"Caligula" - читать интересную книгу автора (Camus Albert)PREFACE « © 1. « Pourquoi je fais du théâtre » (1959), in 2. 8 " p. 1729-1730. 2. Henry de Montherlant, 1927, p. 205 et Pléiade, 10 11 1. l'exécution finale de l'empereur. La pièce fut reprise en 1888 à 2. Préface de Camus (1959) à Jean Grenier, scène composée par Gabriel Fauré 3. 2. Cette indication figure déjà dans la version de 1939 telle 4. Nous nous servons de la traduction de Henri Ailloud, Les qu'elle apparaît sur le manuscrit que nous donnons en annexe. Voir Belles Lettres, 1932, et Folio, 1975. p. 190. 12 13 « Caligula I — a) Son accession. Joie. Discours vertueux 1. Camus, (Cf. Suétone) 2. Publié par Jean Sarocchi dans b) Miroir 3. Voir II. — a) Ses sœurs et Drusilla 4. Roger Grenier, 14 15 1, Témoignage de Max-Pol Fouchet, cité par Herbert R. Lottman, 16 17 « « // 1. André Nicolas, 18 19 2. Lettre citée en note, 20 21 mss quelque peu mièvre et faux ? Il se peut qu'au théâtre ce soit différent. complexe, peut-être contradictoire, je ne sais pas si ce n'est pas une qualité plutôt qu'un défaut quand il y a du mouvement comme il y en a dans votre pièce Acte I : Désespoir de Caligula. 2 Acte II : Jeu de Caligula. 2. 1 Sur les manuscrits successifs, voir notre note sur le texte, p. 177. 3. Voir Annexes, p. 198. 22 23 Sisyphe : 1. A. James Arnold, 2. Les « sénateurs » seront ensuite appelés « patriciens » dans la 2. Voir le chapitre II de sique. Les Fils de Caïn ». 3. « Le programme pour le nouveau théâtre » (1958), in 4. 24 25 26 27 2. Voir 28 29 « La Chute « lit », témoigne Roger Grenier 30 Pierre-Louis Rey PIECE EN QUATRE ACTES Caligula DISTRIBUTION CALIGULA CAESONIA HÉLICON SCIPION puis CHEREA SENECTUS, METELLUS, LEPIDUS, OCTAVIUS, PATRICIUS, MEREIA MUCIUS PREMIER GARDE DEUXIÈME GARDE PREMIER SERVITEUR puis DEUXIÈME SERVITEUR TROISIÈME SERVITEUR FEMME DE MUCIUS ACTE PREMIER1 PREMIER POÈTE puis DEUXIÈME POÈTE TROISIÈME POÈTE QUATRIÈME POÈTE puis CINQUIÈME POÈTE SIXIÈME POÈTE PREMIER PATRICIEN Toujours rien. LE VIEUX PATRICIEN Rien le matin, rien le soir. DEUXIÈME PATRICIEN Rien depuis trois jours. LE VIEUX PATRICIEN Les courriers partent, les courriers reviennent. Ils secouent la tête et disent : « Rien. » DEUXIÈME PATRICIEN Toute la campagne est battue, il n'y a rien à faire. 38 PREMIER PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN Pourquoi s'inquiéter à l'avance ? Attendons. Il Bien sûr ! Une de perdue, dix de retrouvées. reviendra peut-être comme il est parti. HÉLICON LE VIEUX PATRICIEN Où prenez-vous qu'il s'agisse d'amour ? Je l'ai vu sortir du palais. Il avait un regard étrange. PREMIER PATRICIEN Et de quoi d'autre? PREMIER PATRICIEN J'étais là aussi et je lui ai demandé ce qu'il avait. HÉLICON Le foie peut-être. Ou le simple dégoût de vous voir DEUXIÈME PATRICIEN tous les jours. On supporterait tellement mieux nos A-t-il répondu ? contemporains s'ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change PREMIER PATRICIEN pas. Toujours la même fricassée. Un seul mot : « Rien. » LE VIEUX PATRICIEN Je préfère penser qu'il s'agit d'amour. C'est plus DEUXIÈME PATRICIEN, attendrissant. C'est inquiétant. HÉLICON PREMIER PATRICIEN Et rassurant, surtout, tellement plus rassurant. Allons, tous les jeunes gens sont ainsi. C'est le genre de maladies qui n'épargnent ni les intelligents ni les imbéciles. LE VIEUX PATRICIEN Bien entendu, l'âge efface tout. PREMIER PATRICIEN De toute façon, heureusement, les chagrins ne sont DEUXIÈME PATRICIEN pas éternels. Êtes-vous capable de souffrir plus d'un Vous croyez? an? PREMIER PATRICIEN DEUXIÈME PATRICIEN Souhaitons qu'il oublie. Moi, non. 40 41 PREMIER PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN Personne n'a ce pouvoir. C'est juste, il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre. LE VIEUX PATRICIEN La vie serait impossible. CHEREA Je n'aime pas cela. Mais tout allait trop bien. Cet PREMIER PATRICIEN empereur était parfait. Vous voyez bien. Tenez, j'ai perdu ma femme, l'an passé. J'ai beaucoup pleuré et puis j'ai oublié. De DEUXIEME PATRICIEN temps en temps, j'ai de la peine. Mais, en somme, ce Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans n'est rien. expérience. LE VIEUX PATRICIEN PREMIER PATRICIEN La nature fait bien les choses. Mais, enfin, qu'avez-vous et pourquoi ces lamenta-HÉLICON tions? Rien ne l'empêche de continuer. Il aimait Drusilla, c'est entendu. Mais elle était sa sœur, en Quand je vous regarde, pourtant, j'ai l'impression somme. Coucher avec elle, c'était déjà beaucoup. qu'il lui arrive de manquer son coup. Mais bouleverser Rome parce qu'elle est morte, cela dépasse les bornes. PREMIER PATRICIEN CHEREA Eh bien? II n'empêche. Je n'aime pas cela, et cette fuite ne me dit rien. CHEREA Toujours rien LE VIEUX PATRICIEN HÉLICON Oui, il n'y a pas de fumée sans feu. Du calme, Messieurs, du calme. Sauvons les appa-PREMIER PATRICIEN rences. L'Empire romain, c'est nous. Si nous perdons la figure, l'Empire perd la tête. Ce n'est pas le En tout cas, la raison d'État ne peut admettre un moment, oh non! Et pour commencer, allons déjeu-inceste qui prend l'allure des tragédies. L'inceste, soit, ner, l'Empire se portera mieux. mais discret. 42 43 HÉLICON SCIPION Vous savez, l'inceste, forcément, ça fait toujours un Oui. J'étais présent, le suivant comme de coutume. peu de bruit. Le lit craque, si j'ose m'exprimer ainsi. Il s'est avancé vers le corps de Drusilla. Il l'a touché Qui vous dit, d'ailleurs, qu'il s'agisse de Drusilla? avec deux doigts. Puis il a semblé réfléchir, tournant sur lui-même, et il est sorti d'un pas égal. Depuis, on DEUXIÈME PATRICIEN court après lui. Et de quoi donc alors ? CHEREA, HÉLICON Ce garçon aimait trop la littérature. Devinez. Notez bien, le malheur c'est comme le mariage. On croit qu'on choisit et puis on est choisi. DEUXIÈME PATRICIEN C'est comme ça, on n'y peut rien. Notre Caligula est C'est de son âge. malheureux, mais il ne sait peut-être même pas pourquoi ! Il a dû se sentir coincé, alors il a fui. Nous CHEREA en aurions tous fait autant. Tenez, moi qui vous parle, Mais ce n'est pas de son rang. Un empereur artiste, si j'avais pu choisir mon père, je ne serais pas né. cela n'est pas convenable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires. PREMIER PATRICIEN C'était plus reposant. CHEREA Alors ? LE VIEUX PATRICIEN SCIPION À chacun son métier. Encore rien. Des paysans ont cru le voir, dans la nuit d'hier, près d'ici, courant à travers l'orage. SCIPION Que peut-on faire, Cherea ? CHEREA CHEREA Cela fait bien trois jours, Scipion? Rien. 44 DEUXIÈME PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN Attendons. S'il ne revient pas, il faudra le remplaC'est un enfant. Les jeunes gens sont solidaires. cer. Entre nous, les empereurs ne manquent pas. HÉLICON PREMIER PATRICIEN Solidaires ou non, ils vieilliront de toute façon. Non, nous manquons seulement de caractères. CHEREA Et s'il revient mal disposé ? PREMIER PATRICIEN Ma foi, c'est encore un enfant, nous lui ferons entendre raison. CHEREA Bien sûr, s'il le fallait! Mais j'aimerais mieux qu'on me laisse à mes livres. SCIPIOIN HÉLICON, Je vous demande pardon. Bonjour, Caïus. CALIGULA, CHEREA Bonjour, Hélicon. II est offusqué. 46 47 HÉLICON HÉLICON Tu sembles fatigué ? Ah! CALIGULA Pour quoi faire ? J'ai beaucoup marché. CALIGULA HÉLICON Eh bien!... C'est une des choses que je n'ai pas. Oui, ton absence a duré longtemps. HÉLICON Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ? CALIGULA CALIGULA C'était difficile à trouver. Non, je n'ai pas pu l'avoir. HÉLICON HÉLICON Quoi donc? C'est ennuyeux. CALIGULA CALIGULA Oui, c'est pour cela que je suis fatigué. Ce que je voulais. HÉLICON CALIGULA Et que voulais-tu ? Hélicon ! CALIGULA, HÉLICON La lune. Oui, Caïus. CALIGULA HÉLICON Tu penses que je suis fou. Quoi? HÉLICON CALIGULA Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien Oui, je voulais la lune. trop intelligent pour ça. 48 49 CALIGULA l'amour? Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te le Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n'ai jure; elle est seulement le signe d'une vérité qui me jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis rend la lune nécessaire. C'est une vérité toute simple senti tout d'un coup un besoin d'impossible. pas satisfaisantes. HÉLICON HÉLICON Et qu'est-ce donc que cette vérité, Caïus ? C'est une opinion assez répandue. CALIGULA, CALIGULA Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. II est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne les empêche de déjeuner. soit pas de ce monde. CALIGULA, HÉLICON Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, C'est un raisonnement qui se tient. Mais, en et moi, je veux qu'on vive dans la vérité ! Et juste-général, on ne peut pas le tenir jusqu'au bout. ment, j'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. CALIGULA, Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle. Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne le tient jamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais il HÉLICON suffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin. Ne t'offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire. // Mais tu devrais d'abord te reposer. Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pour la mort d'une femme ! Non, ce n'est pas cela. Je crois CALIGULA, me souvenir, il est vrai, qu'il y a quelques jours, une Cela n'est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus femme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce que jamais possible. 50 51 HÉLICON CALIGULA Si je dors, qui me donnera la lune ? HÉLICON, SCIPION Cela est vrai. II n'y a personne. Ne l'as-tu pas vu, Hélicon ? CALIGULA HÉLICON Écoute, Hélicon. J'entends des pas et des bruits de Non. voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me CiESONIA voir. Hélicon, ne t'a-t-il vraiment rien dit avant de HÉLICON s'échapper ? J'ai compris. HÉLICON Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur. C'est plus sage. CALIGULA Et, s'il te plaît, aide-moi désormais. CiESONIA Je t'en prie. HÉLICON HELICON Je n'ai pas de raisons de ne pas le faire, Caïus. Mais je sais beaucoup de choses et peu de choses m'intéres-Chère Cœsonia, Caïus est un idéaliste, tout le sent. À quoi donc puis-je t'aider? monde le sait. Autant dire qu'il n'a pas encore compris. Moi oui, c'est pourquoi je ne m'occupe de CALIGULA rien. Mais si Caïus se met à comprendre, il est capable À l'impossible. au contraire, avec son bon petit cœur, de s'occuper de tout. Et Dieu sait ce que ça nous coûtera. Mais, vous HÉLICON permettez, le déjeuner ! Je ferai pour le mieux. 52 53 CŒSONIA Tu l'aimes donc ? SCIPION Je l'aime. Il était bon pour moi. Il m'encourageait et je sais par cœur certaines de ses paroles. Il me disait CŒSONIA que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion, Un garde l'a vu passer. Mais Rome tout entière voit l'art, l'amour qu'on nous porte. Il répétait souvent Caligula partout. Et Caligula, en effet, ne voit que son que faire souffrir était la seule façon de se tromper. Il idée. voulait être un homme juste. SCIPION CŒSONIA, Quelle idée ? C'était un enfant. CŒSONIA Comment le saurais-je, Scipion ? Je n'ai jamais eu d'autre dieu que mon corps, et c'est ce dieu que je voudrais prier aujourd'hui pour SCIPION que Caïus me soit rendu. Drusilla ? que, hier, on serrait dans ses bras. SCIPION, Et toi? CŒSONIA L'INTENDANT, Oh ! moi, je suis la vieille maîtresse. Nous... nous te cherchions, César. SCIPION CALIGULA, Cœsonia, il faut le sauver Je vois. 54 55 L'INTENDANT finances, la moralité publique, la politique extérieure, Nous... c'est-à-dire... l'approvisionnement de l'armée et les lois agraires! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : CALIGULA, la grandeur de Rome et tes crises d'arthritisme. Ah ! je Qu'est-ce que vous voulez ? vais m'occuper de tout cela. Écoute-moi un peu, intendant. L'INTENDANT L'INTENDANT Nous étions inquiets, César. Nous t'écoutons... CALIGULA, De quel droit ? L'INTENDANT CALIGULA Eh ! heu... façon, tu sais que tu as à régler quelques questions L'INTENDANT, concernant le Trésor public. César ! CALIGULA, CALIGULA Le Trésor? Mais c'est vrai, voyons, le Trésor, c'est Eh bien, j'ai un plan à te soumettre. Nous allons capital. bouleverser l'économie politique en deux temps. Je te L'INTENDANT l'expliquerai, intendant... quand les patriciens seront Certes, César. sortis. CALIGULA, CŒSONIA Non, Caligula, c'est une question secondaire. CALIGULA CALIGULA Mais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor est Ecoute bien. Premier temps : tous les patriciens, d'un intérêt puissant. Tout est important : les toutes les personnes de l'Empire qui disposent de 56 quelque fortune — petite ou grande, c'est exactement L'INTENDANT la même chose — doivent obligatoirement déshériter César, tu ne te rends pas compte... leurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'État. CALIGULA L'INTENDANT Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'im-Mais, César... portance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent CALIGULA admettre ce raisonnement et compter leur vie pour Je ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeu-nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans rant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitraire-coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contra-ment. Et nous hériterons. dictions. S'il le faut, je commencerai par toi. CŒSONIA, L'INTENDANT Qu'est-ce qui te prend ? César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure. C A L I G U L A , CALIGULA L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune impor-Ni la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'est tance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ail-Trésor public pour un objet de méditations. En leurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de voler et que je joue avec tes cartes. se passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde sait tre. Je compte : un... ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit. 58 59 chances à l'impossible. Aujourd'hui, et pour tout le temps qui va venir, la liberté n'a plus de frontières. CŒSONIA, CŒSONIA Je ne sais pas s'il faut s'en réjouir, Caïus. Je te reconnais mal ! C'est une plaisanterie, n'est-ce CALIGULA pas? Je ne le sais pas non plus. Mais je suppose qu'il faut CALIGULA en vivre. Pas exactement, Cœsonia. C'est de la pédagogie SCIPION Ce n'est pas possible, Caïus ! CALIGULA Justement ' CHEREA SCIPION J'ai appris ton retour Je fais des vœux pour ta santé. Je ne te comprends pas. CALIGULA CALIGULA Ma santé te remercie. Justement ! il s'agit de ce qui n'est pas possible, ou Cherea, je ne veux pas te voir. plutôt il s'agit de rendre possible ce qui ne l'est pas. CHEREA SCIPION Je suis surpris, Caïus. Mais c'est un jeu qui n'a pas de limites. C'est la récréation d'un fou. CALIGULA Ne sois pas surpris. Je n'aime pas les littérateurs et CALIGULA je ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pour Non, Scipion, c'est la vertu d'un empereur. ( 60 61 CHEREA CŒSONIA Si nous mentons, c'est souvent sans le savoir. Je Mais enfin, qu'y a-t-il de changé? S'il est vrai que plaide non coupable. tu aimais Drusilla, tu l'aimais en même temps que CALIGULA moi et que beaucoup d'autres. Cela ne suffisait pas pour que sa mort te chasse trois jours et trois nuits Le mensonge n'est jamais innocent. Et le vôtre dans la campagne et te ramène avec ce visage ennemi. donne de l'importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis vous pardonner. CALIGULA, CHEREA Qui te parle de Drusilla, folle? Et ne peux-tu Et pourtant, il faut bien plaider pour ce monde, si imaginer qu'un homme pleure pour autre chose que nous voulons y vivre. l'amour ? CALIGULA CAESONIA Ne plaide pas, la cause est entendue. Ce monde est Pardon, Caïus. Mais je cherche à comprendre. sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté. (// que vous n'êtes pas libres. Dans tout l'Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin Les hommes pleurent parce que les choses ne sont venu un empereur pour vous enseigner la liberté. Va-pas ce qu'elles devraient être. Cœsonia. Allez annoncer à Rome que sa liberté lui est enfin CŒSONIA rendue et qu'avec elle commence une grande épreuve. Je ferai ce que tu voudras. on sait que la vie n'est pas bonne. Mais si le mal est sur la terre, pourquoi vouloir y ajouter? CALIGULA Tu ne peux pas comprendre. Qu'importe? Je CŒSONIA sortirai peut-être de là. Mais je sens monter en moi Tu pleures ? des êtres sans nom. Que ferais-je contre eux? (// être désespéré, mais j'ignorais ce que ce mot voulait Oui, Cœsonia. dire. Je croyais comme tout le monde que c'était une 62 63 maladie de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre. CŒSONIA Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J'ai Mais c'est vouloir s'égaler aux dieux. Je ne connais la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux, pas de pire folie. c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la CALIGULA langue pour que tout redevienne noir et que les êtres Toi aussi, tu me crois fou. Et pourtant, qu'est-ce me répugnent. Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir qu'un dieu pour que je désire m'égaler à lui ? Ce que un homme ! je désire de toutes mes forces, aujourd'hui, est au-CŒSONIA dessus des dieux. Je prends en charge un royaume où l'impossible est roi. II faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir. Je veillerai sur ton sommeil. À ton CŒSONIA réveil, le monde pour toi recouvrera son goût. Fais servir alors ton pouvoir à mieux aimer ce qui peut Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, l'être encore. Ce qui est possible mérite aussi d'avoir qu'un beau visage devienne laid, un cœur d'homme insensible. sa chance. CALIGULA CALIGULA, Mais il y faut le sommeil, il y faut l'abandon. Cela Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et n'est pas possible. beauté, faire jaillir le rire de la souffrance. CŒSONIA CŒSONIA, C'est ce qu'on croit au bout de la fatigue. Un temps Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui vient où l'on retrouve une main ferme. est bas, le juste et l'injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas. CALIGULA Mais il faut savoir où la poser. Et que me fait une CALIGULA, main ferme, de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si Ma volonté est de le changer. Je ferai à ce siècle le je ne puis changer l'ordre des choses, si je ne puis faire don de l'égalité. Et lorsque tout sera aplani, l'impossi-que le soleil se couche à l'est, que la souffrance ble enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, décroisse et que les êtres ne meurent plus? Non, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde Cœsonia, il est indifférent de dormir ou de rester avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et éveillé, si je n'ai pas d'action sur l'ordre de ce monde. ils seront heureux. 64 65 CŒSONIA, Et toi, Cœsonia, tu m'obéiras. Tu m'aideras tou-Tu ne pourras pas nier l'amour. jours. Ce sera merveilleux. Jure de m'aider, Csesonia. CALIGULA, CŒSONIA, L'amour, Csesonia! (// qui a raison : le Trésor public ! Tu l'as bien entendu, Tu feras tout ce que je te dirai. n'est-ce pas? Tout commence avec cela. Ah! c'est maintenant que je vais vivre enfin ! Vivre, Cœsonia, CCŒSONIA, vivre, c'est le contraire d'aimer. C'est moi qui te le dis Tout, Caligula, mais arrête. et c'est moi qui t'invite à une fête sans mesure, à faut du monde, des spectateurs, des victimes et des Tu seras cruelle. coupables. CŒSONIA, // Cruelle. CALIGULA, Faites entrer les coupables. Il me faut des coupa-Froide et implacable. bles. Et ils le sont tous. veux avoir mon public ! Juges, témoins, accusés, tous Implacable. condamnés d'avance! Ah! Cœsonia, je leur montrerai ce qu'ils n'ont jamais vu, le seul homme libre de cet CALIGULA, empire ! Tu souffriras aussi. 66 CALIGULA, Venez tous. Approchez. Je vous ordonne d'approcher. (// // Plus rien, tu vois. Plus de souvenirs, tous les visages enfuis! Rien, plus rien. Et sais-tu ce qui reste. Approche encore. Regarde. Approchez. Regardez. ACTE II2 // CJESONIA, Caligula ! CALIGULA Caligula. RIDEAU PREMIER PATRICIEN Il insulte notre dignité. MUCIUS Depuis trois ans ! LE VIEUX PATRICIEN Il m'appelle petite femme ! Il me ridiculise. À mort ! MUCIUS Depuis trois ans ! PREMIER PATRICIEN Il nous fait courir tous les soirs autour de sa litière quand il va se promener dans la campagne ' DEUXIÈME PATRICIEN Et il nous dit que la course est bonne pour la santé. 70 71 MUCIUS DEUXIÈME PATRICIEN Depuis trois ans ! Un cynique. LE VIEUX PATRICIEN TROISIÈME PATRICIEN Il n'y a pas d'excuse à cela. Un comédien. TROISIÈME PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN Non, on ne peut pardonner cela. C'est un impuissant. QUATRIÈME PATRICIEN PREMIER PATRICIEN Depuis trois ans ! Patricius, il a confisqué tes biens ; Scipion, il a tué ton père; Octavius, il a enlevé ta femme et la fait cette vie insupportable dans la peur et l'impuissance, je ne peux pas hésiter. SCIPION En tuant mon père, il a choisi pour moi. CHEREA PREMIER PATRICIEN Où courez-vous ainsi ? Hésiterez-vous encore ? TROISIÈME PATRICIEN Au palais. TROISIÈME PATRICIEN Nous sommes avec toi. Il a donné au peuple nos CHEREA places de cirque et nous a poussés à nous battre avec J'ai bien compris. Mais croyez-vous qu'on vous la plèbe pour mieux nous punir ensuite. laissera entrer? LE VIEUX PATRICIEN PREMIER PATRICIEN C'est un lâche. Il ne s'agit pas de demander la permission 72 73 CHEREA TROISIÈME PATRICIEN Vous voilà bien vigoureux tout d'un coup ! Puis-je Nous le voyons comme il est, le plus insensé des au moins avoir l'autorisation de m'asseoir chez moi ? tyrans ! sons cela. Mais celui-ci n'est pas assez fou. Et ce que je déteste en lui, c'est qu'il sait ce qu'il veut. CHEREA Ce n'est pas aussi facile que vous le croyez, mes PREMIER PATRICIEN amis. La peur que vous éprouvez ne peut pas vous Il veut notre mort à tous. tenir lieu de courage et de sang-froid, Tout cela est prématuré. CHEREA Non, car cela est secondaire. Mais il met son TROISIÈME PATRICIEN pouvoir au service d'une passion plus haute et plus Si tu n'es pas avec nous, va-t'en, mais tiens ta mortelle, il nous menace dans ce que nous avons de langue. plus profond. Sans doute, ce n'est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d'un pouvoir sans CHEREA limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans Je crois pourtant que je suis avec vous. Mais ce limites, jusqu'à nier l'homme et le monde. Voilà ce n'est pas pour les mêmes raisons. qui m'effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le TROISIÈME PATRICIEN faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, Assez de bavardages ! disparaître notre raison d'exister, voilà ce qui est insupportable. CHEREAJ Oui, assez de bavardages. Je veux que les choses PREMIER PATRICIEN soient claires. Car si je suis avec vous, je ne suis pas La vengeance est une raison. pour vous. C'est pourquoi votre méthode ne me paraît pas bonne. Vous n'avez pas reconnu votre véritable CHEREA ennemi, vous lui prêtez de petits motifs. Il n'en a que Oui, et je vais la partager avec vous. Mais compre-de grands et vous courez à votre perte. Sachez d'abord nez que ce n'est pas pour prendre le parti de vos le voir comme il est, vous pourrez mieux le combattre. petites humiliations. C'est pour lutter contre une 74 75 grande idée dont la victoire signifierait la fin du appelle à son secours, allons-nous refuser de l'enten-monde. Je puis admettre que vous soyez tournés en dre? Conjurés, accepterez-vous enfin que les patri-dérision, je ne puis accepter que Caligula fasse ce qu'il ciens soient contraints chaque soir de courir autour de rêve de faire et tout ce qu'il rêve de faire. Il transforme la litière de César ? sa philosophie en cadavres et, pour notre malheur, c'est une philosophie sans objections. Il faut bien LE VIEUX PATRICIEN frapper quand on ne peut réfuter. Permettrez-vous qu'on les appelle « ma chérie » ? TROISIÈME PATRICIEN TROISIÈME PATRICIEN Alors, il faut agir. Qu'on leur enlève leur femme ? CHEREA DEUXIÈME PATRICIEN Il faut agir. Mais vous ne détruirez pas cette Et leurs enfants ? puissance injuste en l'abordant de front, alors qu'elle MUCIUS est en pleine vigueur. On peut combattre la tyrannie, il faut ruser avec la méchanceté désintéressée. Il faut Et leur argent ? la pousser dans son sens, attendre que cette logique CINQUIÈME PATRICIEN soit devenue démence. Mais encore une fois, et je n'ai parlé ici que par honnêteté, comprenez que je ne suis Non! avec vous que pour un temps. Je ne servirai ensuite PREMIER PATRICIEN aucun de vos intérêts, désireux seulement de retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent. Ce n'est Cherea, tu as bien parlé. Tu as bien fait aussi de pas l'ambition qui me fait agir, mais une peur nous calmer. Il est trop tôt pour agir : le peuple, raisonnable, la peur de ce lyrisme inhumain auprès de aujourd'hui encore, serait contre nous. Veux-tu guet-quoi ma vie n'est rien. ter avec nous le moment de conclure ? CHEREA PREMIER PATRICIEN, Je crois que j'ai compris, ou à peu près. Mais Oui, laissons continuer Caligula. Poussons-le dans l'essentiel est que tu juges comme nous que les bases cette voie, au contraire. Organisons sa folie. Un jour viendra où il sera seul devant un empire plein de de notre société sont ébranlées. Pour nous, n'est-ce morts et de parents de morts. pas, vous autres, la question est avant tout morale. La famille tremble, le respect du travail se perd, la patrie tout entière est livrée au blasphème. La vertu nous 76 CŒSONIA Vous ne vous battiez pas. CHEREA HÉLICON, Vous finirez par le faire sortir de son caractère, cet homme ! LE VIEUX PATRICIEN Mais enfin, que lui avons-nous fait ? CŒSONIA, Vous vous battiez ? HÉLICON Rien, justement. C'est inouï d'être insignifiant à ce CHEREA point. Cela finit par devenir insupportable. Mettez-Nous nous battions. vous à la place de Caligula. CŒSONIA, Et pourquoi vous battiez-vous ? LE VIEUX PATRICIEN Mais c'est faux, voyons. Que croit-il donc ? CHEREA Nous nous battions pour rien. HÉLICON Il ne croit pas, il le sait. Mais je suppose qu'au fond, CŒSONIA il le désire un peu. Allons, aidons à réparer le Alors, ce n'est pas vrai. désordre. CHEREA Qu'est-ce qui n'est pas vrai ? 78 79 CŒSONIA Le fouet, je crois. Bonjour, ma chérie. de me restaurer chez toi. Mucius, je me suis permis Allons, un peu d'application! De la méthode, d'inviter ta femme. surtout, de la méthode ! HÉLICON Un instant! Messieurs, vous savez que les finances À vrai dire, ils ne l'ont jamais eue, sinon pour de l'État ne tenaient debout que parce qu'elles en frapper ou commander. Il faudra patienter, voilà tout. avaient pris l'habitude. Depuis hier, l'habitude elle-Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour même n'y suffit plus. Je suis donc dans la désolante faire un travailleur. nécessité de procéder à des compressions de personnel. Dans un esprit de sacrifice que vous apprécierez, CALIGULA j'en suis sûr, j'ai décidé de réduire mon train de Mais j'ai bien peur qu'il en faille vingt pour faire un maison, de libérer quelques esclaves, et de vous travailleur d'un sénateur. affecter à mon service. Vous voudrez bien préparer la table et la servir. HÉLICON Tout de même, ils y arrivent. À mon avis, ils ont la HÉLICON vocation! La servitude leur conviendra. Allons, messieurs, un peu de bonne volonté. Vous C'est une étape. verrez, d'ailleurs, qu'il est plus facile de descendre l'échelle sociale que de la remonter. CALIGULA Bon. N'en demandons pas trop. Ce n'est pas si mal. Et puis, un instant de justice, c'est toujours bon à CALIGULA, prendre. À propos de justice, il faut nous dépêcher : Quel est le châtiment réservé aux esclaves pares-une exécution m'attend. Ah! Rufius a de la chance seux? que je sois si prompt à avoir faim. 81 Rufius, c'est le chevalier qui doit mourir. Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-:e parce Allons, je vois que vous devenez intelligents. (// que j'ai fait mourir ton fils? mourir. Soldats, je suis content de vous. N'est-ce pas, Mais non, Caïus, au contraire. Hélicon ? CALIGULAJ // Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton HELICON cœur ? Au contraire, n'est-ce pas, Lepidus ? Sûr ! Quelle armée ! Mais si tu veux mon avis, ils LEPIDUS., sont maintenant trop intelligents, et ils ne voudront plus se battre. S'ils progressent encore, l'empire Au contraire, César. s'écroule ! CALIGULA, CALIGULA Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi. Parfait. Nous nous reposerons. Voyons, plaçons-Rions ensemble, veux-tu? Et dis-moi quelque bonne nous au hasard. Pas de protocole. Tout de même, ce histoire. Rufius a de la chance. Et je suis sûr qu'il n'apprécie pas ce petit répit. Pourtant, quelques heures gagnées LEPIDUS, sur la mort, c'est inestimable. Caïus ! // 82 83 LEPIDUS, CALIGULA Au contraire, Caïus. Parfait. Alors, tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius. CALIGULA MUCIUS, À la bonne heure! (// personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer CALIGULA son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. Eh bien, parle-nous de ta femme. Et commence par Drôle, n'est-ce pas? Tu ne ris pas. Personne ne rit? l'envoyer à ma gauche. Ecoutez alors. le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-Eh bien ! Mucius, nous t'attendons. vous, riez. (// MUCIUS,, CALIGULA Bien sûr, mon ami, bien sûr. Mais comme c'est commun! Non, mais regarde-les, Cœsonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des // devant la peur. La peur, hein, Cœsonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des Au fait, quand je suis entré, vous complotiez, n'est-rares qui tire sa noblesse du ventre. LE VIEUX PATRICIEN Caïus, comment peux-tu ?... CHEREA CALIGULA Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permet-Aucune importance, ma jolie. Il faut bien que tras. vieillesse se passe. Aucune importance, vraiment. 84 85 Vous êtes incapables d'un acte courageux. Il me vient passion pour l'art vous conduise à échanger des seulement à l'esprit que j'ai quelques questions d'État coups. à régler. Mais, auparavant, sachons faire leur part aux désirs impétueux que nous crée la nature. CHEREA, Certes. Mais Caligula me disait qu'il n'est pas de // HÉLICON Ni d'amour sans un brin de viol. CŒSONIA, Il y a du vrai dans cette opinion. N'est-ce pas, vous autres? CŒSONIA, LE VIEUX PATRICIEN Oh ! Mucius, je reprendrais bien de cet excellent Caligula est un vigoureux psychologue. vin. DEUXIÈME PATRICIEN CŒSONIA Il devrait résumer toutes ses idées. Cela serait Eh bien! Cherea. Si tu me disais maintenant inestimable. pourquoi vous vous battiez tout à l'heure ? CHEREA CHEREA, Sans compter que cela l'occuperait. Car il est Tout est venu, chère Cœsonia, de ce que nous visible qu'il a besoin de distractions. discutions sur le point de savoir si la poésie doit être meurtrière ou non. CŒSONIA, Vous serez ravis de savoir qu'il y a pensé et qu'il CŒSONIA écrit en ce moment un grand traité. C'est fort intéressant. Cependant, cela dépasse mon entendement de femme. Mais j'admire que votre 86 87 LE VIEUX PATRICIEN, Eh bien ! cela l'occupera, comme disait Cherea CAESONIA Oui, ma jolie. Mais ce qui vous gênera, sans doute, c'est le titre de cet ouvrage. CALIGULA Mucius, je te rends ta femme. Elle te rejoindra. CHEREA Mais pardonnez-moi, quelques instructions à donner. Quel est-il? // CAESONIA « Le Glaive. » CAESONiA, Ce grand traité égalera les plus célèbres, Mucius, nous n'en doutons pas. CALIGULA MUCIUS, aussi, sont pressantes. Intendant, tu feras fermer les Et de quoi parle-t-il, Cœsonia ? greniers publics. Je viens de signer le décret. Tu le trouveras dans la chambre. CAESONIA, Oh ! cela me dépasse. L'INTENDANT Mais... CHEREA Il faut donc comprendre que cela traite du pouvoir CALIGULA meurtrier de la poésie. Demain, il y aura famine. CAESONIA L'INTENDANT Tout juste, je crois. Mais le peuple va gronder. 88 CALIGULA, monde est coupable. D'où il ressort que tout le monde Je dis qu'il y aura famine demain. Tout le monde meurt. C'est une question de temps et de patience. » connaît la famine, c'est un fléau. Demain, il y aura CALIGULA, fléau... et j'arrêterai le fléau quand il me plaira. (// c'est normal. reste! Et Lepidus et Octavius! Mereia aussi. Je Souffrir par vanité et par imagination! Voir sa voudrais discuter avec vous de l'organisation de ma femme... maison publique. Elle me donne de gros soucis. Mangeons, messieurs. Savez-vous que nous travail-lons ferme avec Hélicon? Nous mettons au point un petit traité de l'exécution dont vous nous donnerez des nouvelles. CHEREA HÉLICON À tes ordres, Caïus. Qu'est-ce qui ne va pas? Le À supposer qu'on vous demande votre avis. personnel est-il mauvais ? CALIGULA CALIGULA Soyons généreux, Hélicon! Découvrons-leur nos Non, mais les recettes ne sont pas bonnes. petits secrets. Allez, section III, paragraphe premier. MEREIA HÉLICON Il faut augmenter les tarifs. « L'exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme CALIGULA dans ses intentions. On meurt parce qu'on est coupa-Mereia, tu viens de perdre une occasion de te taire. ble. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula. Étant donné ton âge, ces questions ne t'intéressent pas Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le et je ne te demande pas ton avis. 90 91 MEREIA CHEREA Alors, pourquoi m'as-tu fait rester ? C'est lumineux. CALIGULA CŒSONIA Parce que, tout à l'heure, j'aurai besoin d'un avis Je le crois. J'oubliais de dire que la récompense est sans passion. décernée chaque mois, après vérification des bons d'entrée ; le citoyen qui n'a pas obtenu de décoration au bout de douze mois est exilé ou exécuté. CHEREA TROISIÈME PATRICIEN Si je puis, Caïus, en parler avec passion, je dirai Pourquoi « ou exécuté » ? qu'il ne faut pas toucher aux tarifs. Cœsonia CALIGULA Parce que Caligula dit que cela n'a aucune impor-Naturellement, voyons. Mais il faut nous rattraper tance. L'essentiel est qu'il puisse choisir. sur le chiffre d'affaires. Et j'ai déjà expliqué mon plan à Cœsonia qui va vous l'exposer. Moi, j'ai trop bu de CHEREA vin et je commence à avoir sommeil. Bravo. Le Trésor public est aujourd'hui renfloué. HÉLICON Et toujours de façon très morale, remarquez-le CŒSONIA bien. Il vaut mieux, après tout, taxer le vice que C'est fort simple. Caligula crée une nouvelle déco-rançonner la vertu comme on le fait dans les sociétés ration. républicaines. CHEREA CŒSONIA CALIGULA, Il y est, pourtant. Cette distinction constituera Que bois-tu, Mereia ? l'ordre du Héros civique. Elle récompensera ceux des citoyens qui auront le plus fréquenté la maison MEREIA publique de Caligula. C'est pour mon asthme, Caïus. 92 CALIGULA, Oui..., je veux dire... non. Non, c'est un contrepoison. CALIGULA MEREIA Et dès l'instant où tu crois que j'ai pris la décision Mais non, Caïus, Tu veux rire. J'étouffe dans la de t'empoisonner, tu fais ce qu'il faut pour t'opposer à nuit et je me soigne depuis fort longtemps déjà. cette volonté. CALIGULA MEREIA Mon asthme... Cela fait deux crimes, et une alternative dont tu ne CALIGULA sortiras pas : ou bien je ne voulais pas te faire mourir Non. Appelons les choses par leur nom : tu crains et tu me suspectes injustement, moi, ton empereur. que je ne t'empoisonne. Tu me soupçonnes. Tu Ou bien je le voulais, et toi, insecte, tu t'opposes à mes projets. MEREIA MEREIA Mais non, par tous les dieux ! Elle est.., elle est rigoureuse, Caïus. Mais elle ne CALIGULA s'applique pas au cas. Tu me suspectes. En quelque sorte, tu te défies de CALIGULA moi. Et, troisième crime, tu me prends pour un imbécile. MEREIA Écoute-moi bien. De ces trois crimes, un seul est Caïus ! honorable pour toi, le second — parce que dès l'instant où tu me prêtes une décision et la contrecar-CALIGULA, res, cela implique une révolte chez toi. Tu es un Réponds-moi. contrepoison, tu me prêtes par conséquent l'intention quoi tu seras condamné pour ton second crime et non 94 95 pour les autres. Tu vas mourir virilement, pour t'être révolté. Ne me remercie pas. C'est tout naturel. Tiens. (// LEPIDUS, Que faut-il faire? CŒSONIA, Allons, allons. D'abord, retirer le corps, je crois. Il est trop laid ! Il faut être deux cents. CŒSONIA, Non, Caligula. C'est un remède contre l'asthme. CALIGULA, CŒSONIA Cela ne fait rien. Cela revient au même. Un peu Viens ici. plus tôt, un peu plus tard... // Que veux-tu ? 96 97 CŒSONIA CŒSONIA Approche. Tu as raison, je ne te trahirai pas. Mais je veux te dire quelque chose — ou plutôt, je voudrais parler à LE JEUNE SCIPION Il a tué ton père ? Ce que j'ai de meilleur en moi, c'est ma haine. LE JEUNE SCIPION CŒSONIA Oui. Écoute-moi seulement. C'est une parole à la fois difficile et évidente que je veux te dire. Mais c'est une CŒSONIA parole qui, si elle était vraiment écoutée, accomplirait la seule révolution définitive de ce monde. Tu le hais? LE JEUNE SCIPION LE JEUNE SCIPION Alors, dis-la. Oui. Cœsonia CŒSONIA Pas encore. Pense d'abord au visage révulsé de ton Tu veux le tuer? père à qui on arrachait la langue. Pense à cette bouche pleine de sang et à ce cri de bête torturée. LE JEUNE SCIPION Oui. LE JEUNE SCIPION Oui. CŒSONIA, Alors, pourquoi me le dis-tu ? CŒSONIA Pense maintenant à Caligula. LE JEUNE SCIPION Parce que je ne crains personne. Le tuer ou être tué, LE JEUNE SCIPION, c'est deux façons d'en finir. D'ailleurs, tu ne me trahiras pas. Oui. 98 99 CŒSONIA Écoute maintenant : essaie de le comprendre. CALIGULA Ah ! c'est toi. // HÉLICON Il y a longtemps que je ne t'ai vu. ce que tu peux me montrer tes dernières pièces ? LE JEUNE SCIPION LE JEUNE SCIPION, Hélicon ! Aide-moi. C'est dangereux, ma colombe. Et je n'entends rien J'ai écrit des poèmes, César. à la poésie. CALIGULA LE JEUNE SCIPION Sur quoi ? Tu pourrais m'aider. Tu sais beaucoup de choses. LE JEUNE SCIPION HÉLICON Je ne sais pas, César. Sur la nature, je crois. Je sais que les jours passent et qu'il faut se hâter de manger. Je sais aussi que tu pourrais tuer Caligula... CALIGULA, et qu'il ne le verrait pas d'un mauvais œil. Beau sujet. Et vaste. Qu'est-ce qu'elle t'a fait, la nature ? LE JEUNE SCIPION, Elle me console de n'être pas César. 100 101 CALIGULA LE JEUNE SCIPION Ah! et crois-tu qu'elle pourrait me consoler de Non. l'être? CALIGULA LE JEUNE SCIPION, Dis-moi du moins ce qu'il contient. Ma foi, elle a guéri des blessures plus graves. CALiGULAj LE JEUNE SCIPION, Blessure? Tu dis cela avec méchanceté. Est-ce J'y parlais... parce que j'ai tué ton père? Si tu savais pourtant comme le mot est juste. Blessure ! ( n'y a que la haine pour rendre les gens intelligents. Eh bien? LE JEUNE SCIPION, LE JEUNE SCIPION J'ai répondu à ta question sur la nature. Non, je ne sais pas... CALIGULA Essaie... CALIGULA LE JEUNE SCIPION Récite-moi ton poème. J'y parlais d'un certain accord de la terre... LE JEUNE SCIPION CALIGULA,, Je t'en prie, César, non. CALIGULA ... de la terre et du pied. Pourquoi ? LE JEUNE SCIPION, LE JEUNE SCIPION Je ne l'ai pas sur moi. Oui, c'est à peu près cela... CALIGULA CALIGULA Ne t'en souviens-tu pas ? Continue. 102 103 LE JEUNE SCIPION LE JEUNE SCIPION ... et aussi de la ligne des collines romaines et de cet Oui, oui. C'est tout cela! Mais comment l'as-tu apaisement fugitif et bouleversant qu'y ramène le appris ? soir... CALIGULA, CALIGULA ... Du cri des martinets dans le ciel vert. Je ne sais pas. Peut-être parce que nous aimons les mêmes vérités. LE JEUNE SCIPION, LE JEUNE SCIPION, Oh! qu'importe, puisque tout prend en moi le CALIGULA visage de l'amour ! Eh bien ? CALIGULA, LE JEUNE SCIPION C'est la vertu des grands cœurs, Scipion. Si, du Et de cette minute subtile où le ciel encore plein moins, je pouvais connaître ta transparence ! Mais je d'or brusquement bascule et nous montre en un sais trop la force de ma passion pour la vie, elle ne se instant son autre face, gorgée d'étoiles luisantes. satisfera pas de la nature. Tu ne peux pas comprendre cela. Tu es d'un autre monde. Tu es pur dans le bien, CALIGULA comme je suis pur dans le mal. De cette odeur de fumée, d'arbres et d'eaux qui monte alors de la terre vers la nuit. LE JEUNE SCIPION Je peux comprendre. LE JEUNE SCIPION, ... Le cri des cigales et la retombée des chaleurs, les CALIGULA chiens, les roulements des derniers chars, les voix des Non. Ce quelque chose en moi, ce lac de silence, ces fermiers... herbes pourries. CALIGULA ... Et les chemins noyés d'ombre dans les lentisques LE JEUNE SCIPION, et les oliviers... Oui. 104 105 CALIGULA CALIGULA, La solitude! Tu la connais, toi, la solitude? Celle passé nous accompagne ! Les êtres qu'on a tués sont avec nous. Et pour ceux-là, ce serait encore facile. LE JEUNE SCIPION Mais ceux qu'on a aimés, ceux qu'on n'a pas aimés et Oh ! le monstre, l'infect monstre. Tu as encore joué. qui vous ont aimé, les regrets, le désir, l'amertume et Tu viens de jouer, hein ? Et tu es content de toi ? la douceur, les putains et la clique des dieux. (// lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est Il y a du vrai dans ce que tu dis. J'ai joué. la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d'un arbre ! de bruits et de clameurs perdues. Et près des femmes Oh! comme tant de mal et de haine doivent te que je caresse, quand la nuit se referme sur nous et torturer ! que je crois, éloigné de ma chair enfin contentée, saisir un peu de moi entre la vie et la mort, ma solitude CALIGULA, entière s'emplit de l'aigre odeur du plaisir aux aissel-Tais-toi, maintenant. les de la femme qui sombre encore à mes côtés. LE JEUNE SCIPION // Tais-toi. LE JEUNE SCIPION Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela LE JEUNE SCIPION les aide à continuer. C'est vers elle qu'ils se retournent Et quelle immonde solitude doit être la tienne ! quand ils se sentent trop usés. 106 CALIGULA C'est vrai, Scipion. LE JEUNE SCIPION N'y a-t-il donc rien dans la tienne qui soit semblable, l'approche des larmes, un refuge silencieux ? CALIGULA Si, pourtant. LE JEUNE SCIPION Et quoi donc ? A C T E I I I 3 CALIGULA, Le mépris. RIDEAU HÉLICON, Approchez! Approchez! 110 111 CAESONIA CŒSONIA Approchez, Messieurs! Adorez et donnez votre L'adoration commence. Prosternez-vous sacrée à Caligula-Vénus : « Déesse des douleurs et de la danse... » HÉLICON LES PATRICIENS L'Olympe et ses coulisses, ses intrigues, ses pantou- « Déesse des douleurs et de la danse... » fles et ses larmes. Approchez' Approchez! Toute la vérité sur vos dieux ' CŒSONIA « Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l'écume... » CŒSONIA LES PATRICIENS Adorez et donnez votre obole. Approchez, Mes- « Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sieurs. La représentation va commencer. sel et l'écume... » CŒSONIA « Toi qui es comme un rire et un regret... » HÉLICON Une reconstitution impressionnante de vérité, une LES PATRICIENS réalisation sans précédent. Les décors majestueux de « Toi qui es comme un rire et un regret... » la puissance divine ramenés sur terre, une attraction sensationnelle et démesurée, la foudre «... une rancœur et un élan... » LES PATRICIENS // «... une rancœur et un élan... » CŒSONIA CALIGULA, « Enseigne-nous l'indifférence qui fait renaître les Aujourd'hui, je suis Vénus. amours... » 112 113 LES PATRICIENS LES PATRICIENS « Enseigne-nous l'indifférence qui fait renaître les «... tes mains pleines de fleurs et de meurtres. » amours... » CŒSONIA CŒSONIA « Accueille tes enfants égarés. Reçois-les dans « Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de l'asile dénudé de ton amour indiffèrent et douloureux. n'en point avoir... » Donne-nous tes passions sans objet, tes douleurs privées de raison et tes joies sans avenir... » LES PATRICIENS « Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de LES PATRICIENS n'en point avoir... » « ... et tes joies sans avenir... » CŒSONIA CŒSONIA, « Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de « Toi, si vide et si brûlante, inhumaine, mais si cette vérité sans égale... » terrestre, enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-nous pour toujours dans ton cœur noir et LES PATRICIENS salé. » « Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de cette vérité sans égale... » LES PATRICIENS « Enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-CŒSONIA nous pour toujours dans ton cœur noir et salé. » Pause ! Pause î CALIGULA CŒSONIA, Accordé, mes enfants, vos vœux seront exaucés. // Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Hep! Hep! Viens ici, mon garçon. Adorer, c'est bien, mais enrichir, c'est mieux. Merci. Cela va bien. SCIPION Si les dieux n'avaient pas d'autres richesses que Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre. l'amour des mortels, ils seraient aussi pauvres que le pauvre Caligula. Et maintenant, messieurs, vous allez HÉLICON pouvoir partir et répandre dans la ville l'étonnant Ce jeune homme adore les grands mots. miracle auquel il vous a été donné d'assister : vous avez vu Vénus, ce qui s'appelle voir, avec vos yeux de // chair, et Vénus vous a parlé. Allez, messieurs. CŒSONIA, Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, Une seconde! En sortant, prenez le couloir de dans Rome, des gens qui meurent pour des discours gauche. Dans celui de droite, j'ai posté des gardes beaucoup moins éloquents. pour vous assassiner. SCIPION Cœsonia Eh bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale ! CALIGULA, Tu crois donc aux dieux, Scipion? SCIPION HÉLICON Non. Scipion, on a encore fait l'anarchiste ! CALIGULA SCIPION, Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si Tu as blasphémé, Caïus. prompt à dépister les blasphèmes ? 116 SCIPION SCIPION Je puis nier une chose sans me croire obligé de la Il suffit de se faire tyran. salir ou de retirer aux autres le droit d'y croire. CALIGULA CALIGULA Qu'est-ce qu'un tyran ? Mais c'est de la modestie, cela, de la vraie modestie! Oh! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et SCIPION envieux, tu sais... Car c'est le seul sentiment que je Une âme aveugle. n'éprouverai peut-être jamais. CALIGULA SCIPION Cela n'est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un Ce n'est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son eux-mêmes. ambition. Moi, je n'ai pas d'idées et je n'ai plus rien à briguer en fait d'honneurs et de pouvoir. Si j'exerce ce CALIGULA pouvoir c'est par compensation. Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu'on peut me reprocher SCIPION aujourd'hui, c'est d'avoir fait encore un petit progrès À quoi ? sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a CALIGULA quelque chose d'agaçant. J'ai supprimé cela. J'ai À la bêtise et à la haine des dieux. prouvé à ces dieux illusoires qu'un homme, s'il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier SCIPION ridicule. La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n'est pas une solution. Et je ne connais qu'une façon SCIPION , de balancer l'hostilité du monde. C'est cela le blasphème, Caïus. CALIGULA CALIGULA Quelle est-elle ? Non, Scipion, c'est de la clairvoyance. J'ai simplement compris qu'il, n'y a qu'une façon de s'égaler aux SCIPION dieux : il suffit d'être aussi cruel qu'eux. La pauvreté. 118 119 CALIGULA, SCIPION Il faudra que j'essaie de celle-là aussi. Qu'importe si cela nous coûte aussi cher que si tu l'étais. SCIPION CALIGULA, En attendant, beaucoup d'hommes meurent autour de toi. Si tu savais compter, tu saurais que la moindre guerre entreprise par un tyran raisonnable vous CALIGULA coûterait mille fois plus cher que les caprices de ma Si peu, Scipion, vraiment. Sais-tu combien de fantaisie. guerres j'ai refusées? SCIPION SCIPION Mais, du moins, ce serait raisonnable et l'essentiel Non. est de comprendre. CALIGULA CALIGULA Trois. Et sais-tu pourquoi je les ai refusées ? On ne comprend pas le destin et c'est pourquoi je me suis fait destin. J'ai pris le visage bête et incompré- SCIPION hensible des dieux. C'est cela que tes compagnons de Parce que tu fais fi de la grandeur de Rome. tout à l'heure ont appris à adorer. CALIGULA SCIPION Non, parce que je respecte la vie humaine. Et c'est cela le blasphème, Caïus. SCIPION CALIGULA Tu te moques de moi, Caïus. Non, Scipion, c'est de l'art dramatique ! L'erreur de tous ces hommes, c'est de ne pas croire assez au CALIGULA théâtre. Ils sauraient sans cela qu'il est permis à tout Ou, du moins, je la respecte plus que je ne respecte homme de jouer les tragédies célestes et de devenir un idéal de conquête. Mais il est vrai que je ne la dieu. Il suffit de se durcir le cœur. respecte pas plus que je ne respecte ma propre vie. Et s'il m'est facile de tuer, c'est qu'il ne m'est pas difficile SCIPION de mourir. Non, plus j'y réfléchis et plus je me Peut-être, en effet, Caïus. Mais si cela est vrai, je persuade que je ne suis pas un tyran. crois qu'alors tu as fait le nécessaire pour qu'un jour, 120 121 autour de toi, des légions de dieux humains se lèvent, CALIGULA implacables à leur tour, et noient dans le sang ta Ton travail avance ? divinité d'un moment. HÉLICON CŒSONIA Quel travail? Scipion ! CALIGULA CALIGULA, Eh bien!... la lune! Laisse, Cœsonia. Tu ne crois pas si bien dire, Scipion : j'ai fait le nécessaire. J'imagine difficilement HELICON le jour dont tu parles. Mais j'en rêve quelquefois. Et Ça progresse C'est une question de patience. Mais sur tous les visages qui s'avancent alors du fond de la je voudrais te parler. nuit amère, dans leurs traits tordus par la haine et l'angoisse, je reconnais, en effet, avec ravissement, le CALIGULA seul dieu que j'aie adoré en ce monde : misérable et J'aurais peut-être de la patience, mais je n'ai pas lâche comme le cœur humain. va-t'en. Tu en as beaucoup trop dit. presse. Je te l'ai dit, je ferai pour le mieux. Mais aupara-Tous sortent, sauf Hélicon, qui tourne en rond vant, j'ai des choses graves à t'apprendre. Remarque que je l'ai déjà eue. HÉLICON Qui? CALIGULA CALIGULA La lune. Hélicon ! HÉLICON HÉLICON Oui, naturellement. Mais sais-tu que l'on complote Qu'y a-t-il? contre ta vie ? 122 123 HÉLICON CALIGULA Veux-tu m'écouter et connaître ce qui te menace? Je l'ai eue tout à fait même. Deux ou trois fois seulement, il est vrai. Mais tout de même, je l'ai eue. CALIGULA, HÉLICON Je veux seulement la lune, Hélicon. Je sais d'avance Voilà bien longtemps que j'essaie de te parler. ce qui me tuera. Je n'ai pas encore épuisé tout ce qui peut me faire vivre. C'est pourquoi je veux la lune. Et CALIGULA tu ne reparaîtras pas ici avant de me l'avoir procurée. C'était l'été dernier. Depuis le temps que je la regardais et que je la caressais sur les colonnes du HÉLICON jardin, elle avait fini par comprendre. Alors, je ferai mon devoir et je dirai ce que j'ai à dire. Un complot s'est formé contre toi. Cherea en est HÉLICON le chef. J'ai surpris cette tablette qui peut t'apprendre Cessons ce jeu, Caïus. Si tu ne veux pas m'écouter, l'essentiel. Je la dépose ici. mon rôle est de parler quand même. Tant pis si tu n'entends pas. CALIGULA, CALIGULA Ce vernis ne vaut rien. Mais pour en revenir à la Où vas-tu, Hélicon ? lune, c'était pendant une belle nuit d'août. façons. J'étais déjà couché. Elle était d'abord toute Te chercher la lune. sanglante, au-dessus de l'horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle deve-nait claire. Elle est devenue comme un lac d'eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d'étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu'à mon lit, s'y est coulée et m'a inondé de ses sourires et de son éclat. — LE VIEUX PATRICIEN, Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l'ai eue. Tu permets, Caïus ? 124 GALIGULA, LE VIEUX PATRICIEN Eh bien ! entre. vient revoir Vénus ! CALIGULA, LE VIEUX PATRICIEN Sais-tu pourquoi je ne puis pas te croire? Non, ce n'est pas cela. Chut ! Oh ! pardon, Caïus... je veux dire... Tu sais que je t'aime beaucoup... et puis LE VIEUX PATRICIEN, je ne demande qu'à finir mes vieux jours dans la tranquillité... Par tous les dieux, Caïus... CALIGULA CALIGULA, Pressons! Pressons! LE VIEUX PATRICIEN Ne jure pas, surtout, ne jure pas. Écoute plutôt. Si ce que tu dis était vrai, il me faudrait supposer que tu Oui, bon. Enfin... tout. CALIGULA LE VIEUX PATRICIEN, Non, ce n'est pas grave. C'est-à-dire, Caïus, que mon amour pour toi... LE VIEUX PATRICIEN CALIGULA, Mais quoi donc, Caïus ? Et je ne puis pas supposer cela. J'ai tant détesté la CALIGULA lâcheté que je ne pourrais jamais me retenir de faire Mais de quoi parlons-nous, mon amour? mourir un traître. Je sais bien ce que tu vaux, moi. Et, assurément, tu ne voudras ni trahir ni mourir. LE VIEUX PATRICIEN, LE VIEUX PATRICIEN C'est-à-dire... (// complot contre toi... CALIGULA CALIGULA Tu vois bien, c'est ce que je disais, ce n'est pas Tu vois donc que j'avais raison de ne pas te croire. grave du tout. Tu n'es pas un lâche, n'est-ce pas ? 126 Acte III, Scène V 127 Oh! non... LE VIEUX PATRICIEN S C È N E V CALIGULA Ni un traître ? Caligula contemple un moment la tablette de sa place. Il la saisit et la lit. Il respire fortement et appelle un garde. LE VIEUX PATRICIEN CALIGULA Cela va sans dire, Caïus. Amène Cherea. CALIGULA Et, par conséquent, il n'y a pas de complot, dis-moi, ce n'était qu'une plaisanterie ? Un moment. LE VIEUX PATRICIEN, décomposé. Avec des égards. Une plaisanterie, une simple plaisanterie... CALIGULA Tu avais décidé d'être logique, idiot. Il s'agit LE VIEUX PATRICIEN seulement de savoir jusqu'où cela ira. l'on t'apportait la lune, tout serait changé, n'est-ce pas ? Ce qui est impossible deviendrait possible et du CALIGULA, respirant fortement, puis lentement. même coup, en une fois, tout serait transfiguré. Alors, disparais, ma jolie. Un homme d'honneur est Pourquoi pas, Caligula ? Qui peut le savoir ? (// Même si l'on m'apportait la lune, je ne pourrais pas revenir en arrière. Même si les morts frémissaient à nouveau sous la caresse du soleil, les meurtres ne rentreraient pas sous terre pour autant. logique. Le pouvoir jusqu'au bout, l'abandon jus-Absolument sûr, Cherea. qu'au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu'à la consommation ! Mais, excuse-moi. Je suis distrait et te reçois bien mal. Prends ce siège et devisons en amis. J'ai besoin de parler un peu à quelqu'un d'intelligent. Cherea, crois-tu que deux hommes dont l'âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur CHEREA vie, se parler de tout leur cœur — comme s'ils étaient Tu m'as demandé, Caïus ? nus l'un devant l'autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent? CALIGULA, CHEREA Oui, Cherea. Gardes ! Des flambeaux ! Je pense que cela est possible, Caïus Mais je crois que tu en es incapable. CHEREA CALIGULA Tu as quelque chose de particulier à me dire ? Tu as raison. Je voulais seulement savoir si tu pensais comme moi. Couvrons-nous donc de mas-CALIGULA ques. Utilisons nos mensonges. Parlons comme on se Non, Cherea. bat, couverts jusqu'à la garde. Cherea, pourquoi ne m'aimes-tu pas ? CHEREA CHEREA, Parce qu'il n'y a rien d'aimable en toi, Caïus. Parce Tu es sûr que ma présence est nécessaire ? que ces choses ne se commandent pas. Et aussi, parce 130 131 que je te comprends trop bien et qu'on ne peut aimer CHEREA celui de ses visages qu'on essaie de masquer en soi. Je n'ai rien de plus à dire. Je ne veux pas entrer CALIGULA dans ta logique. J'ai une autre idée de mes devoirs d'homme. Je sais que la plupart de tes sujets pensent Pourquoi me haïr? comme moi. Tu es gênant pour tous. Il est naturel que CHEREA tu disparaisses. Ici, tu te trompes, Caïus. Je ne te hais pas. Je te juge CALIGULA nuisible et cruel, égoïste et vaniteux. Mais je ne puis Tout cela est très clair et très légitime. Pour la pas te haïr puisque je ne te crois pas heureux. Et je ne plupart des hommes, ce serait même évident. Pas puis pas te mépriser puisque je sais que tu n'es pas pour toi, cependant. Tu es intelligent et l'intelligence lâche. se paie cher ou se nie. Moi, je paie. Mais toi, pourquoi CALIGULA ne pas la nier et ne pas vouloir payer ? Alors, pourquoi veux-tu me tuer? CHEREA Parce que j'ai envie de vivre et d'être heureux. Je CHEREA crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en poussant Je te l'ai dit : je te juge nuisible. J'ai le goût et le l'absurde dans toutes ses conséquences. Je suis besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme tout le monde. Pour m'en sentir libéré, je comme moi. Ils sont incapables de vivre dans un souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je univers où la pensée la plus bizarre peut en une convoite des femmes que les lois de la famille ou de seconde entrer dans la réalité — où, la plupart du l'amitié m'interdisent de convoiter. Pour être logique, temps, elle y entre, comme un couteau dans un cœur. je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces Moi non plus, je ne veux pas vivre dans un tel univers. idées vagues n'ont pas d'importance. Si tout le monde Je préfère me tenir bien en main. se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c'est cela qui m'im-CALIGULA porte. La sécurité et la logique ne vont pas ensemble. CALIGULA CHEREA Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Il est vrai. Cela n'est pas logique, mais cela est sain. CHEREA CALIGULA Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que Continue. d'autres. 