque. Le fils de Bras-Rouge, profondément touché de cette nouvelle preuve d’affection, y répondit avec expansion et s’écria, dans sa reconnaissance: – Vous n’avez qu’à ordonner, vous verrez comme je vous obéirai bien… comme je vous servirai!… – Vrai? Eh bien! tu ne t’en repentiras pas… – Oh! je voudrais rester avec vous! – Si tu es sage, nous verrons ça; tu ne nous quitteras pas nous deux mon homme. – Oui, dit le Maître d’école, tu me conduiras comme un pauvre aveugle, tu diras que tu es mon fils; nous nous introduirons dans les maisons; et, mille massacres! ajouta le meurtrier avec colère, la Chouette aidant, nous ferons encore de bons coups; je montrerai à ce démon de Rodolphe… qui m’a aveuglé, que je ne suis pas au bout de mon rouleau!… Il m’a ôté la vue, mais il ne m’a pas ôté la pensée du mal; je serai la tête, Tortillard les yeux, et toi la main, la Chouette; tu m’aideras, hein? – Est-ce que je ne suis pas à toi à corde et à potence, Fourline? Est-ce que quand, en sortant de l’hôpital, j’ai appris que tu m’avais fait demander chez l’ogresse par ce Ces mots de la borgnesse rappelèrent un mauvais souvenir au Maître d’école. Changeant brusquement de ton et de langage avec la Chouette, il s’écria d’une voix courroucée: – Oui, je m’ennuyais, moi, tout seul, avec ces honnêtes gens; au bout d’un mois, je n’y pouvais plus tenir… j’avais peur… Alors j’ai eu l’idée de te faire dire de venir me trouver. Et bien m’en a pris! ajouta-t-il d’un ton de plus en plus irrité, le lendemain de ton arrivée, j’étais dépouillé du reste de l’argent que ce démon de l’allée des Veuves m’avait donné. Oui… on m’a volé ma ceinture pleine d’or pendant mon sommeil… Toi seule tu as pu faire le coup: voilà pourquoi je suis maintenant à ta merci… Tiens, toutes les fois que je pense à ça, je ne sais pourquoi je ne te tue pas sur la place… vieille voleuse! Et il fit un pas dans la direction de la borgnesse. – Prenez garde à vous, si vous faites mal à la Chouette! s’écria Tortillard. – Je vous écraserai tous les deux, toi et elle, méchantes vipères que vous êtes! s’écria le brigand avec rage. Et, en entendant le fils de Bras-Rouge parler auprès de lui, il lui lança au hasard un si furieux coup de poing qu’il l’aurait assommé s’il l’eût atteint. Tortillard, autant pour se venger que pour venger la Chouette, ramassa une pierre, visa le Maître d’école et l’atteignit au front. Le coup ne fut pas dangereux, mais la douleur fut vive. Le brigand se leva furieux, terrible comme un taureau blessé; il fit quelques pas en avant et au hasard; mais il trébucha. – Casse-cou! cria la Chouette en riant aux larmes. Malgré les liens sanglants qui l’attachaient à ce monstre, elle voyait, pour plusieurs raisons, et avec une sorte de joie féroce, l’anéantissement de cet homme jadis si redoutable et si vain de sa force athlétique. La borgnesse justifiait ainsi à sa manière cette effrayante pensée de La Rochefoucauld que «nous trouvons toujours quelque chose de satisfaisant dans le malheur de nos meilleurs amis». Le hideux enfant aux cheveux jaunes et à la figure de fouine partageait l’hilarité de la borgnesse. À un nouveau faux pas du Maître d’école, il s’écria: – Ouvre donc l’œil, mon vieux, ouvre donc!… Tu vas de travers, tu festonnes… Est-ce que tu n’y vois pas clair!