"Le Frère-De-La-Côte" - читать интересную книгу автора (Conrad Joseph)III L’affectation commune aux marins de ne s’étonner de rien de ce que peut offrir la mer ou la terre était devenue chez Peyrol une seconde nature. Ayant appris, dès l’enfance, à réprimer tout signe d’étonnement en présence de tous les spectacles ou événements extraordinaires, de tous les gens singuliers, de toutes les coutumes singulières, ou des plus redoutables phénomènes de la nature (manifestés par la violence des volcans, par exemple, ou la furie des êtres humains), il était vraiment devenu indifférent, ou peut-être seulement tout à fait inexpressif. Il avait tant vu de bizarreries et d’atrocités, avait entendu tant d’histoires stupéfiantes, qu’en face d’une nouvelle aventure sa réaction mentale habituelle était généralement formulée par ces mots: «J’en ai vu bien d’autres.» La dernière fois qu’il avait éprouvé une sorte de terreur panique du surnaturel, ç’avait été en voyant mourir, sous un tas de haillons, cette femme farouche et décharnée qu’était sa mère: et la dernière chose qui, à l’âge de douze ans, l’avait presque anéanti par une sorte d’épouvante, ç’avait été le tumulte déchaîné et la multitude de la foule sur les quais de Marseille, une chose absolument inconcevable qui l’avait fait chercher refuge derrière une pile de sacs de blé, après qu’on l’eut chassé de la tartane. Il était resté là à trembler, jusqu’au moment où un homme, avec un tricorne et un sabre au côté (l’enfant n’avait jamais vu de sa vie ni chapeau ni sabre pareils) le saisit par le bras juste au-dessous de l’épaule et l’extirpa de là; un homme qui aurait pu être un ogre (mais Peyrol n’avait jamais entendu parler d’un ogre) et qui, en tout cas, était dans son genre plus effrayant et plus étonnant que tout ce qu’il aurait pu imaginer, s’il avait eu alors la moindre faculté d’imagination. Il y avait assurément dans tout cela de quoi vous faire mourir de frayeur, mais cette possibilité ne lui vint pas un instant à l’esprit. Il ne devint pas fou non plus: comme il n’était qu’un enfant, il s’adapta simplement, par une acceptation passive, à des conditions de vie nouvelles et inexplicables, et ce fut l’affaire de vingt-quatre heures à peu près. Après cette initiation, le reste de son existence, depuis les poissons volants jusqu’aux baleines, puis aux nègres et aux récifs de corail, aux ponts ruisselants de sang et à la torture par la soif dans des embarcations découvertes, avait été relativement simple. À l’époque où il entendit parler d’une révolution en France et de certains immortels principes qui causaient la mort de quantité de gens – ce qu’il apprit de la bouche de marins et de voyageurs, et par des gazettes venues d’Europe et vieilles d’un an -, il était déjà en état d’apprécier à sa manière personnelle l’histoire contemporaine. Une mutinerie où l’on jette les officiers par-dessus bord. Il avait déjà vu pareille chose à deux reprises, en se trouvant tour à tour dans l’un et l’autre camp. Mais dans ce bouleversement-là, il ne choisit pas son camp. C’était une affaire trop lointaine, trop vaste, et trop confuse aussi. Il avait toutefois appris le jargon révolutionnaire assez rapidement et l’employait à l’occasion, avec un secret mépris. Tout ce qu’il avait enduré, depuis un amour insensé pour une petite Jaune jusqu’à la trahison d’un ami intime, un camarade de bord (et Peyrol s’avouait à lui-même qu’il ne pouvait encore s’expliquer ni l’une ni l’autre de ces aventures), sans compter les nuances diverses de son expérience des hommes et des passions dans l’entre-temps, tout cela avait mis un rien de mépris universel – sédatif prodigieux – dans l’étrange mixture qu’on pouvait appeler l’âme de Peyrol à son retour au pays. Aussi non seulement ne manifesta-t-il aucune surprise, mais encore n’en éprouva-t-il aucune quand il aperçut l’homme qui était devenu, par le