132 133 CALIGULA CHEREA Je crois que toutes sont équivalentes. J'avais tort, Caïus, je le reconnais et je te remercie. J'attends maintenant ta sentence. CHEREA Je le sais, Caïus, et c'est pourquoi je ne te hais pas. CALIGULA, Mais tu es gênant et il faut que tu disparaisses. Ma sentence ? Ah ! tu veux dire... CALIGULA C'est très juste. Mais pourquoi me l'annoncer et CHEREA risquer ta vie ? Je savais qu'elle était en ta possession. CHEREA C A L I G U L A , Parce que d'autres me remplaceront et parce que je Oui, Cherea, et ta franchise elle-même était simu-n'aime pas mentir. lée. Les deux hommes ne se sont pas parlé de tout leur cœur. Cela ne fait rien pourtant. Maintenant, nous allons cesser le jeu de la sincérité et recommencer à CALIGULA vivre comme par le passé. Il faut encore que tu essaies de comprendre ce que je vais te dire, que tu subisses Cherea! mes offenses et mon humeur. Écoute, Cherea. Cette CHEREA tablette est la seule preuve. Oui, Caïus. CHEREA CALIGULA Je m'en vais, Caïus. Je suis lassé de tout ce jeu Crois-tu que deux hommes dont l'âme et la fierté grimaçant. Je le connais trop et ne veux plus le voir. sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, C A L I G U L A , CHEREA Reste encore. C'est la preuve, n'est-ce pas ? Je crois que c'est ce que nous venons de faire. CHEREA CALIGULA Je ne crois pas que tu aies besoin de preuves pour Oui, Cherea. Tu m'en croyais incapable, pourtant. faire mourir un homme. 134 135 CALIGULA punir. Et ton empereur n'a besoin que d'une flamme Il est vrai. Mais, pour une fois, je veux me pour t'absoudre et t'encourager. Continue, Cherea, contredire. Cela ne gêne personne. Et c'est si bon de poursuis jusqu'au bout le magnifique raisonnement se contredire de temps en temps. Cela repose. J'ai que tu m'as tenu. Ton empereur attend son repos. besoin de repos, Cherea. C'est sa manière à lui de vivre et d'être heureux. Bien sûr, Cherea. Tu es un homme sain, toi. Tu ne désires rien d'extraordinaire! RIDEAU CHEREA Je crois qu'il vaut mieux que nous en restions là. CALIGULA Pas encore. Un peu de patience, veux-tu ? J'ai là cette preuve, regarde. Je veux considérer que je ne peux vous faire mourir sans elle. C'est mon idée et c'est mon repos. Eh bien ! vois ce que deviennent les preuves dans la main d'un empereur. // Tu vois, conspirateur! Elle fond, et à mesure que cette preuve disparaît, c'est un matin d'innocence qui se lève sur ton visage. L'admirable front pur que tu as, Cherea. Que c'est beau, un innocent, que c'est beau ! Admire ma puissance. Les dieux eux-mêmes ne peuvent pas rendre l'innocence sans auparavant ACTE IV SCIPION., L' Que me veux-tu ? CHEREA Le temps presse. Nous devons être fermes sur ce que nous allons faire. SCIPION Qui te dit que je ne suis pas ferme ? CHEREA Tu n'es pas venu à notre réunion d'hier* SCIPION, C'est vrai, Cherea. 140 141 CHEREA SCIPION Scipion, je suis plus âgé que toi et je n'ai pas C'est vrai, Cherea. Mais quelque chose en moi lui coutume de demander du secours. Mais il est vrai que ressemble pourtant. La même flamme nous brûle le j'ai besoin de toi. Ce meurtre demande des répon-cœur. dants qui soient respectables. Au milieu de ces vanités CHEREA blessées et de ces ignobles peurs, il n'y a que toi et moi dont les raisons soient pures. Je sais que si tu nous Il est des heures où il faut choisir. Moi, j'ai fait taire abandonnes, tu ne trahiras rien. Mais cela est indiffè- en moi ce qui pouvait lui ressembler. rent. Ce que je désire, c'est que tu restes avec nous SCIPION Je ne puis pas choisir puisqu'en plus de ce que je SCIPION souffre, je souffre aussi de ce qu'il souffre. Mon Je te comprends. Mais je te jure que je ne le puis malheur est de tout comprendre. pas. CHEREA CHEREA Alors tu choisis de lui donner raison. Es-tu donc avec lui ? SCIPION, SCIPION Oh ! je t'en prie, Cherea, personne, plus personne Non. Mais je ne puis être contre lui. avec lui. CHEREA, CHEREA Il a pourtant tué ton père ! Sais-tu que je le hais plus encore pour ce qu'il a fait de toi ? SCIPION SCIPION Oui, c'est là que tout commence. Mais c'est là aussi Oui, il m'a appris à tout exiger. que tout finit. CHEREA CHEREA Non, Scipion, il t'a désespéré. Et désespérer une Il nie ce que tu avoues. Il bafoue ce que tu vénères. jeune âme est un crime qui passe tous ceux qu'il a 142 143 commis jusqu'ici. Je te jure que cela suffirait pour que je le tue avec emportement. // PREMIER PATRICIEN, Je te cherchais, Cherea. Caligula organise ici une petite réunion amicale. Il faut que tu l'attendes. (// pigeon. Tu peux partir. LE GARDE SCIPION, Assieds-toi là. // Cherea! PREMIER PATRICIEN CHEREA, S'il s'agit de nous faire mourir, comme les autres, il Oui, Scipion. n'y a pas besoin de tant d'histoires. LE GARDE SCIPION Essaie de comprendre. Assieds-toi là, vieux mulet. LE VIEUX PATRICIEN CHEREA, Asseyons-nous. Cet homme ne sait rien. C'est Non, Scipion. visible. LE GARDE Oui, ma jolie, c'est visible. // 144 145 PREMIER PATRICIEN ne te ferait rien de ne pas claquer des dents ainsi? J'ai Il fallait agir vite, je le savais. Maintenant, c'est la ce bruit en horreur. torture qui nous attend. LE VIEUX PATRICIEN C'est que... PREMIER PATRICIEN Assez d'histoires. C'est notre vie que nous jouons. CHEREA, CHEREA, De quoi s'agit-il ? Connaissez-vous le mot favori de Caligula ? PREMIER PATRICIEN ET LE VIEUX PATRICIEN, LE VIEUX PATRICIEN, Oui. Il le dit au bourreau : « Tue-le lentement pour La conjuration est découverte. qu'il se sente mourir. » CHEREA CHEREA Ensuite ? Non, c'est mieux. Après une exécution, il bâille et dit avec sérieux : « Ce que j'admire le plus, c'est mon LE VIEUX PATRICIEN, insensibilité. » C'est la torture. PREMIER PATRICIEN CHEREA, Vous entendez? Je me souviens que Caligula a donné quatre-vingt-Bruit d'armes. un mille sesterces à un esclave voleur que la torture CHEREA n'avait pas fait avouer. Ce mot-là révèle un faible PREMIER PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN Nous voilà bien avancés. Cela ne te ferait rien de ne pas faire de philosophie ? CHEREA Je l'ai en horreur. Non, mais c'est une preuve qu'il aime le courage. Et 146 147 CHEREA, indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L'insécurité, voilà ce qui fait penser. Et c'est pourquoi tant de haines le poursuivent. LE VIEUX PATRICIEN, Cœsonia Regarde. Caligula m'a chargée de vous dire qu'il vous faisait CHEREA, appeler jusqu'ici pour les affaires de l'État, mais qu'aujourd'hui, il vous avait invités à communier Tu avais peut-être raison. avec lui dans une émotion artistique. n'aurait pas communié aurait la tête tranchée. Il fallait faire vite. Nous avons trop attendu. CHEREA Je m'excuse d'insister. Mais je dois vous demander Oui. C'est une leçon qui vient un peu tard. si vous avez trouvé que cette danse était belle. LE VIEUX PATRICIEN PREMIER PATRICIEN, Mais c'est insensé. Je ne veux pas mourir. Elle était belle, Cœsonia. // Oh ! oui, Cœsonia. 148 149 nobles, mais l'usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d'amour, qui allez pourtant mourir dans l'effroi sans même savoir que vous avez menti toute votre vie, vous vous mêleriez de juger celui qui a souffert sans HÉLICON compter, et qui saigne tous les jours de mille nouvelles Dis-moi, Cherea, était-ce vraiment du grand art? blessures? Vous me frapperez avant, sois-en sûr! Méprise l'esclave, Cherea ! Il est au-dessus de ta vertu CHEREA puisqu'il peut encore aimer ce maître misérable qu'il Dans un sens, oui. défendra contre vos nobles mensonges, vos bouches parjures... HELICON Je comprends. Tu es très fort, Cherea. Faux comme CHEREA un honnête homme. Mais fort, vraiment. Moi, je ne Cher Hélicon, tu te laisses aller à l'éloquence. suis pas fort. Et pourtant, je ne vous laisserai pas Franchement, tu avais le goût meilleur, autrefois. toucher à Caïus, même si c'est là ce que lui-même désire. HÉLICON CHEREA Désolé, vraiment. Voilà ce que c'est que de trop Je n'entends rien à ce discours. Mais je te félicite vous fréquenter. Les vieux époux ont le même nombre pour ton dévouement. J'aime les bons domestiques. de poils dans les oreilles tant ils finissent par se ressembler. Mais je me reprends, ne crains rien, je me HÉLICON reprends. Simplement ceci... Regarde, tu vois ce Te voilà bien fier, hein ? Oui, je sers un fou. Mais visage ? Bon. Regarde-le bien. Parfait. Maintenant, tu toi, qui sers-tu? La vertu? Je vais te dire ce que j'en as vu ton ennemi. pense. Je suis né esclave. Alors, l'air de la vertu, honnête homme, je l'ai d'abord dansé sous le fouet. Caïus, lui, ne m'a pas fait de discours. Il m'a affranchi et pris dans son palais. C'est ainsi que j'ai pu vous regarder, vous les vertueux. Et j'ai vu que vous aviez sale mine et pauvre odeur, l'odeur fade de ceux qui n'ont jamais rien souffert ni risqué. J'ai vu les drapés 150 DEUXIÈME PATRICIEN Quelle danse ? LE VIEUX PATRICIEN CHEREA Oui, enfin, l'émotion artistique. Et maintenant, il faut faire vite. Restez là tous les deux. Nous serons ce soir une centaine. TROISIÈME PATRICIEN 77 On m'a dit que Caligula était très malade. LE VIEUX PATRICIEN PREMIER PATRICIEN Restez là, restez là ! Je voudrais bien partir, moi. ( TROISIÈME PATRICIEN PREMIER PATRICIEN Qu'a-t-il donc? danse était belle. PREMIER PATRICIEN LE VIEUX PATRICIEN, Je ne crois pas. Sa maladie n'est mortelle que pour Elle l'était dans un sens. Elle l'était. les autres. Si nous osons dire. DEUXIÈME PATRICIEN Je te comprends. Mais n'a-t-il pas quelque maladie moins grave et plus avantageuse pour nous ? DEUXIÈME PATRICIEN PREMIER PATRICIEN Qu'y a-t-il? Le savez-vous? L'empereur nous fait Non, cette maladie-là ne souffre pas la concurrence. appeler. Vous permettez, je dois voir Cherea. LE VIEUX PATRICIEN, C'est peut-être pour la danse. 152 153 te dis-je. J'en suis indigne. (// souviens-toi que Caligula t'a donné son cœur. TROISIÈME PATRICIEN, CAESONIA, Mais où m'emmènent-ils ? Caligula souffre de l'estomac. Il a vomi du sang. CALIGULA À la mort, voyons. Tu as donné ta de pour la DEUXIÈME PATRICIEN mienne. Moi, je me sens mieux maintenant. Je n'ai Oh! dieux tout-puissants, je fais vœu, s'il se même plus cet affreux goût de sang dans la bouche. Tu m'as guéri. Es-tu heureux, Cassius, de pouvoir donner rétablit, de verser deux cent mille sesterces au trésor ta vie pour un autre, quand cet autre s'appelle Cali-de l'État. gula ? Me voilà prêt de nouveau pour toutes les fêtes. TROISIÈME PATRICIEN, TROISIÈME PATRICIEN Je ne veux pas. Mais c'est une plaisanterie. CALIGULA, CALIGULA, J'accepte ton offrande, Lucius, je te remercie. Mon trésorier se présentera demain chez toi. (// comme je suis ému. de la vie ! Ah! César, il n'est rien que, pour toi, je ne donnerais sur l'heure. La vie, mon ami, si tu l'avais assez aimée, tu ne CALIGULA, l'aurais pas jouée avec tant d'imprudence. Ah! ceci est trop, Cassius, et je n'ai pas mérité tant d'amour. 154 155 Et quand on a perdu, il faut toujours payer. partager avec vous. Mon règne jusqu'ici a été trop heureux. Ni peste universelle, ni religion cruelle, pas Tu ne dis rien, Cherea. même un coup d'État, bref, rien qui puisse vous faire passer à la postérité. C'est un peu pour cela, voyez-CHEREA, vous, que j'essaie de compenser la prudence du destin. C'est un grand malheur, Cœsonia. Je veux dire... je ne sais si vous m'avez compris C'est à toi, Cœsonia. CALIGULA Bien joué, Cherea. ( // CŒSONIA Caligula est mort. Serait-il malade, Cœsonia ? PREMIER PATRICIEN CŒSONIA, Tu... tu es sûre de ce malheur? Ce n'est pas Non, ma jolie, mais ce que tu ignores, c'est que cet possible, il a dansé tout à l'heure. homme dort deux heures toutes les nuits et le reste du temps, incapable de reposer, erre dans les galeries de CŒSONIA son palais. Ce que tu ignores, ce que tu ne t'es jamais Justement. Cet effort l'a achevé. demandé, c'est à quoi pense cet être pendant les 156 157 heures mortelles qui vont du milieu de la nuit au sur un sujet donné. Il désire que ceux d'entre vous qui retour du soleil. Malade ? Non, il ne l'est pas. À moins sont poètes y concourent expressément. Il a désigné que tu n'inventes un nom et des médicaments pour les en particulier le jeune Scipion et Metellus. ulcères dont son âme est couverte. METELLUS CHEREA, Mais nous ne sommes pas prêts. Tu as raison, Cœsonia. Nous n'ignorons pas que Caïus... CŒSONIA, CAESONIA, Naturellement, il y aura des récompenses. Il y a Non, vous ne l'ignorez pas. Mais comme tous ceux aussi des punitions. qui en ont trop. Trop d'âme! Voilà qui est gênant, n'est-ce pas? Alors, on appelle cela maladie : les cuistres sont justifiés et contents. CHEREA, Nous sommes maintenant trop vieux pour apprendre à le faire, Cœsonia. Et d'ailleurs, il n'est pas sûr CALIGULA que Caligula nous en laissera le temps. Tout est prêt ? CAESONiA, CŒSONIA Il est vrai. recommandations de Caligula. Vous savez qu'aujourd'hui est un jour consacré à l'art. LE VIEUX PATRICIEN D'après le calendrier ? CALIGULA Et les autres ? CŒSONIA Non, d'après Caligula. Il a convoqué quelques CŒSONIA poètes. Il leur proposera une composition improvisée Scipion et Metellus ! 