… Essuie donc mieux les verres de tes lunettes! Dans l’impossibilité d’atteindre l’enfant, le meurtrier herculéen s’arrêta, frappa du pied avec rage, mit ses deux énormes poings velus sur ses yeux et poussa un rugissement rauque comme un tigre muselé. – Tu tousses, vieux! dit le fils de Bras-Rouge. Tiens, voilà de la fameuse réglisse; c’est un gendarme qui me l’a donnée, faut pas que ça t’en dégoûte! Et il ramassa une poignée de sable fin qu’il jeta au visage de l’assassin. Fouettée à la figure par cette pluie de gravier, le Maître d’école souffrit plus cruellement de cette nouvelle insulte que du coup de pierre; blêmissant sous ses cicatrices livides, il étendit brusquement ses deux bras en croix par un mouvement de désespoir inexprimable, et, levant vers le ciel sa face épouvantable, il s’écria d’une voix profondément suppliante: – Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! De la part d’un homme souillé de tous les crimes, et devant qui naguère tremblaient les plus déterminés scélérats, cet appel involontaire à la commisération divine avait quelque chose de providentiel. – Ah! ah! ah! Fourline qui fait les grands bras, s’écria la Chouette en ricanant. La langue te tourne, mon homme, c’est le – Mais un couteau au moins, que je me tue!… un couteau!!! puisque tout le monde m’abandonne…, cria le misérable en se mordant les poings avec une furie sauvage. – Un couteau? Tu en as un dans ta poche, Fourline, et qui a le fil. Le petit vieux de la rue du Roule et le marchand de bœufs ont dû en aller dire de bonnes nouvelles aux taupes. Le Maître d’école, ainsi mis en demeure de s’exécuter, changea de conversation et reprit d’une voix sourde et lâche: – Le Chourineur était bon, lui… il ne m’a pas volé, il a eu pitié de moi. – Pourquoi m’as-tu dit que j’avais – Toi seule tu es entrée dans ma chambre, dit le brigand; on m’a volé la nuit de ton arrivée, qui veux-tu que je soupçonne? Ces paysans étaient incapables de cela. – Pourquoi donc qu’ils ne grinchiraient pas comme d’autres, les paysans? Parce qu’ils boivent du lait et qu’ils vont à l’herbe pour leurs lapins? – Enfin on m’a volé, toujours. – Est-ce que c’est la faute de ta Chouette? Ah çà, voyons, penses-y donc! Est-ce que, si j’avais effarouché ta nature, je serais restée avec toi après le coup? Es-tu bête! Bien sûr que je te l’aurais rincé ton argent, si je l’avais pu; mais, foi de Chouette, tu m’aurais revue quand l’argent aurait été mangé parce que tu me plais tout de même avec tes yeux blancs, brigand! Voyons, sois donc gentil, ne t’ébrèche pas comme ça tes quenottes en les grinçant. – On croirait qu’il casse des noix! dit Tortillard. – Ah! ah! ah! il a raison, le môme. Voyons, calme-toi, mon homme, et laisse-le rire, c’est de son âge! Mais avoue que t’es pas juste: quand le grand homme en deuil, qui a l’air d’un croque-mort, m’a dit: «Il y a mille francs pour vous si vous enlevez une jeune fille qui est dans la ferme de Bouqueval, et si vous l’amenez à un endroit de la plaine Saint-Denis que je vous indiquerai», réponds, Fourline, est-ce que je ne t’ai pas tout de suite proposé d’être du coup, au lieu de choisir quelqu’un qui aurait vu clair? C’est donc comme qui dirait l’aumône que je te fais. Car, excepté pour tenir la petite pendant que nous l’embaluchonnerons avec Tortillard, tu me serviras comme une cinquième roue à un omnibus. Mais, c’est égal, à part que je t’aurais volé si j’avais pu, j’aime à te faire du bien. Je veux que tu doives tout à ta Chouette chérie; c’est mon genre, à moi!! Nous donnerons deux cents balles à Barbillon pour avoir conduit la voiture et être venu ici une fois, avec un domestique du grand monsieur en deuil, reconnaître l’endroit où il fallait nous cacher pour attendre la petite… et il nous restera huit cents balles à nous deux pour nocer. Qu’est-ce que tu dis de ça! Eh bien! es-tu encore fâché contre ta vieille? – Qui m’assure que tu me donneras quelque chose, une fois le coup fait? dit le brigand avec une sombre défiance. – Je pourrais ne te rien donner du tout, c’est vrai, car tu es dans ma poêle, mon homme, comme autrefois la Goualeuse. Faut donc te laisser frire à mon idée, en attendant qu’à son tour le boulanger t’enfourne, eh! eh! eh!