mariage, le maître de la ferme d’Escampobar [20]. Peyrol, assis dans cette salle vide, une bouteille de vin devant lui, portait le verre à ses lèvres quand il vit entrer l’homme, l’ex-orateur des sections, le meneur des foules en bonnets rouges, chasseur des ci-devant [21] et des prêtres, fournisseur de la guillotine, bref un buveur de sang. Et le citoyen Peyrol qui n’avait jamais été à moins de six mille milles, à vol d’oiseau, des réalités de la Révolution, posa son verre et de sa voix grave et placide prononça ce seul mot: «Salut!» L’autre répondit par un «Salut» beaucoup plus hésitant, en regardant fixement cet étranger dont on venait de lui parler. Ses yeux doux en amande étaient remarquablement brillants, comme l’était dans une certaine mesure la peau qui couvrait ses pommettes hautes et rondes, rouges comme dans un masque, où tout le reste n’était qu’une masse de poils châtain coupés court et qui poussaient si dru autour des lèvres qu’ils cachaient entièrement le dessin d’une bouche, laquelle, pour autant que le sût le citoyen Peyrol, avait peut-être un caractère de férocité absolue. Le front ravagé et le nez droit indiquaient une certaine austérité, comme il convient à un ardent patriote. Il tenait à la main un long couteau luisant qu’il posa aussitôt sur l’une des tables. Il ne semblait pas avoir plus de trente ans; il était bien bâti, et de taille moyenne; mais toute son allure trahissait un manque de résolution. La forme de ses épaules donnait l’impression d’une sorte de désillusion. C’était là un effet assez subtil, mais qui n’échappa point à Peyrol tandis qu’il expliquait son cas et achevait son récit en déclarant qu’il était marin de la République et qu’il avait toujours fait son devoir devant l’ennemi. Le buveur de sang avait écouté intensément. La haute courbure de ses sourcils lui donnait une expression d’étonnement. Il s’avança tout près de la table et se mit à parler d’une voix frémissante: «Cela se peut. Mais vous êtes peut-être tout de même corrompu. Les marins de la République ont été dévorés par la corruption payée par l’or des tyrans. Qui l’aurait jamais dit? Ils parlaient tous comme des patriotes. Et pourtant les Anglais sont entrés dans le port et ont débarqué dans la ville sans rencontrer d’opposition. Les armées de la République les ont chassés, mais la trahison arpente nos terres, elle monte du sol, elle s’installe dans nos foyers, se tapit dans le sein des représentants du peuple, dans celui de nos pères, de nos frères. Il fut un temps où fleurissait la vertu civique, mais à présent elle doit se cacher la tête. Et je vais vous dire pourquoi: on n’a pas assez tué. C’est à croire qu’on ne pourra jamais tuer assez. C’est décourageant. Voyez où nous en sommes.» Sa voix s’étrangla dans sa gorge comme s’il avait soudain perdu sa confiance en lui. «Apportez un autre verre, citoyen! dit Peyrol au bout d’un moment, et buvons ensemble. Nous boirons à la confusion des traîtres. Je déteste la trahison autant que quiconque, mais…» Il attendit que l’autre fût revenu, puis il versa le vin, et après qu’ils eurent trinqué et à demi vidé leurs verres, il posa le sien et reprit: «Mais, voyez-vous, je n’ai rien à voir avec votre politique. J’étais à l’autre bout du monde, vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’être un traître. Vous n’avez pas eu de merci, vous autres sans-culottes [22], pour les ennemis de la République en France, et moi j’ai tué ses ennemis à l’étranger, au loin. Vous coupiez les têtes sans beaucoup de componction…» Fort à l’improviste, l’autre ferma les yeux un moment puis les rouvrit tout grands. «Oui, oui», approuva-t-il à voix basse. «La pitié peut être un crime. – Oui. Et j’ai frappé les ennemis de la République à la tête, partout où je les ai trouvés devant moi, sans m’inquiéter de leur nombre. Il me semble que vous et moi, nous sommes faits pour nous