158 CŒSONIA, CALIGULA Je te demande pardon. Sujet : la mort. Délai : une minute. Ah! je t'en prie, pas d'humilité. Surtout pas d'humilité. Toi, tu es déjà difficile à supporter, mais LE VIEUX PATRICIEN ton humilité ! Qui sera le jury? CALIGULA Moi. Cela n'est pas suffisant? Je continue. C'est l'unique composition que j'aie faite. Mais aussi, elle donne la preuve que je suis le LE VIEUX PATRICIEN seul artiste que Rome ait connu, le seul, tu entends, Oh ! oui. Tout à fait suffisant. Cherea, qui mette en accord sa pensée et ses actes. CHEREA CHEREA Est-ce que tu participes au concours, Caïus ? C'est seulement une question de pouvoir. CALIGULA CALIGULA C'est inutile. Il y a longtemps que j'ai fait ma En effet. Les autres créent par défaut de pouvoir. composition sur ce sujet. Moi, je n'ai pas besoin d'une œuvre : je vis. LE VIEUX PATRICIEN, Où peut-on se la procurer? METELLUS CALIGULA Nous y sommes, je crois. À ma façon, je la récite tous les jours. TOUS Oui. 160 CALIGULA CINQUIÈME POÈTE Bon, écoutez-moi bien. Vous allez quitter vos Mais, Caïus, je n'ai pas fini... rangs. Je sifflerai. Le premier commencera sa lecture. À mon coup de sifflet, il doit s'arrêter et le second commencer. Et ainsi de suite. Le vainqueur, naturel-SIXIÈME POÈTE, lement, sera celui dont la composition n'aura pas été interrompue par le sifflet. Préparez-vous. (// tout, même en art. SEPTIÈME POÈTE, Absconse et diffuse oraison... PREMIER POÈTE Mort, quand par-delà les rives noires... CALIGULA DEUXIÈME POÈTE À toi, Scipion. Tu n'as pas de tablettes ? Les Trois Parques en leur antre.. SCIPION Je n'en ai pas besoin. TROISIÈME POÈTE CALIGULA Je t'appelle, ô mort... Voyons. // SCIPION, CINQUIÈME POÈTE « Chasse au bonheur qui fait les êtres purs, Lorsque j'étais petit enfant... Ciel où le soleil ruisselle, CALIGULA, Fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir!... » Non! mais quel rapport l'enfance d'un imbécile CALIGULA, peut-elle avoir avec le sujet? Veux-tu me dire où est le Arrête, veux-tu? connaître les vraies leçons de la mort. 162 163 SCIPION, J'étais bien jeune pour perdre mon père. CALIGULA, Allons, vous autres, formez vos rangs. Un faux SCIPION poète est une punition trop dure pour mon goût. Je Allons, Caïus, tout cela est inutile. Je sais déjà que méditais jusqu'ici de vous garder comme alliés et tu as choisi. j'imaginais parfois que vous formeriez le dernier carré CALIGULA de mes défenseurs. Mais cela est vain, et je vais vous rejeter parmi mes ennemis. Les poètes sont contre Laisse-moi. moi, je puis dire que c'est la fin. Sortez en bon ordre ! SCIPION Vous allez défiler devant moi en léchant vos tablettes Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t'ai pour y effacer les traces de vos infamies. Attention! compris. Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble En avant ! tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir très loin Quand tout sera fini, n'oublie pas que je t'ai aimé. // Qu'a-t-ildit? CHEREA CALIGULA Le moment est venu. Cela dépasse ton entendement. A quoi penses-tu ? CALIGULA, CALIGULA Ne peux-tu me laisser en paix, comme le fait À celui-ci. Et puis à toi aussi. Mais c'est la même maintenant ton père ? chose. 164 165 Cœsonia CALIGULA, C'est drôle. Quand je ne tue pas, je me sens seul. Scipion est parti. J'en ai fini avec l'amitié. Mais toi, Les vivants ne suffisent pas à peupler l'univers et à je me demande pourquoi tu es encore là... chasser l'ennui. Quand vous êtes tous là, vous me faites sentir un vide sans mesure où je ne peux CŒSONIA regarder. Je ne suis bien que parmi mes morts. (// m'attendent et me pressent. (// être gracié et à qui je fis couper la langue. CŒSONIA CŒSONIA Ce serait une solution. Fais-le donc. Mais ne peux-Viens. Etends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes tu, au moins pour une minute, te laisser aller à vivre genoux. librement ? CALIGULA CALIGULA Tout se tait. Tu exagères. N'entends-tu pas ces Cela fait déjà quelques années que je m'exerce à cliquetis de fers? mille petites rumeurs qui révèlent la haine aux CŒSONIA aguets ? Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Comprends-moi bien. Cela peut être si bon de vivre et d'aimer dans la CŒSONIA pureté de son cœur. Personne n'oserait... CALIGULA CALIGULA Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c'est Si, la bêtise. en poursuivant l'essentiel. Tout cela n'empêche pas CŒSONIA d'ailleurs que je pourrais te faire tuer. (// Elle ne tue pas. Elle rend sage. 166 167 CALIGULA odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre ! Elle est meurtrière, Cœsonia. Elle est meurtrière Tous les jours, je vois mourir un peu plus en toi ce qui lorsqu'elle se juge offensée. Oh! ce ne sont pas ceux a figure d'homme. et près d'être laide, je le sais. Mais le souci que j'ai de Ceux-là ont compris. Ils sont avec moi, ils ont le toi m'a fait maintenant une telle âme qu'il n'importe même goût dans la bouche. Mais les autres, ceux que plus que tu ne m'aimes pas. Je voudrais seulement te j'ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre voir guérir, toi qui es encore un enfant. Toute une vie leur vanité. devant toi! Et que demandes-tu donc qui soit plus grand que toute une vie ? CŒSONIA, Nous te défendrons, nous sommes encore nombreux CALIGULA, à t'aimer. Voici déjà bien longtemps que tu es là. CALIGULA CŒSONIA Vous êtes de moins en moins nombreux. J'ai fait ce C'est vrai. Mais tu vas me garder, n'est-ce pas ? qu'il fallait pour cela. Et puis, soyons justes, je n'ai pas seulement la bêtise contre moi, j'ai aussi la CALIGULA loyauté et le courage de ceux qui veulent être heureux. Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là : CŒSONIA, pour toutes ces nuits où le plaisir était aigu et sans joie, et pour tout ce que tu connais de moi. Non, ils ne te tueront pas. Ou alors quelque chose, venu du ciel, les consumerait avant qu'ils t'aient // CALIGULA J'ai vingt-neuf ans. C'est peu. Mais à cette heure où Du ciel! Il n'y a pas de ciel, pauvre femme. (// ma vie m'apparaît cependant si longue, si chargée de témoin. Et je ne peux me défendre d'une sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas CŒSONIA, être. Ce n'est donc pas assez de te voir tuer les autres CŒSONIA qu'il faille encore savoir que tu seras tué ? Ce n'est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton Dis-moi que tu veux me garder ! 168 169 CALIGULA de Drusilla. Car Rome s'est trompée pendant des années. L'amour ne m'est pas suffisant, c'est cela que Je ne sais pas. J'ai conscience seulement, et c'est le j'ai compris alors. C'est cela que je comprends plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul aujourd'hui encore en te regardant. Aimer un être, sentiment pur que ma vie m'ait jusqu'ici donné. c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, c'était bien pis que Drusilla morte. On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt en un jour. Mais sa Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir disparaisse ? que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur CŒSONIA est privée de sens. Cela n'a pas d'importance. Je suis heureuse de ce Tu vois, je n'avais pas d'excuses, pas même l'ombre que tu m'as dit. Mais pourquoi ne puis-je pas d'un amour, ni l'amertume de la mélancolie. Je suis partager ce bonheur avec toi ? sans alibi. Mais aujourd'hui, me voilà encore plus libre qu'il y a des années, libéré que je suis du CALIGULA souvenir et de l'illusion. (// sais que rien ne dure ! Savoir cela ! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait vraiment Cœsonia l'expérience, accompli ce bonheur dément. Cœsonia, Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destruc-tu as suivi jusqu'au bout une bien curieuse tragédie. Il tions. est temps que pour toi le rideau se baisse. CALIGULA Alors, c'est qu'il est deux sortes de bonheurs et j'ai choisi celui des meurtriers. Car je suis heureux. Il y a C E S O N I A , eu un temps où je croyais avoir atteint l'extrémité de la douleur. Eh bien! non, on peut encore aller plus Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvan-loin. Au bout de cette contrée, c'est un bonheur stérile table? et magnifique. Regarde-moi. C A L I G U L A , Je ris, Cœsonia, quand je pense que, pendant des Sois-en sûre, Cœsonia. Sans elle, j'eusse été un années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom homme satisfait Grâce à elle, j'ai conquis la divine 170 171 clairvoyance du solitaire. (77 une singerie. C'est cela, être heureux. C'est cela le CALIGULA bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi, cet isolement Caligula ! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, non pareil de l'homme qui tient toute sa vie sous son n'est-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui regard, la joie démesurée de l'assassin impuni, cette oserait me condamner dans ce monde sans juge, où logique implacable qui broie des vies humaines pas venu. Je n'aurai pas la lune. Mais qu'il est amer d'avoir raison et de devoir aller jusqu'à la consomma-CŒSONIA, tion. Car j'ai peur de la consommation. Des bruits d'armes ! C'est l'innocence qui prépare son triomphe. Caïus ! Que ne suis-je à leur place ! J'ai peur. Quel dégoût, CALIGULA, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le presse. Le temps presse, chère Cœsonia ! cœur s'apaise. Et toi aussi, tu étais coupable. Mais tuer n'est pas la Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple solution4. pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac? même. J'ai tendu mes mains H É L I C O N , Garde-toi, Caïus ! Garde-toi ! DOSSIER CALIGULA À l'histoire, Caligula, à l'histoire. Je suis encore vivant ! RIDEAU C H R O N O L O G I E 1913-1960 1913. 7 novembre : naissance d'Albert Camus à Mondovi (Algé- rie) ; fils de Lucien Camus, ouvrier dans une exploitation vinicole, et de Catherine née Sintès. 1914. 2 août : début de la Grande Guerre. Lucien Camus est tué au front. Sa veuve vient s'installer à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt (où habitera Meursault, le héros de 1923. Albert Camus entre en qualité d'élève boursier au lycée d'Alger. 1929. Première lecture de Gide 1930. Premières atteintes de la tuberculose. 1932. Hypokhâgne au lycée d'Alger. Jean Grenier est son professeur de philosophie. Il deviendra son ami. 1933. Milite dans un mouvement antifasciste. 1934. Il se marie et divorce deux ans plus tard. Adhère au Parti communiste. 1935. Commence à écrire 1936. Obtient le Diplôme d'études supérieures (équivalent de la maîtrise actuelle) en philosophie (sujet : « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme »). En juillet commence la guerre d'Espagne. Avec quelques amis, Camus fonde le Théâtre du Travail, bientôt rebaptisé Théâtre de l'Équipe. Ecrit (en collaboration) 1937. Journaliste à 176 1938. Commence à écrire 1939. Publication de 1940. Épouse Francine Faure, quitte l'Algérie pour la métropole. Termine 1941. Termine 1942. Publication de 1943. Commence NOTICE 1944. Seconde Publication, en un seul volume, de Création au Théâtre des Mathurins du 1945. Après l'armistice (8 mai), Camus enquête sur les massacres de Sétif, en Algérie. 5 septembre : naissance de Jean et Catherine Camus et première représentation au Théâtre principal. 1946. Renonce à la direction de une version très différente de la version définitive 1948. Représentation (et échec) de à ce stade, ne comporte que trois actes. ration avec Jean-Louis Barrault. 1939. Manuscrit 2. On désigne ainsi ce qui est en réalité, pour une 1949. Graves ennuis de santé. Création des grande part, une dactylographie du manuscrit 1. 1950. Reprise de 1939-1941. Manuscrits 3 et 4, comprenant de nombreux ajouts. La 1951. Publication de 1943 1941. Etat de la pièce tel que le publiera A. James Arnold3. 1954. Publication de 1955. Adaptation tembre). 1956. Appel à la trêve civile en Algérie. Cesse de collaborer à 1947. Ajout de la scène 4 de l'acte III et des scènes 1 et 2 de l'acte Faulkner. Publication de 1957. Nouvelles modifications à l'occasion du Festival d'Angers. 1957. Publication de 1958. Réédition de 1959. Adaptation et représentation des 1. Ce classement des manuscrits est celui de Roger Quilliot dans son 1960. 4 janvier : Camus meurt dans un accident d'automobile, près édition de la Pléiade. de Montereau. Enterré à Lourmarin, où il avait acheté une 2. Voir les annexes, p. 189. maison quelques mois plus tôt 3. Voir bibliographie. A. James Arnold appelle Version A celle de 1939 et Version B celle de 1941. 