… Eh bien! Fourline, est-ce que tu boudes toujours ta Chouette? ajouta la borgnesse en frappant sur l’épaule du brigand, qui restait muet et accablé. – Tu as raison, dit-il avec un soupir de rage concentrée; c’est mon sort. Moi! moi! à la merci d’un enfant et d’une femme qu’autrefois j’aurais tués d’un souffle! Oh! si je n’avais pas si peur de la mort! dit-il en retombant assis sur le talus. – Es-tu poltron, maintenant! es-tu poltron! dit la Chouette avec mépris. Parle donc tout de suite de ta – Et ne pouvoir me venger de cet homme qui, en me martyrisant ainsi, m’a mis dans l’affreuse position où je me trouve et dont je ne sortirai jamais! s’écria le Maître d’école dans un redoublement de rage. Oh! j’ai bien peur de la mort! oui… j’en ai bien peur; mais on me dirait: «On va te le donner entre tes deux bras, cet homme… entre tes deux bras… puis après on vous jettera dans un abîme»; je dirais: «Qu’on m’y jette… oui»; car je serais bien sûr de ne pas le lâcher avant d’arriver au fond avec lui. Et pendant que nous roulerions tous les deux, je le mordrais au visage, à la gorge, au cœur; je le tuerais avec mes dents, enfin! Je serais jaloux d’un couteau! – À la bonne heure, Fourline, voilà comme je t’aime. Sois calme… nous le retrouverons, ce gueux de Rodolphe, et le Chourineur aussi. En sortant de l’hôpital, j’ai été rôder allée des Veuves… tout était fermé. Mais j’ai dit au grand monsieur en deuil: «Dans le temps, vous vouliez nous payer pour faire quelque chose à ce monstre de M. Rodolphe; est-ce qu’après l’affaire de la jeune fille que nous attendons, il n’y aurait pas à monter un coup contre lui? – Peut-être…» m’a-t-il répondu. Entends-tu, Fourline? Peut-être… Courage, mon homme! nous en mangerons, du Rodolphe; c’est moi qui te le dis, nous en mangerons! – Bien vrai, tu ne m’abandonneras pas? dit le brigand à la Chouette d’un ton soumis mais défiant. Maintenant, si tu m’abandonnais, qu’est-ce que je deviendrais? – Ça, c’est vrai. Dis donc, Fourline, quelle farce si nous deux Tortillard, nous nous esbignions avec la voiture, et que nous te laissions là, au milieu des champs, par cette nuit où le froid va pincer dur! C’est ça qui serait drôle, hein, brigand? À cette menace, le Maître d’école frémit; il se rapprocha de la Chouette et lui dit en tremblant: – Non, non, tu ne feras pas ça, la Chouette… ni toi non plus, Tortillard… ça serait trop méchant. – Ah! ah! ah! trop méchant… est-il simple! Et le petit vieux de la rue du Roule! et le marchand de bœufs! et la femme du canal Saint-Martin! et le monsieur de l’allée des Veuves! Est-ce que tu crois qu’ils t’ont trouvé caressant, avec ton grand couteau? Pourquoi donc qu’à ton tour on ne te ferait pas de farce? – Eh bien! je l’avouerai, dit sourdement le Maître d’école; voyons, j’ai eu tort de te soupçonner, j’ai eu tort aussi de vouloir battre Tortillard: je t’en demande pardon, entends-tu… et à toi aussi, Tortillard… oui, je vous demande pardon à tous deux. – Moi, je veux qu’il demande pardon à genoux d’avoir voulu battre la Chouette, dit Tortillard. – Gueux de momacque! Est-il amusant! dit la Chouette en riant; il me donne pourtant envie de voir quelle frimousse tu feras comme ça, mon homme. Allons, à genoux, comme si tu jaspinais d’amour à ta Chouette; dépêche-toi, ou nous te lâchons; et, je t’en préviens, dans une demi-heure il fera nuit. – Nuit ou jour qu’est-ce que ça lui fait? dit Tortillard en goguenardant. Ce monsieur garde toujours ses volets fermés, il a peur de gâter son teint. – Me voici à genoux. Je te demande pardon, la Chouette… et à toi aussi, Tortillard. Eh bien! êtes-vous contents? dit le