entendre.» Le maître de la ferme d’Escampobar murmura, toutefois, qu’en des temps pareils on ne pouvait rien considérer comme preuve formelle. Il incombait à tout patriote de nourrir la suspicion dans son sein. Peyrol ne laissa échapper aucun signe d’impatience. Sa maîtrise de soi et l’inaltérable bonne humeur avec laquelle il avait mené la discussion lui valurent d’avoir gain de cause. Le citoyen Scevola Bron [23] (car tel se révéla être le nom du maître de la ferme), objet de crainte et d’horreur pour les autres habitants de la presqu’île de Giens, se laissa probablement influencer par le désir d’avoir quelqu’un avec qui échanger de temps à autre quelques paroles. Aucun des villageois ne se souciait de venir jusqu’à la ferme, et aucun ne risquait de le faire, à moins que ce ne fût tous en corps et animés d’intentions hostiles. Sa présence dans leur région leur inspirait une morne animosité. «D’où venez-vous?» fut la dernière question qu’il posa. «J’ai quitté Toulon il y a deux jours.» Le citoyen Scevola frappa la table du poing, mais cette manifestation d’énergie fut très passagère. «Et dire que c’est la ville dont on avait décrété qu’il ne resterait pas pierre sur pierre! s’écria-t-il d’un air abattu. – La plus grande partie de la ville est encore debout, assura Peyrol avec calme. Je ne sais si elle méritait le sort auquel d’après vous elle fut vouée par décret. Je viens d’y passer un mois à peu près et je sais qu’on y rencontre de bons patriotes. Je le sais parce que je me suis lié d’amitié avec eux tous.» Et Peyrol cita quelques noms que le sans-culotte en retraite accueillit avec un sourire amer et un inquiétant silence, comme si les gens qui les portaient n’avaient été bons que pour l’échafaud et la guillotine. «Venez, je vais vous montrer où vous coucherez» dit-il, en poussant un soupir, et Peyrol s’empressa de le suivre. Ils entrèrent ensemble dans la cuisine. Par la porte du fond restée ouverte, un grand carré de soleil tombait sur le dallage. Dehors une troupe de poulets s’agitaient en attendant leur pâture, tandis qu’une poule jaune, juchée [24] sur le seuil, tournait vivement la tête de droite et de gauche avec affectation. Une vieille femme tenant un bol plein de restes de nourriture le posa soudain sur une table et ouvrit de grands yeux. La grandeur et la propreté de la pièce firent sur Peyrol une impression favorable. «Vous mangerez avec nous ici», lui dit son guide, et sans s’arrêter, il s’engagea dans un étroit couloir qui conduisait au pied d’un escalier raide. Au-dessus du premier palier, un petit escalier en spirale menait à l’étage supérieur de l’habitation, et quand le sans-culotte eut brusquement ouvert l’épaisse porte de bois qui le terminait, Peyrol se trouva dans une grande pièce mansardée qui contenait un lit à colonnes sur lequel étaient posés en tas des couvertures et des oreillers de rechange. Il y avait aussi deux chaises de bois et une grande table ovale. «On pourrait arranger cette pièce pour vous», dit le maître, qui ajouta: «Mais je ne sais ce que va en penser la maîtresse.» Peyrol, frappé de l’expression particulière qu’avait prise la figure de l’homme, tourna la tête et vit la jeune femme qui se tenait debout dans l’embrasure de la porte. On eût dit qu’elle était montée derrière eux en flottant dans l’air, car aucun bruit de pas, aucun froufrou, n’avait averti Peyrol de sa présence. Ses lèvres de corail et ses bandeaux de cheveux d’un noir de jais, que couvrait en partie seulement un bonnet de mousseline bordé de dentelle, faisaient brillamment ressortir le teint pur de ses joues blanches. Elle ne fit aucun signe, ne fit pas entendre un son, se comporta exactement comme s’il n’y avait eu personne dans la pièce; et Peyrol soudain détourna son regard de ce visage muet et inconscient, aux yeux vagabonds. Toutefois, on ne sait comment, le sans-culotte avait dû s’assurer de ce