178 179 Nouveau Théâtre de Paris. Édition de devenir grand public, et l'indulgence permise en face d'un cas exceptionnel dont nous avions l'impression d'être le confident deviendrait socialement coupable à l'heure des généralisations. » C'est dans les éditoriaux de « abaisse » l'homme plutôt que ce qui l'« élève », s'apercevra un « Trente articles. La raison des louanges est aussi mauvaise que jour que « l'homme passe infiniment l'homme ». celle des critiques. À peine une ou deux voix authentiques ou L'autre étude, de Francis Crémieux, est publiée dans le numéro 1 émues '. » Dans la plupart de ces articles se démêlent difficilement de la revue refuser sa philosophie. Mais si au contraire il considère, au-delà des Glissant sur les plus grossiers contresens commis à propos du principes qui la soutiennent, le fait théâtral que représente la pièce, prétendu existentialisme de Camus (voir notre préface, p. 25), il la suivra de la même façon qu'il a suivi une œuvre d'Ibsen ou de nous nous attacherons à deux analyses significatives. Giraudoux. » Voyant dans la figure de l'empereur un moteur L'une, écrite par Jean du Rostu avant la première représenta-dramaturgique « d'autant plus puissant qu'il se donne à lui-même tion de la pièce, paraît dans la revue « agréables divertissements » que se donne l'empereur comme Camus ». Insistant sur le « côté émotionnel » du « Le personnage vit sur ses réserves ; jamais ficelles ou conventions rouge et or, fait éclater le triomphe de l'absurde délirant. » La artificielles ne viennent prolonger le drame. » Et, sans échapper au « mortelle hantise de la mort » y devient meurtrière. On le voit rapprochement abusif de l'« existentialisme » des deux auteurs, notamment à l'issue de cette scène entre Caligula et Cherea qui Francis Crémieux compare « moins prenantes que les bonds et les rictus de Caligula ». 1. Parmi les critiques qui acceptent pleinement que la pièce de 180 Camus offre un message philosophique, peu y ont trouvé autant que Francis Crémieux le ressort d'une vraie dramaturgie. Pour Marc Beigbeder Quant au fond, Raymond Gay-Crosier y voit « une sorte de pièce de circonstance composée au terme d'une crise intellectuelle décisive, ce qui explique les multiples modifications qu'elle a subies » p. 77). Ilona Coombs pense que « charme, gaieté, bouffonnerie, sont des traits que l'on n'a que trop négligés en faveur du message philosophique et qui pourtant expliquent la fascination qu'exerce Caligula sur le public » Le Théâtre de l'Équipe venait d'interpréter en mai 1938, à Alger, Cette fascination explique que faveur de la passion pour la scène de Camus plutôt que de sa Quand sont imprimées, pendant la guerre, les premières maîtrise dramaturgique ; mais elle reflète aussi une pensée inquiète, épreuves de siasma, c'était « Œttly s'imposa sans conteste pour décider du jeu des acteurs et des décors », Camus, « paraissant ne rien connaître de la technique ni des mécanismes de la mise en scène, se tenait à l'écart pour dire son mot toutes les fois que le texte était en cause ' ». Le rôle de 1. Herbert L. Lottman, 182 183 l'empereur était tenu par un acteur peu connu de vingt-trois ans, donne une manière d'Hamlet plus inquiétant mais non moins Gérard Philipe. « Caligula le rendit célèbre, témoigne Georges tourmenté, non moins obsédé de l'explication du monde et de soi-Perros, et ce fut comme un long et décisif coup de fouet sur la vie même ». Mais le compte rendu de "fallait" l'avoir vu jouer cet empereur sulfureux1.» Gérard rechercher pour les costumes une reconstitution plus ou moins Philipe a raconté lui-même comment, en apprenant que Jacques exacte de l'Antiquité romaine, s'est inspirée des fresques de Hébertot allait monter lui trouvait l'air fatigué. De toute façon, objectait-il, « tu es un Pour Pierre Loewel peu expérimenté. Mais elle fut conquise dès la première lecture; Quand la pièce sera reprise au Théâtre Hébertot en 1950, le rôle quand commencèrent les représentations, il montrait un véritable de Caligula sera tenu par Michel Herbault. En 1957, au Festival génie pour surmonter ses ennuis privés ou pallier les accidents qui d'Angers, Michel Auclair joue Caligula; Marguerite Jamois, Cœsonia ; Jean-Pierre Jorris, Hélicon ; Denis Manuel, Scipion ; Henri pouvaient survenir au cours de la pièce, comme une panne Etcheverry, puis Jean-Pierre Marielle, Cherea2. Camus modifie le d'électricité. Parmi le public, Marlenf Dietrich viendra assister à texte, abrégeant le rôle de Caligula, étoffant celui d'Hélicon, et plusieurs représentations, et René Clair y verra pour la première donnant de nombreuses indications de décors et de mises en scène. fois celui qui allait devenir ensuite son interprète et son ami3. «Erreur scénique », pour Morvan Lebesque3 : «étrange entre-Alyette Samazeuilh, qui avait exécuté les costumes sous la direction prise, en vérité, une conspiration feutrée sous les Césars jetée aux de Marie Viton, témoigne de son côté que le plateau, les décors et quatre vents d'un château Renaissance. » Le texte reçoit de les costumes ne coûtèrent pas cher à Jacques Hébertot4; le franc nouvelles retouches, en 1958, pour sa reprise au Nouveau Théâtre succès obtenu par la pièce à Paris (il n'en alla pas tout à fait de de Paris, dirigé par Elvire Popesco et Hubert de Malet, « avec de même en province) couvrit les dépenses au-delà de toute espérance. jeunes comédiens, sur une scène d'essai, assez semblable à la scène Gérard Philipe, enfin, se rappelle qu'à l'époque où il jouait Prince du Mal qui, tous deux, se rejoignaient finalement dans une pureté exacerbée5. » Après la mort de Camus, Jean-Pierre Jorris tient à nouveau le Le succès des représentations de 2. Voir 1. Ces fresques qui décorent l'église Saint-Nicolas, à Tavant (Indre-et-3. Voir Loire), sont du XIe ou XIIe siècle. 4. Voir 2. Pour plus de détails, voir 5. Cité dans Roger Grenier, 3. 184 185 hauts couloirs sombres où se trame toujours quelque complot, décor Galeries de Bruxelles (Roger Van Hool est Caligula). De la mise en théâtral avec ce monumental escalier qui traverse tout le plateau et scène de Genève, la critique retiendra surtout la reconstitution qui assure, comme au music-hall, le maximum d'effets aux romaine à la David, avec des éclairages modelant les draperies et protagonistes qui l'escaladent et le descendent » (P. Godefroy, nous signale aussi ' le « jeune rôle de l'empereur, il faut surtout signaler les représentations « Caligula Rock Star », titrait un magazine parisien pour rendre données à la Maison de la Culture de Nantes, en 1970, dans une compte de cette audacieuse tentative... mise en scène de Georges Vitaly (qui jouait Hélicon lors de la À l'automne de 1991, parce qu'il a connu la personne humaine de Camus, mais s'inter-Le 15 février 1992, « impression de rétrospective vieillotte, que le jeu odéonesque de décor de Françoise Darne, juxtaposant ruines romaines et pan-certains patriciens et le style opérette de Cœsonia portent parfois au neaux où se profilent des gratte-ciel, autant que les costumes bord du ridicule ». intemporels de Jean-Pierre Delifer, évitent heureusement tout ce Bernard de Coster met 186 scène de Chahine, violente, hystérique, moderniste, tire beaucoup de ses effets du cinéma. Nous venons d'évoquer les principales mises en scène de « afro-brésilienne », Camus s'avoua déconcerté au spectacle de ces « Romains noirs ». En 1983, le metteur en scène italien Maurizio BIBLIOGRAPHIE Scaparro inaugura le Théâtre municipal de Rome avec « genre romain », et choisit la version de 1941, afin que la pièce fut débarrassée de sa charge politique et que l'empereur redevînt, 1. comme l'exprimait un compte rendu d'un journal italien au lendemain de la première, « un surhomme à la recherche d'une Dans Albert Camus, Grenier, textes établis et annotés par Roger Quilliot, Bibliothè- que de la Pléiade, Gallimard, 1962. 2. 3. LEBESQUE Morvan, NICOLAS André, .. de tous les temps », Seghers, 1966 (rééd. 1973). 188 G A Y - C R O S I E R Raymond, GRENIER Jean, COOMBS Ilona, CLAYTON Alan J., FREEMAN Edward, sous la direction de Brian T. Fitch, « La Revue des lettres modernes », n° 7 de la série « Albert Camus », 1975. L O T T M A N Herbert R., G R E N I E R Roger, DE L'ACTE I ET DE L'ACTE Il (se 1 et 2) Nous donnons ici les versions de l'acte I et des scènes 1 et 2 de l'acte Il telles qu'elles figuraient sur les premiers manuscrits, jusqu'en 1939, et reproduites par Roger Quilliot dans l'édition de 4. Roger Quilliot distingue le manuscrit 1 et le manuscrit 2. À sa suite, BEIGBEDER Marc, ont disparu du ms. 1 au ms. 2, et en italiques entre crochets les SERREAU Geneviève, fragments qui n'apparaissent qu'au ms, 2. Les indications de décor « Idées », Gallimard, 1981. sont demeurées identiques jusqu'en 1944 inclusivement. DÉCOR : Il n'a pas d'importance. Tout est permis, sauf ïe genre romain. PERSONNAGES : CALIGULA, de 25 à 29 ans. CAESONIA, maîtresse de Caligula, 30 ans. [« IX J E U N E SCIPION, 17 ans. CHEREA, 30 ans, LE VIEUX PATRICIEN, 71 ans. 190 191 MEREIA, 60 ans. DEUXIÈME S. : C'est inquiétant. [PRiETEXTUS 40 ans.] PREMIER S. : Non, tous les jeunes gens se ressemblent. MUCius, 33 ans. TROISIÈME S. : Bien entendu. L'âge efface tout. L'INTENDANT, 50 a n s . DEUXIÈME S. : Vous croyez ? PREMIER PATRICIEN TROISIÈME S. : Mais oui. Les peines d'amour ne durent pas. DEUXIÈME PATRICIEN PREMIER s. : Il oubliera. de 40 à 60 ans. TROISIÈME PATRICIEN DEUXIÈME S. : C'est vrai, une de perdue, dix de retrouvées. CHEVALIERS, GARDES, SERVITEURS. TROISIÈME S. : Êtes-vous capable de souffrir plus d'un an? PREMIER s. : Moi, non. Le premier, le troisième et le quatrième acte se passent dans une TROISIÈME S. : Personne n'a ce pouvoir. salle du palais impérial. On y voit un miroir (grandeur d'homme), D E U X I È M E S. : Heureusement, la vie serait impossible. un gong et un lit-siège. TROISIÈME S. : Vous voyez bien. Tenez, moi, j ' a i perdu ma Le second acte dans une salle à manger de Cherea. femme l'an passé. J'ai beaucoup pleuré. Et puis j ' a i oublié. De temps en temps, j ' a i de la peine. Mais surtout quand je pense Note I. Caligula est un homme très jeune. Il est moins laid qu'on qu'elle m'a laissé seul. ne le pense généralement. PREMIER S. : C'est naturel. Grand, mince, son corps est un peu voûté, sa figure enfantine. Note Il. En dehors des « fantaisies » de Caligula, rien ici n'est historique. Ses mots sont authentiques, leur exploitation ne l'est pas. PREMIER S. : Alors ? CHEREA : Toujours rien. ACTE I TROISIÈME s. : Il reviendra bien. CHEREA : Mais est-ce bien lui qui reviendra ? TROISIÈME s. : Que veux-tu dire? CHEREA : Rien. Ne réfléchis pas. PREMIER S. : Je ne comprends pas. CHEREA : C'est le contraire qui m'étonnerait. Ne te force pas. En attendant, nous n'avions pas besoin de cela... Caligula était l'empereur idéal. Après Tibère, la nécessité s'en faisait sentir. PREMIER SÉNATEUR : Il n'est pas encore revenu ? DEUXIÈME SÉNATEUR : N o n . TROISIÈME SÉNATEUR : On l'a recherché dans toute la cam- pagne. Des courriers sont partis. DEUXIÈME S. : Voilà déjà trois jours qu'il s'est enfui. PREMIER S. : Oui, je l'ai vu passer. Il avait le regard d'une bête blessée. i PREMIER S. : Oui. Personne comme Caïus n'a montré tant de 1. Tout ce début, jusqu'à l'entrée de Caligula, est joué très vite. grandeur et de noblesse dans les sentiments. 192 193 TROISIÈME S. : Mais enfin, qu'avez-vous ? Cela ne l'empêchera CHEREA : Et s'il n'entend pas raison ? pas de continuer. Il aimait Drusilla, d'accord [rayé] c'est vrai. Mais TROISIÈME S. : Ma foi, j'ai écrit dans le temps un traité du coup tout de même ! C'était sa sœur après tout. Coucher avec sa sœur, d'État. c'est déjà exagéré. Mais faire une maladie parce qu'elle est morte, CHEREA : Voilà la première chose intelligente que tu aies dite c'est nettement abusif. depuis ce matin. Oui, j'ai besoin d'un empereur paisible. D'abord, DEUXIÈME s. : Oui. Et si la raison d'État peut admettre l'inceste, j'ai un roman à finir. elle doit être sans pitié s'il se retourne contre l'État lui-même. SCIPION : Je vous demande pardon. CHEREA : Bon, bon. Nous ne sommes pas au Sénat. Chacun sait, Patricius, que si ta sœur n'était pas si laide, tu n'aurais pas tant de // vues ingénieuses sur la raison d'État. CHEREA : Il est offusqué. PREMIER S. : C'est un enfant. Et les jeunes gens sont solidaires. CALIGULA : Monstre, Caligula. Monstre pour avoir trop aimé. TROISIÈME S. : Cela fait trois jours qu'il s'est enfui ? trois jours. Je n'en avais aucune idée, avant. Mais c'est ma faute. J'étais là. J'ai toujours été son ami. Il s'est avancé et il a touché le la vérité. ça n'est plus eux. elle. J'ai couru, tu sais. Je reviens de loin ! Je la portais sur mon dos. CHEREA : Oui [barré], mais ce n'est pas de son rang. Un Elle, vivante, loin de son cadavre au visage d'étrangère. Elle était empereur artiste. Nous en avons eu un ou deux, bien sûr. Des brebis lourde. Elle était lourde et tiède. C'était son corps, sa vérité chaude galeuses. Les autres, du moins, avaient le bon goût de rester des et souple. Elle était encore à moi et elle m'aimait sur cette terre. [adjudants] militaires. que je l'emmène, loin, dans cette campagne qu'elle aimait. — [où SCIPION elle marchait si justement que le balancement de ses épaules suivait CHEREA : Oui, il faut attendre. pour moi la ligne des collines à l'horizon.] TROISIÈME s. : S'il ne revient pas, nous le remplacerons. Ce ne // TROISIÈME s. : Eh bien, c'est encore un enfant, nous le mettrons CALIGULA à la raison. tre. Il faut partir maintenant. Qui peut vivre les mains vides, qui 194 195 tenait jusque-là avec elles tout l'espoir du monde. Comment faire? SCIPION : Cœsonia, il faut le sauver. CŒSONIA : Tu l'aimes donc. S'arranger avec sa vie. Se donner des raisons, se faire une petite vie SCIPION parlait de mon œuvre. Il m'encourageait. Il me disait que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait l'art, la religion et l'amour qu'on CŒSONIA CŒSONIA : Je n'ai jamais eu d'autre dieu que mon corps. Et c'est ce dieu que je voudrais prier aujourd'hui : pour qu'il me le rende SCIPION : Il n'y a personne. sain et sauf. CŒSONIA Drusilla. L'INTENDANT César. CŒSONIA : C'est pire, mon petit. Il la désirait aussi. CALIGULA SCIPION : Comme tu dis cela. L'INTENDANT : Nous... c'est-à-dire... CŒSONIA : C'est que, vois-tu, s'il l'avait seulement aimée, sa CALIGULA mort n'aurait rien changé. Les maladies de l'âme ne sont pas L'INTENDANT : Nous étions inquiets, César. graves. On s'en sauve par la mélancolie. Mais aujourd'hui sa chair CALIGULA aussi est mordue. Il brûle tout entier. L'INTENDANT : Eh heu... toutes façons, tu sais que tu as à régler quelques questions CŒSONIA : Toi, tu t'occupes de ce qui ne te regarde pas. CALIGULA vrai, voyons, le Trésor, c'est capital. CŒSONIA seulement du plaisir. Est-ce le vrai désir ? Tu sauras plus tard qu'on CALIGULA très important, le Trésor? 