brigand en s’agenouillant au milieu du chemin. Maintenant, vous ne m’abandonnerez pas, dites? Ce groupe étrange, encadré dans les talus du ravin, éclairé par les lueurs rougeâtres du crépuscule, était hideux à voir. Au milieu du chemin, le Maître d’école, suppliant, étendait vers la borgnesse ses mains puissantes; sa rude et épaisse chevelure retombait comme une crinière sur son front livide; ses paupières rouges, démesurément écartées par la frayeur, laissaient alors voir la moitié de sa prunelle immobile, terne, vitreuse, morte… le regard d’un cadavre. Ses formidables épaules se courbaient humblement. Cet hercule s’agenouillait tremblant aux pieds d’une vieille femme et d’un enfant. La borgnesse, enveloppée d’un châle de tartan rouge, la tête couverte d’un vieux bonnet de tulle noir qui laissait échapper quelques mèches de cheveux gris, dominait le Maître d’école de toute sa hauteur. Le visage osseux, tanné, ridé, plombé, de cette vieille au nez crochu exprimait une joie insultante et féroce; son œil fauve étincelait comme un charbon ardent; un rictus sinistre retroussait ses lèvres ombragées de longs poils et montrait trois ou quatre grandes dents jaunes et déchaussées. Tortillard, vêtu de sa blouse à ceinture de cuir, debout sur un pied, s’appuyait au bras de la Chouette pour se maintenir en équilibre. La figure maladive et rusée de cet enfant, au teint aussi blafard que ses cheveux, exprimait en ce moment une méchanceté railleuse et diabolique. L’ombre projetée par l’escarpement du ravin redoublait l’horreur de cette scène, que l’obscurité croissante voilait à demi. – Mais promettez-moi donc, au moins, de ne pas m’abandonner!… répéta le Maître d’école, effrayé du silence de la Chouette et de Tortillard, qui jouissaient de son effroi. Est-ce que vous n’êtes plus là? ajouta le meurtrier en se penchant pour écouter et avançant machinalement les bras. – Si, si, mon homme nous sommes là; n’aie pas peur. T’abandonner! plutôt «Il faudra que je fasse ça à un chien que je connais et qui m’a mordu», se dit Tortillard. – Quand je t’ai rencontré, mon homme, continua la Chouette, j’étais en train d’abîmer un chat… Eh bien! à cette heure, c’est toi qui seras mon chat, mon chien, mon oiseau, ma Pégriotte; tu seras… ma – Vieille furie! s’écria le Maître d’école en se relevant de rage. – Allons! voilà encore que tu boudes ta vieille!… Eh bien! quitte-la, tu es le maître. Je ne te prends pas en traître. – Oui, la porte est ouverte, file – Oh! mourir!… mourir!… cria le Maître d’école en se tordant les bras. – Tu rabâches, mon homme, tu as déjà dit ça. Toi, mourir! tu blagues, tu es solide comme le Pont-Neuf; laisse donc, tu vivras pour le bonheur de ta Chouette. Je te ferai de la misère de temps en temps, parce que c’est ma jouissance, et qu’il faudra que tu gagnes le pain que je te donnerai; mais si tu es gentil, tu m’aideras dans de bons coups, comme aujourd’hui, et dans d’autres meilleurs où tu pourras servir; tu seras ma bête, enfin! Quand je te dirai: Apporte, tu apporteras; mords, tu mordras. Après ça, dis donc, mon homme, je ne veux pas te prendre de force, au moins; si, au lieu de la vie que je te propose, t’aimes mieux avoir des rentes, rouler carrosse avec une jolie petite femme, être décoré de la croix d’honneur, être nommé – Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse: – J’entends marcher dans le sentier, cachons-nous… Ça n’est pas la jeune fille, car on vient par le même côté où elle est venue. En effet, une paysanne robuste, dans la force de l’âge, suivie d’un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse. Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux. |
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