qu’elle pensait, car il déclara d’un ton décisif: «Alors, ça va.» Et il se fit un bref silence pendant lequel les noirs regards de la femme ne cessèrent de fureter tout autour de la pièce, tandis qu’un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres, un sourire moins distrait que totalement dépourvu de raison et que Peyrol observa du coin de l’œil sans pouvoir parvenir à en comprendre le sens. Elle ne semblait pas du tout le connaître. «Vous avez la vue sur l’eau salée de trois côtés, ici», remarqua le futur hôte de Peyrol. La ferme était un haut bâtiment et cette grande mansarde à trois fenêtres donnait d’un côté sur la rade d’Hyères au premier plan, avec plus loin les ondulations bleuâtres de la côte jusqu’à Fréjus; de l’autre côté, on avait vue sur le vaste demi-cercle de hautes collines dénudées, que coupait l’entrée du port de Toulon gardé par ses forts et ses batteries et qui s’achevait par le cap Cépet [25], montagne trapue aux sombres replis, avec des rochers bruns à sa base et une tache blanche luisant tout en haut: c’était un ci-devant sanctuaire consacré à Notre-Dame, et ci-devant lieu de pèlerinage. L’éclatante lumière de midi semblait se fondre dans la surface semblable à une pierre précieuse d’une mer absolument parfaite dans l’invincible profondeur de sa couleur. «On se croirait dans un phare, dit Peyrol. Assez bonne résidence pour un marin.» La vue des voiles éparses lui réchauffa le cœur. Les terriens, leurs maisons, leurs animaux et leurs faits et gestes ne comptaient pas. Ce qui faisait pour lui la vie de tout rivage nouveau, c’étaient les bateaux qui y étaient attachés: canoës, catamarans, ballahous, praos, lorchas [26], simples pirogues ou même radeaux faits de troncs assemblés, avec un bout de natte comme voile et sur lesquels des hommes de couleur, nus, s’en allaient pêcher le long de bancs de sable blanc, accablés par un ciel tropical, au reflet sinistre, sous la menace d’une nuée d’orage tapie à l’horizon. Mais ici il ne voyait que sérénité parfaite; le rivage n’avait rien de sombre, l’éclat du soleil rien de menaçant. Le ciel reposait légèrement sur les contours distants et vaporeux des collines, et cette immobilité de toutes choses semblait en équilibre dans l’air comme un mirage joyeux. Sur cette mer sans marées, dans la Petite Passe entre Porquerolles et le cap Esterel, plusieurs tartanes étaient encalminées, et pourtant leur inertie n’était pas celle de la mort, mais celle d’un léger sommeil, l’immobilité d’un souriant enchantement, d’un beau jour en Méditerranée, sans un souffle parfois, mais jamais sans vie. Quelque enchantement que Peyrol eût connu au cours de sa vie vagabonde, il n’avait jamais été aussi étranger à toute pensée de combat et de mort, ni si chargé de sécurité souriante à la lumière de laquelle tout son passé lui apparaissait comme une succession de jours sombres et de nuits accablantes. Il eut l’impression qu’il n’aurait plus jamais envie de quitter cet endroit, comme s’il avait obscurément senti que son âme de vieux flibustier n’avait jamais cessé d’y être enracinée. Oui, c’était l’endroit fait pour lui: non pas parce que la commodité l’y contraignait, mais simplement parce que son instinct de repos avait enfin trouvé son gîte. En s’éloignant de la fenêtre, il se trouva face à face avec le sans-culotte, qui s’était apparemment rapproché de lui par-derrière, avec l’intention peut-être de lui donner une tape sur l’épaule, mais qui alors détourna la tête. La jeune femme avait disparu. «Dites-moi, patron, lui dit Peyrol, n’y aurait-il pas près d’ici une petite échancrure du rivage avec un coin de plage, où je pourrais au besoin avoir un bateau? – Qu’est-ce que vous voulez faire d’un bateau? – Aller à la pêche quand le cœur m’en dira!» répondit Peyrol d’un ton sec. Le citoyen Bron, subitement radouci, lui déclara qu’il trouverait ce qu’il lui fallait à environ deux cents mètres de la maison, au bas de la colline. La côte, bien sûr, était partout très découpée, mais là il trouverait un véritable petit bassin. Et les yeux en amande du buveur de sang toulonnais prirent une expression étrangement sombre en regardant Peyrol qui l’écoutait avec attention. Un véritable petit bassin, répéta-t-il, qui communiquait avec une anse que les Anglais connaissaient bien. Il se tut un moment. Sans guère d’animosité mais sur un ton de conviction, Peyrol remarqua qu’il était bien difficile de tenir les Anglais à l’écart de quelque endroit que ce fût du moment qu’il y avait un peu d’eau salée: mais il ne pouvait imaginer ce qui avait pu amener des marins anglais dans un pareil endroit. «C’est quand leur flotte est venue ici pour la première fois», répondit le patriote d’une voix sombre, «et croisait en vue de la côte avant que les traîtres antirévolutionnaires ne les eussent fait entrer dans Toulon, et n’eussent vendu le sol sacré de leur patrie pour une poignée d’or. Oui, pendant les jours qui ont précédé l’accomplissement de ce crime, des officiers anglais débarquaient la nuit dans cette anse et montaient jusqu’à cette maison où nous sommes. – Quelle audace!» remarqua Peyrol, vraiment surpris cette fois. «Mais ils sont exactement comme ça.» C’était tout de même incroyable. Ce n’était pas une histoire? Le patriote leva violemment le bras d’un geste laborieux: «J’ai juré devant le tribunal que c’était vrai, dit-il. C’est une sombre histoire», cria-t-il d’une voix perçante, puis il s’arrêta. «Cela a coûté la vie au père de la patronne», dit-il à voix basse… «et à sa mère aussi, mais la patrie était en danger», ajouta-t-il à voix plus basse encore. Peyrol se dirigea vers la fenêtre qui donnait vers l’ouest et regarda dans la direction de Toulon. Au milieu de la vaste nappe d’eau protégée par le cap Cicié [27], il aperçut un haut vaisseau à deux ponts encalminé; les petits points noirs sur l’eau étaient ses chaloupes qui s’efforçaient de lui mettre le nez dans la bonne direction. Peyrol les observa un moment puis revint au milieu de la pièce. «L’avez-vous vraiment arraché d’ici pour le conduire à la guillotine?» demanda-t-il de sa voix tranquille. Le patriote hocha la tête pensivement, les yeux baissés. «Non, il est venu à Toulon juste avant l’évacuation, cet ami des Anglais… Il a fait le trajet sur une tartane qui lui appartenait et qui est restée ici, à la Madrague [28]. Il avait emmené sa femme avec lui. Ils venaient chercher leur fille qui habitait alors chez de vieilles religieuses clandestines. Les républicains victorieux resserraient leur étau et les esclaves des tyrans étaient obligés de fuir. – Ils venaient chercher leur fille», dit Peyrol d’un air rêveur. «C’est curieux que des coupables eussent…» Le patriote dressa la tête farouchement. «Ce fut justice», fit-il à haute voix. «C’étaient des antirévolutionnaires, et même s’ils n’avaient jamais parlé à un Anglais de leur vie, ce crime atroce leur retombait sur la tête. – Hem, ils sont restés trop longtemps à attendre leur fille, murmura Peyrol. Alors c’est vous qui l’avez ramenée chez elle? – En effet», répondit le patron. Un moment, ses yeux évitèrent le regard investigateur de Peyrol, mais au bout d’un instant il le regarda bien en face. «Aucun des enseignements de la vile superstition n’a réussi à lui corrompre l’âme», déclara-t-il avec exaltation. «C’est une patriote que j’ai ramenée chez elle.» Peyrol, très calme, fit un geste d’assentiment à peine perceptible. «Ma foi, dit-il, tout cela ne m’empêchera pas de dormir fort bien dans cette pièce. J’avais toujours pensé que j’aimerais habiter un phare quand j’en aurais assez de courir les mers. Ça ressemble autant qu’il se peut à la lanterne d’un phare. Vous me verrez avec toutes mes petites affaires [29] demain», ajouta-t-il en se dirigeant vers l’escalier. «Salut, citoyen!» Peyrol