196 197 CŒSONIA : Non, Caligula, pas encore CALIGULA : Mais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor est [CALIGULA : — Non, c'est toi. d'un intérêt puissant. Tout est important : les finances, la moralité Si le trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. J'ai publique, la politique extérieure, l'approvisionnement de l'armée et décidé d'être logique. Et vous allez voir ce que la logique va vous les lois agraires! Tout est capital, te dis-je [comme la peine du coûter. J'ai le pouvoir. J'exterminerai les contradicteurs et les même nom]. Tout est sur le même pied, la grandeur de Rome et tes contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi. Tu as déjà crises d'arthritisme. Ah! Je vais m'occuper de tout cela. Écoutez-choisi. Ton premier mot pour saluer mon retour a été le Trésor. Je moi un peu. te le répète, on ne peut pas mettre le Trésor et la vie humaine sur le L'INTENDANT : Nous t'écoutons. même plan. Augmenter l'un, c'est démonétiser l'autre. Toi, tu as choisi. Moi, j'entre dans ton jeu. Je joue avec tes cartes. Et CALIGULA : Tu m'es fidèle, n'est-ce pas ? d'ailleurs, mon plan par sa simplicité est génial. Tu as trois L'INTENDANT secondes pour disparaître. Je compte : un...] CALIGULA : Eh bien j'ai un plan. Nous allons bouleverser l'économie politique en deux temps. Je te l'expliquerai, intendant... quand les sénateurs seront sortis. CALIGULA comprendre la vertu du pouvoir. Il va de pair avec la liberté CALIGULA : Écoute bien. Premier temps : tous les sénateurs, d'esprit. Aujourd'hui et pour tout le temps qui va venir, ma liberté toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune n'a pas de limites. — petite ou grande, c'est exactement la même chose — doivent Cœsonia, tu comprends? obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l'heure en CŒSONIA : Oui. faveur de l'État. SCIPION L'INTENDANT : Mais César... CALIGULA : Bien sûr, mon petit. besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, nous pourrons modifier cet ordre — toujours arbitrairement. Et nous hériterons. CŒSONIA CALIGULA aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance C'est curieux, ce besoin que j'ai, tout d'un coup, de parler avec un égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont intellectuel aussi coupables les uns que les autres. exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans CALIGULA : Ma santé te remercie, Cherea, elle te remercie. Mais la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard dis-moi, que penses-tu du pouvoir? par tous les provinciaux. Envoie des courriers. CHEREA : Tu me demandes mon opinion sur la liberté, Caïus' 198 199 CALIGULA : C'est ce que je veux dire, en effet.' les visages horribles d'une liberté inhumaine. Je ne puis plus rien CHEREA : Je pense qu'elle est seulement ce que tu lui permets contre eux, tu comprends. Je savais qu'on pouvait être désespéré d'être. c'est mon corps qui souffre. Cœsonia. Non, n'approche pas. Laisse-moi. J'ai comme une envie CALIGULA : Belle réponse d'idiote. C'est tout, Cherea. de vomir dans tout le corps. Mes membres me font mal. Ma peau CHEREA : C'est tout, Caïus. me fait mal. J'ai la tête creuse. Mais le plus affreux, c'est ce goût CALIGULA liberté, celle du condamné à mort. Parce que celui-là, tout lui est Cœsonia : Cela va passer, mon petit. Étends-toi. Dors. Dors indiffèrent, en dehors du coup qui fera gicler son sang. Voilà plusieurs jours. Laisse-toi aller et ne réfléchis plus. Cela ne peut pas pourquoi vous n'êtes pas libres. Voilà pourquoi dans tout l'Empire durer toujours. Ce serait inhumain. Après, tu te réveilleras. Il y romain, Caligula seul est libre, parmi toute une nation d'esclaves. aura encore la campagne que tu aimes et la douceur du soir. Tu as A ce peuple orgueilleux de ses libertés dérisoires, il est enfin venu un le pouvoir et tous les êtres sont à toi, toutes les bouches où tu veux empereur qui va lui donner sa liberté profonde. mordre. Tu garderas Cœsonia qui se taira près de toi. Et peu à peu, — vous viviez tous en condamnés à mort, comme les plus chers et les CALIGULA : [Ne me parle pas de ce pantin sucré. Il est bien plus délivrés de mes enfants. dérisoire dont tu parles. Plus il est démesuré et plus il est ridicule. Parce qu'il ne compte pour rien auprès de certains soirs où Drusilla se retournait vers moi. monde qui riait par ses dents. CALIGULA CŒSONIA : Ne pense pas à toutes ces choses, tu... CŒSONIA: Tu l'aimais tant que cela ? CALIGULA contraire. auprès d'elle que toute ma richesse était sur cette terre. Et c'est de ce soir-là que je ne peux me détacher. touches. femme qui ne m'ait jamais caressé les cheveux. Nous nous CALIGULA pas un idéaliste, moi. Je ne suis pas un poète. Je ne peux pas me CŒSONIA : Je crois que oui. contenter de souvenirs. Je ne saurai pas. C'est un vice que je ne CALIGULA : Alors reste près de moi sans parler. Je sortirai peut-connais pas. Je ne me suis jamais masturbé, c'est la même chose. À être de là. Mais je sens monter en moi des êtres sans nom — comme douze ans, j'ai connu l'amour. Je n'ai pas eu le temps de me faire 201 200 // naires, les comédiens et les impuissants. Et pourtant, voici le plus CALIGULA: Tais-toi, Caïus. regrets. C'est si terrible d'aimer dans la honte. O h ! mon frère! // lorsque je lis dans leurs yeux l'image secrète et tendre qu'elles CALIGULA : Elle avait une voix douce et elle parlait sans heurts. caressent farouchement, ah ! je leur envie cet amour qu'elles taisent Mais aujourd'hui son corps pour moi n'est pas plus réel que l'image quand elles pourraient l'avouer! Mais elles renferment leur bon-de ce miroir. Ce dialogue de ce miroir à moi, et de son ombre à moi, heur pour le mieux préserver. Et moi je me tais à cause du malheur si tu savais, Cœsonia, l'affreuse envie que j ' a i de le jouer. où mon amour me plonge. pourtant, des soirs comme ce soir, devant ce ciel plein de l'huile CALIGULA : C'est elle qui parlait d'abord. brillante et douce des étoiles, comment ne pas défaillir devant ce CŒSONIA ne vas pas faire ça. CŒSONIA CALIGULA : Ce qu'elle disait n'avait pas d'importance tout de suite. C'était pour donner le ton. C'était le « la » d'un langage de CALIGULA : Pur, Drusilla, pur comme les étoiles pures. Je musique et de sang — musique du cœur, sang du désir. t'aimais, Drusilla. Comme on aime la mer ou la nuit, avec un // chaque fois que je sombrais dans cet amour, je me fermais aux bruits du monde et à l'infernal tourment de la haine. Ne me quitte monstres. Ne te retire pas de moi. O h ! cette douceur et ce dépassement. // commencé. CALIGULA : Voilà ce qui me poursuit. Ce dépassement... vois-tu, :'est tout le regret de ta chair qui me monte aux lèvres. Et quand monde, des spectateurs, des victimes et des coupables. d'autres que toi s'appuient sur mon épaule, je les tuerais sans // qu'à toi. 202 203 CALIGULA les voir. Il me faut des coupables. Et ils le sont tous. public, du public, Cœsonia. Je leur montrerai ce qu'ils n'ont jamais CALIGULA ACTE Il Cœsonia CALIGULA CŒSONIA CALIGULA CŒSONIA CALIGULA CŒSONIA : Implacable. LE VIEUX S. : Il remue dans ma main son doigt du milieu. Il CALIGULA m'appelle petite femme. Il me caresse les fesses. À mort. CŒSONIA : Oui, Caligula, mais je deviens folle. PREMIER S. : Il nous fait courir tous les soirs autour de sa litière TROISIÈME s. : Rien ne peut excuser cela. CALIGULA d'approcher. approchiez. [Vous savez ce que c'est un empereur. Ça donne de la DEUXIÈME S. : Patricius, il a confisqué tes biens. Scipion, il a tué copie aux historiens et du prestige à des institutions qui en ont bien ton père. Octavius, il a enlevé ta femme et la fait travailler besoin.] approche, Cœsonia. Allez-vous supporter cela? Pour moi, mon choix est fait. Entre le // LE JEUNE SCIPION UN CHEVALIER : Nous sommes avec toi. Il a donné au peuple nos CALIGULA : [Plus de Drusilla, tu vois. Plus de Drusilla...] — places de cirque et nous a poussés à nous battre avec la plèbe, pour mieux nous punir ensuite. 204 205 philosophie en cadavres. Vous appelez ça un anarchiste. Et lui croit LE VIEUX S. : C'est un lâche. être un artiste. Mais dans le fond c'est la même chose. DEUXIÈME S. : Un cynique. Moi (il faut bien que je parle de moi), je suis avec vous — avec la TROISIÈME S. : Un comédien. société. Non par goût. Mais parce que je n'ai pas le pouvoir et que OCTAVIUS : C'est un impuissant, ma femme me l'a dit. vos hypocrisies et vos lâchetés me protègent plus sûrement que les lois les plus équitables. Tuer Caligula, c'est établir ma sécurité. vos visages déplaisants la sueur de la peur. Moi aussi, j'ai peur. Mais j'ai peur de ce lyrisme inhumain auprès de quoi ma vie n'est rien. Ce monstre nous dévore, je vous le dis. Qu'un seul être soit pur, dans le mal ou dans le bien, et notre monde est en danger. mourir pour cause de pureté.] CHEREA : J'ai bien compris. Mais vous croyez qu'on vous DEUXIÈME S. laissera entrer? Mais je suis avec toi quand tu dis que les bases de notre société sont DEUXIÈME S. : Il ne s'agit pas de demander la permission. ébranlées. Pour nous, n'est-ce pas, vous autres, la question est CHEREA au secours. Nous sommes le parti de l'honneur et de la propreté. Et DEUXIÈME s. : Que fais-tu là, sinon ? Il a couché avec ta femme, ce sont les principes sacrés de l'ordre et de la famille que nous avons à défendre. Conjurés, accepterez-vous enfin que les sénateurs soient je crois. contraints chaque soir de courir autour de la litière de César? CHEREA : Il n'y a pas grand mal. Elle m'a dit qu'elle y avait pris du plaisir. LE VIEUX S. : Permettrez-vous qu'on les appelle « petite femme » LE CHEVALIER : Si tu n'es pas avec nous, va-t'en. Mais tiens ta et qu'avec le doigt... langue. UNE voix : Qu'on leur enlève leur femme? CHEREA : Mais je suis avec vous. Moi aussi, je veux que Caligula UNE AUTRE : Et leur argent? soit tué. UNE voix : Assez de bavardages. DEUXIÈME S. : Cherea, tu as bien parlé. Tu as bien fait aussi de CHEREA nous calmer. Il est trop tôt pour agir. Le peuple aujourd'hui encore Je veux que les choses soient claires. Si j'avais la puissance de serait contre nous. Il n'est pas nécessaire de faire périr un bourreau Caligula, j'agirais comme lui puisque j'ai sa passion. Mais sur un s'il faut ensuite payer cette exécution de sa propre vie. Veux-tu point, je ne suis pas d'accord avec vous. Si Caligula est dangereux, guetter avec nous le moment de conclure ? s'il vous fait la vie insupportable, ce n'est point par ses gestes CHEREA : Oui. Laissons continuer Caligula. Poussons-le dans obscènes, ses cruautés et ses assassinats. d'appeler poésie], UNE VOIX : Qu'est-ce que c'est que cette histoire? « Caligula ». pour la première fois dans l'histoire, la pensée Avec Est-ce à dire que l'on doive considérer le théâtre d'Albert Camus comme un « théâtre philosophique » ? Non — si l'on veut continuer à désigner ainsi cette forme périmée de l'art dramatique où l'action NOTES s'alanguissait sous le poids des théories. Rien n'est moins « pièce à thèse » que que Mais la pensée est en même temps action et, à cet égard, ces 1. Sur le premier état du texte (manuscrit 1) figurait le titre : pièces forment un théâtre de l'impossible. Grâce à une situation active doit d'abord traverser avant de parvenir aux seules solutions 2. Sur les premiers états du texte (manuscrits 1 et 2) figurait le valables. Ce théâtre laisse entendre par exemple que chacun porte titre : Jeu de Caligula. en lui une part d'illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée. Simplement, ce sacrifice libère peut-être une autre part de l'individu, la meilleure, qui est celle de la révolte et de la liberté. Mais de quelle liberté s'agit-il ? Caligula, obsédé d'impossible, tente 3. Sur le deuxième état du texte (manuscrit 2) figurait le titre : Divinité de Caligula. d'exercer une certaine liberté dont il est dit simplement pour finir « qu'elle n'est pas la bonne ». C'est pourquoi l'univers se dépeuple autour de lui et la scène se vide jusqu'à ce qu'il meure lui-même. On ne peut pas être libre contre les autres hommes. Mais comment 4. Cette dernière phrase ne figurait pas sur les premiers états du peut-on être libre? Cela n'est pas encore dit. texte. Elle a été rajoutée pendant la guerre. 5. Ces deux dernières phrases ont été également rajoutées pendant la guerre. 1. Pour l'édition conjointe du 209 veut le tuer parce qu'il le juge nuisible; sous ses yeux, Caligula détruit la preuve matérielle du complot (5, 6). revendique auprès de Cherea sa fidélité à l'empereur (6). Pour éprouver les réactions de son entourage, Caligula fait annoncer son agonie, puis sa mort (7, 8, 9, 10). Pour Cœsonia, ce sont ceux qui manquent d'âme qui ne peuvent supporter que l'empereur en ait trop (11). Un concours de poésie, tourné au grotesque par « tuer n'est pas une solution » (13). Seul face à son miroir, Caligula jeune Scipion sont impatients de revoir l'empereur (5, 6). Caligula attend, malgré l'ultime mise en garde d'Hélicon, les coups que expose son plan : exécuter les patriciens les plus riches et s'emparer viennent enfin lui porter les conjurés (14). de leur fortune (7, 8, 9). Il congédie Cherea et Scipion (10), puis confie ses rêves les plus fous à Cœsonia (11). Acte I 35 Acte II 67 Acte III 107 Acte IV 137 Dossier Chronologie 175 Notice 177 Historique de la mise en scène 181 Bibliographie 187 Annexes 189 Notes 207 Résumé 208 |
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