avait une réserve de maîtrise de soi qui confinait à la placidité. Il y avait des gens, en Orient, qui ne doutaient pas que Peyrol fût sous ses dehors calmes un homme redoutable. Ils pouvaient en citer des exemples qui de leur point de vue personnel étaient tout simplement admirables. Quant à Peyrol lui-même il pensait que sa conduite avait été seulement rationnelle dans toutes sortes de dangereuses circonstances, sans qu’il se laissât jamais égarer par la nature, la cruauté, ou le danger de n’importe quelle situation donnée. Il savait s’adapter au caractère et à l’esprit même d’un événement et cela avec une réaction de sympathie profonde mais étonnamment exempte de sentimentalité. Le sentiment en soi était une création artificielle dont il n’avait jamais entendu parler et qui, s’il l’avait vu à l’œuvre, lui aurait paru trop mystérieux pour y rien comprendre. Cette sorte d’acceptation authentique faisait de Peyrol un parfait locataire pour la ferme d’Escampobar. Il débarqua en temps voulu avec toute sa cargaison, comme il disait, et à la porte de la maison il fut accueilli par la jeune femme au visage pâle et au regard vagabond. Rien dans le décor familier de sa vie ne pouvait fixer longtemps son attention. À droite, à gauche, au loin, au-delà de vous, elle semblait toujours chercher quelque chose tandis qu’on lui parlait, à tel point qu’on se demandait si elle suivait vraiment ce qu’on lui disait. Elle avait pourtant en réalité toute sa présence d’esprit. Au beau milieu de son étrange quête de quelque chose d’absent elle eut assez de détachement pour adresser un sourire à Peyrol. Puis, se retirant dans la cuisine, elle observa, autant que ses regards mobiles pouvaient observer quoi que ce fût, la cargaison de Peyrol et Peyrol montant l’escalier. La partie la plus précieuse de la cargaison de Peyrol étant attachée par des courroies à sa propre personne, la première chose qu’il fit, une fois resté seul dans la chambre mansardée qui ressemblait à la lanterne d’un phare, fut de se soulager de son fardeau et de le poser sur le pied du lit. Puis il s’assit et, accoudé à la table, resta à le contempler avec un sentiment de complet soulagement. Ce butin ne lui avait jamais pesé sur la conscience. Il n’avait fait par moments que lui accabler le corps: et si son entrain en avait été tant soit peu affecté, ce n’était pas à cause de son caractère secret, mais plus simplement à cause de son poids qui était gênant, irritant, et, vers la fin d’une journée, absolument insupportable. Un marin comme lui, libre d’allures et qui respire à l’aise, se faisait ainsi l’effet d’un simple animal surchargé, et cela augmentait ce qu’il pouvait y avoir de compassion dans la nature de Peyrol pour les quadrupèdes qui portent ici-bas les fardeaux des hommes. Les nécessités d’une vie sans loi avaient fait de Peyrol quelqu’un d’impitoyable, mais il n’avait jamais été cruel. Affalé dans son fauteuil, nu jusqu’à la ceinture, robuste et grisonnant, sa tête au profil romain appuyée sur son avant-bras puissant et couvert de tatouages, il restait détendu, les yeux fixés sur son trésor avec un air de méditation. Peyrol ne méditait pas toutefois (comme un observateur superficiel aurait pu le croire) sur la meilleure cachette à lui donner. Ce n’est pas qu’il fût sans vaste expérience de cette sorte de propriété qui lui avait toujours si rapidement fondu entre les doigts. Ce qui le rendait pensif, c’était le caractère de ce trésor: ce n’était pas une part d’un butin chèrement acquis au prix de labeurs, de risques, de dangers, de privations, mais un coup de chance entièrement personnel. Il savait ce que c’était que le fruit du pillage et combien cela se dissipait vite; mais ce lot-là, c’était du définitif. Il l’avait là avec lui, fort loin de ces parages où il avait passé le plus clair de sa vie, pour ainsi dire dans un tout autre monde. Il était impossible de le dilapider à boire, à jouer, de le gaspiller de toute autre façon familière, ou même de s’en dessaisir. Dans cette pièce qui dominait de plusieurs pieds son pays natal atteint par la Révolution et où il se sentait plus étranger que partout ailleurs au monde, dans cette vaste mansarde inondée de lumière et pour ainsi dire environnée par la mer, Peyrol, plongé dans un vaste sentiment de paix et de sécurité, ne voyait pas pourquoi il se mettrait tellement martel en tête à ce sujet. Il s’aperçut qu’il ne s’était jamais vraiment attaché au butin qui lui tombait entre les mains. Non. Jamais. Se mettre particulièrement en peine de celui-ci qui ne pouvait faire l’objet d’aucune tentative de vengeance ni de récupération, c’eût été absurde. Peyrol se leva et se mit en devoir d’ouvrir un grand coffre en bois de santal que fermait un énorme cadenas: lui aussi faisait partie d’un butin, ramassé jadis dans une ville chinoise du golfe du Tonkin [30], en compagnie de quelques Frères-de-la-Côte qui avaient, une nuit, pris à l’abordage une goélette portugaise – dont ils avaient expédié l’équipage à la dérive dans une embarcation -, et sur laquelle ils s’étaient offert une croisière à leur compte, il y avait des années et des années de cela. Il était jeune alors, très jeune; le coffre lui était échu parce que personne d’autre ne voulait s’encombrer d’une chose pareille, et aussi parce que le métal des cercles épais et curieusement ouvragés qui le renforçaient n’était pas de l’or mais du simple cuivre. Lui, dans son innocence, avait été assez content de cet objet. Il l’avait traîné avec lui dans toutes sortes d’endroits, il l’avait aussi parfois laissé derrière lui – pendant une année entière, par exemple, dans une caverne sombre et malodorante d’un certain endroit de la côte de Madagascar. Il l’avait confié à divers chefs indigènes, à des Arabes, à un tenancier de tripot à Pondichéry [31], bref à ses amis variés et même à des ennemis. Un jour il l’avait perdu, tout simplement. C’était la fois où il avait reçu une blessure qui l’avait laissé béant et perdant son sang comme une outre crevée. Une discussion s’était élevée tout à coup dans une compagnie de Frères-de-la-Côte sur une question de conduite à tenir, question compliquée de jalousies personnelles, dont il était aussi innocent qu’un enfant à naître. Il ne sut jamais qui lui avait porté l’estafilade. Un autre Frère, un de ses camarades, un jeune Anglais, était intervenu précipitamment dans la bagarre, l’avait tiré de là, et il ne s’était plus rien rappelé pendant des jours. Quand il regardait encore maintenant la cicatrice, il ne comprenait pas comment il avait pu en réchapper. Cette aventure, avec sa blessure et une pénible convalescence, était la première chose qui lui eût quelque peu assagi le caractère. Bien des années plus tard, ses idées sur la légalité s’étant modifiées, il servait comme quartier-maître à bord de l’ Dans cette mansarde tout inondée de lumière de la ferme d’Escampobar, le Peyrol aux cheveux gris ouvrit son coffre; il en retira tout le contenu, qu’il déposa soigneusement sur le plancher, et il étala son trésor, poches en dessous, à plat sur le fond qui en fut exactement recouvert. Puis, s’affairant à genoux, il remit tout en place: une veste ou deux, une vareuse de drap fin, le reste d’un coupon de mousseline de Madapolam [35], dont il n’avait que faire, et bon nombre de belles chemises blanches. Personne n’oserait venir fourrager dans son coffre, pensait-il, avec l’assurance de quelqu’un qui, dans son temps, a su inspirer la crainte. Alors il se releva et, parcourant la pièce du regard tout en étirant ses bras puissants, il cessa de penser à son trésor, à l’avenir et même au lendemain, pénétré soudain de la conviction qu’il serait décidément fort bien dans cette chambre. |
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